mardi 30 octobre 2018

RENE GUENON et L’ISLAM

RENE GUENON et L’ISLAM

Préambule

René Guénon n’avait jamais connu une telle publicité mondiale. En 2010, le prix Goncourt est attribué à Michel Houellebecq pour son roman la Carte et le Territoire. Dans ce livre, ces quelques mots : « Cet imbécile de Guénon ». Un prix Goncourt c’est l’assurance d’un très gros tirage. Cette phrase a ainsi été reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires et puis traduite en de nombreuses langues étrangères. Quelqu’un que l’on traite d’imbécile, cela peut amuser, cela peut choquer. Et, comme l’on dit, cela interpelle. Qui est vraiment l’imbécile, René Guénon ou le personnage du roman ? Enfin c’est une insulte tellement gratuite qu’on reste interloqué devant cette mise en scène. Et puis voilà que Michel Houellebecq récidive dans son dernier roman intitulé Soumission, mais cette fois avec un autre qualificatif « un auteur assez  chiant ». René Guénon occupe une place de choix, une place tout à fait inattendue dans ce roman. Un des personnages est qualifié de « guénonien », il joue un rôle non négligeable dans le roman et participe ainsi à la mise en place d’une équivalence simple dans l’esprit des lecteurs : René Guénon = Islam. Pourquoi chercher à construire cette équation puisque dans le grand public, le nom de René Guénon n’évoque à peu près rien et chez nos « intellectuels » pas beaucoup plus. Mais quelle mouche le pique ? Bien sûr, on peut tout mettre dans une œuvre de fiction. Mais que vient faire René Guénon dans tout cela ?
A ceux qui n'ont pas lu René Guénon, lisez-le ! Qu'avez-vous à y perdre ? L'argument n'est pas nouveau, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien, comme nous le précise Blaise Pascal.
Ce livre ne proposera donc pas le digest que l’on fait figurer en général dans un livre consacré à un auteur « classique ». Il a fallu à René Guénon plus de 20 ouvrages pour nous livrer son enseignement. S’il avait pu le faire en un seul livre, il l’aurait fait. Ce n’était pas un imbécile. Nous ne voyons donc pas comment notre propre livre pourrait condenser cet enseignement sans tendre à la caricature et à des raccourcis diffamants.
Si vous avez déjà lu René Guénon, relisez-le. Une seule lecture est loin d'être suffisante. C'est un auteur exigeant, « chiant » comme le précise M. Houellebecq de cette façon « moderne ». Cette œuvre a la capacité d’ouvrir notre horizon intellectuel, de nous faire parvenir à des sommets où notre intuition intellectuelle peut enfin concevoir et contempler la réalité, comprendre cette Vérité en l’embrassant dans une perspective à 360 degrés où rien ainsi ne manque. Elle nous permet de concevoir le Tout, l’Infini. Mais bien sûr pas de l’exprimer, la Vérité est en elle-même inexprimable.
Cette œuvre n'est pas la seule à avoir une telle capacité, mais elle a l'avantage d'être la seule à être particulièrement bien adaptée à la mentalité de l'homme moderne, de l’homme occidental qui, dans cette mondialisation qui s'achève, a contaminé l’humanité tout entière.
C'est une œuvre providentielle, une œuvre sans barrière, si ce n'est les limites de nos propres aptitudes.

PREMIERE PARTIE

Un auteur atypique

Un auteur français reconnu, certainement lu mais d’une façon la plus souvent inavouée. Un auteur qui dérange ? Oui, sans aucun doute et que l’on préfère ne pas citer. Michel Houellebecq aime la provocation, faire référence à René Guénon y participe peut-être ? Mais franchement, puisque le nom de René Guénon n’évoque rien au plus grand nombre, cette intention tombe un peu à l’eau. Doit-on penser qu’il l’insulte pour mieux conjurer son influence ? Un auteur risque de remettre en cause toutes vos petites certitudes, alors on le vomit et l’on retrouve la paix de sa bonne conscience. Mais cela n’explique rien car après tout pourquoi le nommer, il suffisait de faire comme les autres et de l’ignorer.
René Guénon était-il chrétien ? Etait-il musulman ? Son parcours est pour le moins atypique. On veut absolument affirmer qu’il s’est converti à l’Islam. L’intéressé n’a jamais rien confirmé. Il a vécu de nombreuses années à Paris dans la peau d’un chrétien, puis jusqu’à sa mort au Caire dans la peau d’un musulman. L’œuvre de René Guénon conduit-elle à la conversion à l’Islam ? En aucune façon. Paradoxalement René Guénon ne s’adresse pas aux musulmans. Son œuvre est tout entière dédiée aux Occidentaux. Même si la très grande majorité de ceux qui se disent « guénoniens » se sont effectivement convertis à l’Islam, rien ne permet de conclure que René Guénon y soit effectivement pour quelque chose. On pourrait objecter qu’il n’a rien fait pour les en dissuader. Pourquoi aurait-il dû le faire ? Chacun est libre de sa vie et René Guénon a toujours affirmé qu’il n’était pas un maître spirituel et que par conséquent il n’avait pas de disciples. Mais les apparences sont tenaces et donc le grand public devrait croire que cette œuvre conduit à embrasser l’Islam. C’est la conclusion simpliste que M. Houellebecq voudrait nous imposer.
Mais il faut toujours se méfier des opinions du plus grand nombre qui engendre très souvent, si ce n’est toujours, un redoutable effet de nivellement vers le bas qui aboutit à des réponses primaires et le plus souvent totalement erronées. Enfin si l’on tient absolument à voir en René Guénon un musulman alors il faut bien reconnaître qu’il n’est certainement pas un musulman comme les autres. L’équation posée par Houellebecq est au mieux terriblement réductrice et au pire totalement fausse. L’Islam occupe en effet une place dans son œuvre et dans sa vie, mais cette place est très loin d’être aussi absolue que le laisse entendre notre prix Goncourt.
Que savons-nous de René Guénon ? Il n’a rédigé aucune biographie. Il y a dans son œuvre des allusions très discrètes à son cas personnel. De façon générale, il s’efface complètement devant son œuvre qu’il considère justement comme impersonnelle. Cette œuvre est très supérieure à tout ce qui a pu être écrit dans le domaine de la connaissance en Occident depuis plusieurs siècles. René Guénon est incontestablement le plus grand métaphysicien, le plus grand intellectuel au vrai sens du terme que le monde moderne a vu naître et rarement reconnaître. Il constitue une véritable autorité au sens spirituel. Comme nous le disions, mais répétons-le parce que personne ne semble vouloir l’entendre, René Guénon ne se reconnaît pas comme un maître spirituel, il se déclare sans disciples et l’on ignore son degré réel de réalisation spirituelle. Mais finalement cela n’a pas d’importance, l’œuvre est là et bien là.

Il est en Occident le premier à expliquer de façon précise ce qu’est la Tradition, ce qu’est la régularité traditionnelle et notamment initiatique et pourtant son cas personnel est très singulier. C’est peut-être cette singularité qui a séduit M. Houellebecq. Voyons d’ailleurs comment dans son roman Soumission, René Guénon nous est présenté.

Dans ce roman