lundi 29 octobre 2018

René Guénon - Al Ma’rifah - Le spiritisme et son erreur


Al Ma’rifah - Le spiritisme  et son erreur



Nous nous permettons de reproduire le texte de la traduction française faite par M. Raouf G. de deux des articles de René Guénon publiés en arabe  pour la revue al Ma’rifah sous le nom de ‘Abd al Wâhid Yahya. Cette traduction est parue en 2003 dans le numéro 7 (août-septembre) de la revue Ganesha. Ces articles traduits portent respectivement les titres suivant : Le spiritisme et son erreur et  Le spiritisme - Réponse à une objection.

Le traducteur M. Raouf G. avait alors rédigé cette note informative :

« Au moment de livrer cette traduction nous apprenons que ce travail avait déjà été fait par Jean Foucaud et devrait paraître sous une forme plus élaborée (introduction, présentation, notes…). Nous l’avons aussitôt informé de notre intention de publication et obtenu son aimable accord accompagné de précieuses suggestions, notamment quant à la restitution de certains termes tels que René Guénon les utilise dans son œuvre en langue française. »

Le traducteur précise enfin que les notes ainsi que les indications entre crochets sont de lui et qu’elles ont pour but de rendre plus intelligible la traduction intentionnellement littérale.



Le spiritisme  et son erreur



Parmi les erreurs occidentales modernes, l’une des plus dangeureuse s’est installée en Amérique depuis moins d’un siècle (depuis 1847 très exactement). Elle est connue sous l’appellation de « spiritisme » [litt. = « néo-spiritualisme »].

Il est possible de la définir comme étant l’assertion de la possibilité de communiquer avec les morts par l’intermédiaire de moyens matériels.

Comment [cette erreur] est-elle née ?

Au départ, elle est apparue à la suite [de la constatation] de certains phénomènes naturels, tels que la production de sons ou le déplacement d’objets à l’intérieur d’une maison hantée, et cela sans causes bien définies.

Toutefois, ces phénomènes furent observés de tous temps et en tout lieux, de sorte qu’il est difficile de soutenir que nous nous trouvons là en présence de phénomènes extraordinaires [litt. = « isolé, irrégulier, anormal »]. Pourquoi donc les occidentaux en déduisent-ils une doctrine nouvelle, dans ces circonstances précises ? Alors qu’auparavant nul n’avait jamais songé à le faire !

La  vérité [à ce sujet] est qu’ils se sont révoltés contre le matérialisme dominant dans le monde, et qu’ils ont [alors] pensé créer un moyen secret en vue d’occasionner sa ruine.

Si nous estimons que leur but paraît être louable, par contre nous désapprouvons les moyens mis en œuvre pour l‘atteindre.

En vérité le mensonge [litt. =  « le vain, le faux »] constitue toujours un mal, c’est pourquoi nous ne pouvons  accepter ici que la fin justifie les moyens, comme certains le prétendent.

En fait, lorsque le moyen n’est pas totalement approprié [litt. = « apte », mais aussi « vertueux »], il se retourne le plus souvent très rapidement contre la fin souhaitée.

Maintenant si la forme de la vie post mortem est imaginée comme étant identique à celle de la vie de la vie corporelle sur terre – ce qui se trouve être le cas pour les adhérents à cette nouvelle doctrine – [alors] il nous est possible de considérer ce que l’on nomme « spiritisme » comme étant un autre genre de matérialisme, même [encore] plus nuisible [que le matérialisme proprement dit], puisqu’il suggère des illusions ou représentations imaginaires sur sa nature véritable, telles qu’il parvient à influencer ceux là mêmes qui refusent  [par ailleurs] les opinions courantes ouvertement matérialistes.

Il comporte de plus un autre danger [pour comprendre celui-ci] il suffit de constater combien d’individus – par l’entremise de ce que l’on appelle la « communication avec les morts » - ont été atteints de folie, de dégradation, ou même finissent par se suicider.

[En raison de tout cela] nous sommes en droit de déclarer qu’un pareil enseignement, qui provoque de telles conséquences, constitue une malédiction pour le genre humain.

Cette contagion grave, qui a profondément pénétré la mentalité d’un grand nombre de personnes d’intention droite, ce danger [disions-nous] se propage en Orient.

Nous n’exagérons nullement lorsque nous affirmons qu’il atteint même l’Extrême-Orient. En effet, nous observons, depuis quelques années, l’apparition en Indochine d’une nouvelle religion, appelée « caodaïsme », dont les partisans prétendent que ses enseignements sont transmis, non par le canal d’une révélation divine, mais par une « corbeille à bec ».

Il faut que le lecteur comprenne bien que nous  sommes loin de nier la réalité de ces phénomènes  de toutes sortes, dans lesquels les « spirites » trouvent confirmation de leur vues.

Ces phénomènes, comme nous l’avons déjà dit, furent connus de tous temps par les anciens, lesquels possédaient à leur sujet bien plus de connaissance que ceux qui s’y intéressent de nos jours. Ce que nous rejetons, c’est l’explication moderne donnée à ces réalités que l’on voudrait imputer aux agissements  d’ « esprits purs », termes destinés à désigner les individualités humaines ayant quitté le monde de l’existence terrestre.

Comment une pensée saine pourrait-elle admettre que les « esprits purs » en question puissent déplacer une table ? Qu’une force occulte puisse s’exercer sur la main de quelqu’un pour lui faire tracer des caractères, des dessins ou d’autres choses semblables ?

De telles assertions ne font que révéler une ignorance, devenue à peu près générale à notre époque, des différences relatives aux conditions particulières des états distincts de l’être.

Il nous faut ici rappeler que s’il demeure possible à l’homme d’entrer en rapport avec les « esprits » – humains ou autres – cela ne peut se faire qu’après qu’il se soit éveillé lui-même à celui d’entre ses propres états d’être qui est en correspondance avec l’état dans lequel se trouvent effectivement ces « esprits ». Mais ceci est une autre question, n’ayant aucun lien avec les enseignements et les pratiques du « spiritisme ».

[Pour revenir aux phénomènes en question disons qu’] en réalité, il existe de nombreux facteurs, et des plus variés, qui peuvent les provoquer, selon diverses circonstances.

Il importe de soigneusement distinguer ces facteurs auxquels nous feront maintenant brièvement allusion. [En effet] il est impossible d’en donner des explications détaillées dans le cadre de la présente étude :

1. Parmi ces facteurs des plus courants, intervenants dans des circonstances souvent isolées [singulières], il y a ceux qui proviennent des facultés mentales de l’homme, facultés susceptibles d’une extension bien plus étendue que ne l’imaginent les psychologues modernes ou ceux qui s’intéressent à l’étude des états paranormaux.

Ces pouvoirs [litt. = « facultés, pouvoirs, énergies, forces… »] sont latents en chaque homme. Ils ne s’éveillent et s’éploient naturellement qu’à l’occasion de circonstances exceptionnelles. Il reste cependant possible de les éveiller artificiellement, dans le cas de certains individus, en plaçant ces derniers dans des états spéciaux, comme par exemple, ceux connus sous l’appellation générique du « sommeil hypnotique » [litt. =   « sommeil magnétique »].

Placé dans cet état, l’homme peut ressentir certaines choses sans que son corps ne se trouve en contact avec elles. Il lui devient  également possible de les déplacer  [à distance], de voir des choses cachées à ses sens habituels ou situées loin dans le temps ou l’espace, et encore bien d’autres choses.

Il est impossible, sauf à un matérialiste au sens étroit du terme, d’affirmer que l’homme est réduit à des limites analogues à celles de son corps.

Cependant les « spirites » - pour reprendre la terminologie qui s’est introduite dans la philosophie occidentale -  doutent fort dans la capacité de l’être humain à supporter ce qui pourrait dépasser le niveau de ses facultés corporelles, ou de celles [de ses facultés] qui sont étroitement liées aux corps, et qui se manifestent dans la vie ordinaire de tout individu.

Par ailleurs il nous faut rappeler que ce que l’on nomme facultés paranormales [litt. = « extraordinaires »] n’ont en réalité rien de spirituel, pas plus que les facultés ordinaires.

La conception qui représente l’homme vivant comme étant constitué seulement de deux parties ou éléments – et qui s’est répandue dans la philosophie moderne en particulier et dans la pensée occidentale en général -  [cette conception] est la cause du désordre [dont nous parlons]. Elle a plongé les gens dans l’ignorance de la distinction fondamentale du psychique et du spirituel.

Ainsi la nature du pouvoir qui se manifeste chez les individus plongés dans le sommeil hypnotique – lesquels ne sont autres que ceux que les « spirites » appellent les « médiums » - n’est aucunement « spirituelle », mais bien entièrement « psychique ».

Elle est propre aux états que l’on peut qualifier de plus subtils par rapport aux états ordinaires. Ainsi qu’ils possèdent plus d’ampleur et se situent à un niveau supérieur dans les degrés de l’existence. Ainsi qu’il convient également que se situent [a fortiori] les états spirituels [eux-mêmes].

Toutefois [à la différence des états spirituels] ces pouvoirs en l’homme concernent le développement de la perception naturelle [litt. =  de l’ « élargissement » (i.e. horizontal)], non [celui] de la perception transcendante [litt. =  de l’ « élévation » (i.e. vertical)].

Ces états psychiques – qui se manifestent soit pendant le sommeil hypnotique soit dans certains états [proprement] psychopathologiques – se trouvent à l’origine de ce que les psychologues nomment à tort : « les personnalités multiple », du fait qu’elles ne présentent pas de lien avec les états ordinaires. Il se pourrait que cette dénomination ne soit due qu’à un choix malencontreux de mots. Si toutefois tel n’était pas le cas, nous serions en présence d’une erreur scandaleuse, car aucune intelligence ne peut concevoir un homme vivant pourvu de plus d’une [seule] personnalité.

La vérité est que tous les états de l’être ne sont que des théophanies partielles d’une seule et même personnalité immuable. Il est exact que dans ses états ordinaires, l’homme n’a point conscience des actes qu’il peut accomplir – ni des connaissances dont il peut bénéficier – dans d’autres états. Il est très aisé de comprendre cet état de fait, puisque l’état habituel se trouve être parmi les états [possibles], celui dont le domaine reste le plus étroit, ne s’appuyant que sur les conditions corporelles. Les autres états jouissent, quant à eux, d’une liberté absolue (1).

Nous ne nous étonnerons point à ce sujet si nous pensons seulement à la différence, ordinairement existante pour chaque individu entre la conscience dans l’état de veille et celle dans l’état de sommeil. Il nous faut orienter notre recherche vers un seul point : à savoir que tout ce que l’on nomme « phénomènes » trouve leur origine soit dans les facultés mentales – pour les états ordinaires – soit dans les facultés appartenant aux autres états psychiques [dans les autres cas].

Ces phénomènes ne représentent que la partie visible [ou extérieure] de l’être. Il est clair, si l’on considère les termes, que les phénomènes – de quelque genre ou degré qu’ils soient – sont entièrement de l’ordre du visible [litt. = « extérieur » (2)] et aucunement de l’ordre de l’invisible [litt. = « intérieur »].

C’est dire qu’ils constituent des modifications superficielles de l’être et non des éléments constitutifs de son essence intérieure profonde.

Les facultés que l’on pourrait adéquatement qualifier d’ « intérieures » doivent être recherchées dans des états totalement différents des états psychiques. Elles sont beaucoup plus élevées que les phénomènes, qu’ils soient d’ailleurs ordinaires ou paranormaux.

2. Si nous revenons aux états psychiques dont nous avons parlé, il nous faut préciser que, dans ces états comme dans l’état ordinaire, l’être humain est entouré de différentes forces actives, plus subtiles que celles du monde corporel et sensible.

Certaines forces sont analogues – et non identique – à des forces comme, par exemple, l’électricité. Il n’échappe à personne que l’existence de telles forces puisse être déduite par le physicien ordinaire à partir de leurs effets sensibles.

Ces forces psychiques que les « taoïstes » chinois nommaient les « influences errantes », obéissent à des lois analogues aux autres lois naturelles. Sans doute, elles furent l’objet d’études et ainsi il fut possible de les rassembler et de les fixer selon des conditions précises. Elles produisent alors des effets qui peuvent sembler étranges à ceux qui ignorent ces choses, semblables en cela à la manifestation de l’action de l’électricité aux yeux de ceux qui ignorent les sciences naturelles [physiques].

J’ajouterais que lorsque l’homme se met en rapport avec de telles influences, il peut sans en être conscient revêtir momentanément une personnalité apparente lors de l’éclipse de la sienne propre. Ainsi par ce fait, il devient possible de trouver l’explication de plusieurs phénomènes [attestés].

Nous pouvons percevoir ici l’une des causes des dangers auxquels succombent ceux qui pratiquent le « spiritisme » ou ce qui s’y apparente. L’individu s’expose à des influences susceptibles d’induire en lui de nombreux états, lesquels provoquent dans son être intime des éléments de perturbation et de déséquilibre psychique. [Ces influences] le mènent parfois vers une forme de solitude et d’autisme. Il nous est possible de trouver un exemple de ce repli [litt. = « solitude »] dans certains cas de ce que l’on nomme « personnalités multiples » auxquelles nous avons déjà fait allusion.

Ces dangers ne doivent point être sous-estimés. Il pourrait bien s’avérer impossible à éviter lorsque les individus entrant en rapport avec ses forces ignorent totalement leur [vraie] nature. Tel est [bien] le cas pour la grande majorité de nos contemporains, particulièrement les « spirites », lesquels sont en réalité semblables à des enfants jouant avec le feu.

3. L’homme dans son état mental ou psychique se trouve en rapport – comme c’est aussi le cas dans ses états ordinaires – avec d’autres êtres situés [justement] dans des états s’accordant aux siens. Nous pensons ici, par « autres êtres », à d’autres êtres humains. C’est cela même qui advient aux participants dans les séances spirites. Sans désir de leur part et à leur insu, ils étendent leurs pensées au médium. Ces pensées sont non seulement en rapport avec la réalité du moment, mais aussi le plus souvent d’anciennes pensées oubliées depuis fort longtemps sont présentées, lesquelles se réverbèrent furtivement, provoquant leur grand étonnement lors de leur découverte.

Il est également possible à des individus absents d’entrer en communication avec eux, à quelque distance qu’ils se trouvent, pourvus qu’ils soient dans un état semblable [à savoir] détachés de tout lien corporel.

Cette expérience peut se dérouler avec la conscience des participants ou encore sans qu’ils ne s’en aperçoivent. La première éventualité a lieu dans de rares états et pour des individus ayant des connaissances spéciales et opérant dans un but défini. Tel fut le cas au début du mouvement spirite.

La deuxième éventualité reste la plus commune. Elle a lieu lors de la communication qui advient à n’importe quel individu – surtout durant son sommeil.

Il convient d’ajouter à ce qui vient d’être dit qu’il existe certains phénomènes dans le [règne] animal – Les animaux ayant eux aussi des états subtils qui affectent leur être propre.

4. Dans certains cas des phénomènes – naturels ou intentionnels – sont provoqués par des éléments provenant réellement de personnes défuntes. Mais il ne s’agit aucunement de communications effectives avec leurs véritables personnalités. Ces éléments ne sont que des résidus psychiques semblables aux résidus corporels que le défunt abandonne à la suite de la décomposition [de son organisme].

Car dans l’ordre psychique des éléments demeurent attachés à ce qui est éternel dans l’être (3). Ces éléments sont [toutefois] plus proches de l’état corporel [grossier]. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils peuvent donner naissance à des influences sensibles. Ces résidus psychiques représentent la réalité des états spéciaux [les influences errantes] dont nous avons parlé auparavant.

Si nous les mentionnons maintenant, c’est parce que tous leurs effets peuvent être interprétés comme étant des manifestations sensibles provoquées par des personnes défuntes, mais toutefois en un sens totalement différent de celui qu’entendent [les spirites].

De tels éléments peuvent très bien prendre un support provisoire pour [intervenir dans] la vie et fournir des réponses [par le moyen d’accessoires divers] contraires à certaines idées professées par l’individualité même à laquelle ils étaient auparavant liés.

Ce spectre de la personne – si l’on peut ainsi s’exprimer – correspond à ce que les anciens juifs nommaient l’  « ob », comme on peut le lire dans certains livres sacrés. [Cet ob] donna des réponses aux cours d’ « évocations » mises en œuvre par beaucoup de personnes, même si la religion les interdit de façon générale.

5. Enfin pour ne rien omettre, il nous faut mentionner la possibilité d’intervention de ces êtres qui n’ont point de vie corporelle. Ces êtres, considérés comme non-humains, ne sont pas de nature purement spirituelle. Au contraire, ils sont très proches du monde sensible. C’est [d’ailleurs] pour cette raison qu’ils peuvent parfois provoquer des effets dans ce monde [sensible]. Nous voulons ici faire spécialement allusion à l’action des djinns. Toutefois ce n’est point le lieu de s’étendre sur ce sujet.

Comme il n’existe rien de spirituel dans toutes ces choses [dont nous parlons] – rien de plus que ce qui est en rapport avec la vie terrestre – inutile de préciser que l’on ne peut les comparer aux autres réalités appartenant à un ordre différent, comme [celui de] la révélation [pour] les prophètes – que la Paix soit sur eux – ou d’un ordre moins élevé, comme celui du pouvoir réservé aux « saints » – qu’Allah soit satisfait d’eux. Autant de choses qui ont leur origine dans le monde spirituel.

Nous devons constater que ces principes divergent quant à leur réalité, mais présentent des similitudes quant à leurs manifestations extérieures.

Là encore il s’agit d’une autre question, à savoir celles des influences spirituelles, laquelle n’a pas de rapport avec le sujet traité ici.

Mais quant aux phénomènes psychiques, nous dirons ce qui suit :

Certains occidentaux qui n’acceptent pas le « spiritisme » comme une simple théorie, mais veulent le promouvoir au rang d’une science, essayent par tous les moyens de découvrir des choses qui étaient parfaitement connues des communautés orientales des temps révolus. Ils parviennent [de ce fait] à remarquer certaines réalités, mais demeurent incapables d’en trouver l’explication ; alors qu’existent bien, comme nous l’avons succinctement montré, tous les éléments nécessaires à la compréhension de ces réalités et même à de nombreuses autres réalités dont ils n’ont pas la moindre idée.

En conclusion : Quiconque désire connaître la vérité sur de tels sujets ne pourra trouver satisfaction (4) dans les recherches occidentales modernes. Il doit pour cela revenir aux connaissances orientales traditionnelles (5).

(Revue al Ma’rifah -  juillet 1931)



**********

 (1) – Cela sous-entend sans doute « par rapport à ces conditions corporelles », car il paraît difficile de concilier une « condition quelconque » (puisqu’il s’agit ici d’ « états ») avec la liberté absolue, comme nous l’enseigne René Guénon lui-même.

(2) - En arabe « phénomènes » et «visible ou extérieur » sont des termes de même racine. 

(3) – René Guénon fait ici implicitement référence à la notion du luz.

(4) – Litt. =  « trouver sa chose perdue » - référence au hadith suivant « La sagesse est la chose perdue du croyant – Là où il la trouve qu’il la prenne. »

(5) – Litt. =  « ancien », mais qui dans ce contexte doit être rendu par « traditionnel ». Cette dernière remarque est de Jean Foucaud.



Le spiritisme – Réponse à une objection



Si le professeur Farîd Bek Wajdî avait lu ce que nous avons écrit, depuis près de dix ans [1923], au sujet du « spiritisme » il se serait épargné la peine de réunir les remarques qu’il a fait paraître dans le dernier numéro de la présente revue. En effet, nous avions [déjà] répondu à chacune d’entre elles de façon complète et plus longuement qu’il ne nous sera possible de le faire dans ces quelques pages. Malgré ce fait, nous tenterons une nouvelle fois de définir notre position sur un tel sujet, de sorte que l’agitation que provoque cet exposé n’est plus lieu d’être.

Il nous faut tout d’abord admettre que depuis le début de ce que l’on a nommé les temps modernes – c’est-à-dire depuis trois ou quatre siècles – les occidentaux ont douté de toutes les connaissances des anciens. Cela eu lieu du fait qu’ils ne saisirent pas parfaitement la signification et la nature de ces connaissances. Parallèlement, il semble qu’ils ne pouvaient admettre quoi que ce soit en dehors du cercle des expériences sensibles.

La conséquence naturelle d’une telle attitude fut l’apparition et la propagation du matérialisme, ainsi que l’élargissement du cercle des recherches de façon inhabituelle dans le domaine des sciences particulières se rapportant à la seule matière.

Cet état de fait n’existait que dans le seul Occident. L’Orient, par chance, n’a cessé jusqu’à nos jours de préserver sa connaissance traditionnelle.

Il n’a pas accepté ces limitations aberrantes ni agréé [litt. = « avaler, gober »] non plus les enseignements de Francis Bacon ou ceux de Descartes, lesquels n’éclaircissent rien pour les intelligences pures [litt. = « sans taches »] orientales. Nous voulons parler de celles qui ne se laissent point influencer par les poisons des idées occidentales.

Maintenant l’idée, [née et] répandue en Occident, de combattre le matérialisme au moyen de la science matérielle même est [manifestement] erronée. Elle ne mènera à aucune réussite. Car ses moyens n’ont aucune valeur exceptée à l’intérieur d’un domaine particulier et très restreint. Une fois ce domaine dépassé, ces moyens perdent toute valeur.

Il semble que cette idée est née de la croyance [litt. = « imagination fausse »] que de tels moyens [scientifiques] soient les seuls sur lesquels on puisse compter pour combattre le matérialisme. Mais cela encore ne constitue que des [vaines] imaginations occidentales.

En réalité, nous possédons d’autres sciences dont l’importance et l’authenticité ne sont pas moindres que celles qui précédèrent, qui recourent à des moyens totalement différents et qui restent inconnues des occidentaux modernes.

Cela dit, il nous faut à présent distinguer entre la réalité des phénomènes paranormaux que nous évoquons ici et les diverses explications qui en furent proposées par ailleurs.

Nous nous étonnons beaucoup que le professeur Farid Bek Wajdî persiste à revenir sur le premier aspect de la question, puisque nous avons affirmé que la réalité des « phénomènes » ne souffrait aucun doute et qu’ils furent connus de tous temps et sur tous les continents. [En effet] de tels phénomènes sont partout attestés et ne sont en rien exceptionnels. Ils présentent des variétés plus nombreuses que celles qui ont pu être observées par les occidentaux, « spirites » ou non, qui tentent d’en faire l’étude.

Nous regrettons que le professeur Farid Bek Wajdî énumère, à propos de cette affaire, plusieurs noms de savants européens et américains qui s’adonnèrent à cette étude. Comme si nous étions dans l’obligation d’accepter ce que nous suggèrent [litt. = « nous dictent »] ces savants. Nous éprouvons du regret car il ne nous est pas possible d’accepter que l’Orient puisse se croire obligé de suivre les occidentaux et d’accueillir leurs enseignements, surtout en ce qui concerne des domaines dont la réalité n’a cessé d’être connue en Orient, alors que l’Occident ne fait seulement que des recherches à leurs sujets. Il est à peine nécessaire de préciser que ceux qui cherchent [à connaître] certains sujets sont bien ceux qui ne connaissent pas [encore] leurs réalités.

De plus il importe de souligner que les individualités mentionnées [par le professeur Wajdî] ne sont pas d’égale[s] valeur[s]. Il ne nous est pas possible de placer sur un même niveau un [physicien] respectable comme William Crookes et un autre que nous considérons comme un vulgarisateur [litt. = « commerçant avec les sciences »], tel Camille Flammarion. Ajoutons à cela que si certaines d’entre ces individualités ont accepté le « spiritisme », la plupart d’entre elles ont divergé quant aux théories professées, et parfois se sont même abstenues d’adhérer à une quelconque explication.

Nous trouvons [également]  parmi celles qui ont adopté le « spiritisme », des personnes dont l’activité scientifique n’a aucun rapport avec la question. Tel est le cas de César Lombroso et Oliver Lodge.

Le premier s’est occupé de « spiritisme » à la suite du décès de sa mère, et le deuxième après celui de son fils à la guerre. Ces faits nous montrent que de tels hommes, nonobstant l’érudition qui est la leur dans leurs domaines propres possèdent une opinion de faible valeur [litt. = « une parole de peu de poids »].

Il convient d’ajouter à ce qui précède que les connaissances de certains savants ne les empêchent pas de se laisser impressionner par des phénomènes artificiellement provoqués. Ce qui arriva à William Crookes avec son médium Florence Cook et advint récemment à Charles Merichi[h] en Algérie. Il est facile de comprendre pourquoi cela est possible lorsque l’on pense que ces individus se trouvent dans ces situations, loin des limites propres à leurs sciences. Ils n’ont pas plus alors de compétence que n’importe quel autre ignorant. Il se pourrait même qu’ils tombent plus facilement que quiconque dans l’erreur, car dans ce cas particulier ils mènent des expériences sur des choses dont la nature et les lois diffèrent totalement de celles auxquelles ils sont accoutumés. De plus, ils déploient leurs moyens habituels face à ces choses, moyens qui ne sont absolument pas appropriés.

[Maintenant] que devons-nous dire à propos de ce riche commerçant, qui vendait des spiritueux (1), Jean Meyer, et qui vient de mourir il y a seulement quelques mois ? Cet homme a dépensé de nombreux millions en ambitionnant de devenir un jour le pape (2) du « spiritisme ». Il déclara une guerre impitoyable à ceux de ses « frères en religion » qui s’étaient proposé de fonder des universités et des bibliothèques indépendantes. Ces derniers furent contraints à s’incliner face à la puissance financière. Tout cela se déroula naturellement au nom de la « fraternité et de la fraternisation ».

Ce même individu fonda à Paris un institut « scientifique » dans le but de soumettre à son pouvoir les chercheurs indépendants ; nous voulons parler de ceux qui n’adhéraient pas au « spiritisme » ; en leur concédant des aides financières de sorte qu’ils ne soient plus en mesure de proposer une autre explication que le « spiritisme ».

En réalité, nous trouvons affligeant d’être obligé de rendre publics de tels noms et faits dans les pages de cette revue que nous estimons trop digne pour la mention de tels actes.

Quant aux dangers résultants du « spiritisme », nous assurons le professeur Farid Bek Wajdî que la folie et autres inconvénients qu’il provoque ne sont aucunement exceptionnels, mais adviennent en fait très fréquemment.

S’il nous objectait que ces choses n’adviennent qu’aux personnes dépourvues d’instruction, nous répondrions qu’en réalité ces dernières constituent la majorité des « spirites », et cela sur tous les continents. Nous n’avons pas le droit de laisser ces gens exposés ainsi sans protection à de tels dangers nés de la propagation de pensées néfastes, alors qu’ils sont prêts à les accepter sans examen approfondi (3). Il faut même que ce soit tout le contraire.

Nous ajouterons de plus que nous ne pensons absolument pas que les enseignements extérieurs [litt. = « du dehors » (i.e. « superficiels »)] qui résultent des établissements et universités occidentales, puissent du tout protéger leurs étudiants des dangers dont il s’agi. Et cela en raison du fait que ceux que l’on  nomme les « enseignants », et même les plus célèbres d’entre eux les « savants » ignorent totalement les choses que nous sommes en train d’examiner ici.

Quant à l’explication des phénomènes par le pouvoir propre du « médium », cela est exact. Toutefois nous ne sommes pas tenus de l’accepter ou de la nier.

Car certains occidentaux se sont autorisés à voir là une chose nouvelle. Ils ont ainsi affirmé des choses – sans aucune connaissance de leur part – qui ne sont pas du tout nouvelles. Elles étaient même connues en Orient depuis des millénaires. Malheureusement nous constatons que les occidentaux les comprennent de manière très limitée, du fait de l’insuffisance de leur connaissance sur la nature réelle de l’homme et de ses pouvoirs. C’est pourquoi ils s’avèrent incapables d’utiliser cette explication [par le pouvoir du médium] dans de nombreuses situations qui correspondent tout à fait [à ce pouvoir].

L’on ne doit point soutenir que les forces jouant un rôle capital dans la naissance de ces phénomènes soient mentales [litt. = « rationnelles »]. Non pas, ce sont là des forces psychiques qui en diffèrent totalement, et dont la portée et la signification sont plus larges.

Mais il nous faut répéter qu’elles sont de nature psychique et aucunement spirituelle. Elles sont semblables à ces éléments que l’homme abandonne après sa mort, et qui n’ont pas de lien avec la partie perpétuelle de son être.

Nous insistons sur ce point – bien que nous l’ayons clairement exprimé auparavant – car le professeur Farid Bek Wajdî prétend que nous parlons de ces forces comme étant des éléments spirituels.

Lorsque nous affirmons qu’elles sont subtiles et ne font pas partie des énergies résidant dans le corps [proprement dit] ni de celles qui se trouvent dans le monde corporel et sensible, c’est-à-dire de celles faisant l’objet des études menées par les sciences médicales modernes, [nous parlons] de celles qui sont issues de la nature psychique. Car l’expression de « monde subtil » est une traduction littéraire de l’expression indienne qui désigne le « monde psychique ». C’est ainsi qu’on la formule pour la comparer au monde sensible. Elle ne peut jamais qualifier le « monde spirituel ».

De toute manière, les forces agissantes dans ces phénomènes – qu’elles soient propres au médium lui-même, à tout autre être vivant, ou encore à d’autres forces extérieures telles les influences errantes ou émanant d’êtres vivants comme les djinns – sont très proches du monde sensible. Elles doivent être réellement considérées comme étant de nature déchue. Or les influences spirituelles ne s’associent pas à ces situations. Même si le professeur Farid Bek Wajdî affirme cela… il nous fournit cependant une raison valable pour confirmer ce que nous disons. Nous sommes [même] obligé d’insister, car notre négation à ce sujet est absolue. Il infirme ainsi lui-même tout ce qui pourrait nous contraindre à admettre la manifestation de la personne d’un défunt. Même s’il ne nous faut pas qualifier de mensonge [pur et simple] cette manifestation. Tout comme lorsque l’on voit un singe imiter les mouvements de l’homme.

Ces forces puisent leur apparence sensible des personnes parmi lesquelles elles se manifestent. C’est la raison pour laquelle les pensées communiquées par ces forces correspondent complètement aux idées habituelles des personnes composant l’assistance. Cela nous explique [également] pourquoi ceux que l’on appelle les « esprits » se contredisent.

Prenons un exemple : alors que se propage la doctrine de la « réincarnation » [litt. = « revêtir des vêtements différents »] en France – à laquelle n’adhèrent pas les spirites en Angleterre et en Amérique – nous voyons des « esprits » matérialistes, dans certains messages communiqués en Hollande depuis vingt ans, nier l’éternité (4) et affirmer que la vie de l’homme ne persiste après la mort que pour une durée maximale de cent cinquante ans.

Il nous faut à présent ajouter ce qui suit :

Il existe des réalités qui échappent aux moyens [mis en œuvre] par les sciences occidentales modernes et matérialistes. C’est pourquoi l’on dit d’elles qu’elles ne sont que fables issues de l’imagination des anciens. Alors qu’en fait elles constituent des passages [litt. = « issues »] menant à un autre genre de sciences qui diffèrent totalement des sciences matérialistes. Et cette (5) science traditionnelle [litt. = « ancienne »], il convient que nous la qualifions de science authentique.

Nous ne craignons pas d’affirmer l’existence d’âmes propres aux corps célestes et ayant une influence effective sur les événements terrestres.

Nous ne craignons pas non plus de reconnaître, comme nous l’enseignent les anciens, que les éléments ne sont pas au nombre de quatre, mais de cinq et qu’il n’en existe ni plus ni moins.

Nous disons que ces éléments n’ont aucun rapport avec ce que la chimie moderne nomme « les éléments [litt. = « matériaux »] premiers simples ». [En effet] les cinq éléments ne sont point des corps, mais c’est à partir d’eux que sont formés les corps.

Nous ne pouvons accorder aucune importance – au regard de la véritable connaissance – aux sciences modernes, lesquelles s’avèrent constamment changeantes et non assurées dans leurs explications. Si nous acceptons cependant les résultats pratiques qui procèdent de plusieurs découvertes [litt. = « choses »] comme par exemple [celle de] l’électricité, sans que [la « science »] n’en connaisse la nature, nous ne donnons pas le nom de « science » [à ces résultats], nous les qualifierons seulement de technique.

Nous ne pouvons partager avec le professeur Farid Bek Wajdî ses espoirs concernant les recherches occidentales, qui nous apparaissent devoir être des analyses interminables, superficielles et sans profit [véritable].

De même nous voyons que le progrès de ces recherches mène à l’opposé de tout ce qui peut être de nature spirituelle, et nous ne doutons pas de la difficulté et même de l’impossibilité de parvenir par ce moyen à ouvrir la voie vers le monde spirituel.

Si malgré tout nous supposions l’advenue d’une telle éventualité, par quelque moyen que ce soit, cela provoquerait [assurément] la fin de la science moderne et de la civilisation telle que la conçoivent les occidentaux. Et cependant il reste très improbable que ces derniers y parviennent.

Finalement nous dirons que l’Orient se doit de préserver sa science propre, laquelle est la plus vraie, plus parfaite et plus universelle [litt. = « s’étendant plus à toute l’existence »], au lieu de voir son champ réduit au seul monde de la matière.

Nous ne vivons pas, comme l’imagine le professeur Farid Bek Wajdî, à une époque autre que la nôtre. Car notre temps diffère de celui des occidentaux. Alors qu’eux rêvent [de « progrès »], jusqu’à ce qu’ils se réveillent au son d’une calamité, nous savons que l’âge d’or se trouvait en vérité au début de l’histoire humaine. Toute la connaissance fut donnée à l’homme au début, puis s’est occultée, par rapport à lui, progressivement au cours des époques, se déplaçant [insensiblement] du monde de l’esprit à celui de la matière.

En dernier lieu, nous savons que ces raisons influencées par la mentalité [litt. = « pensée »] occidentale ne cesseront de nous accuser de soutenir des fables. Cela n’a pour nous aucune importance. Notre discours ne s’adresse pas à de telles personnes, mais aux véritables orientaux qui persistent toujours à être – comme il le leur incombe – les gardiens de la sagesse éternelle.

(Revue al Ma’rifah -  septembre 1931)



**********

(1) – Boisson spiritueuse fabriquée avec des dattes, raisins secs, etc… se dit des alcools et vins.

(2) – C’est bien l’expression qu’utilise René Guénon.

(3) – Nous voyons là s’exprimer un « souci du prochain » que beaucoup de lecteurs de l’œuvre n’ont pas su percevoir.

(4) – Litt. = « persister, se conserver sans fin ». Cette nuance est ici précisée car plusieurs termes désignent l’ « éternité » en arabe.

(5) – Le texte arabe passe bien à cet endroit du pluriel de « sciences » au singulier « cette science ».



***************************************

Signalons que le texte de la version traduite de ces deux articles par M. Jean Gouraud a été mis en ligne sur ce site  internet:






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.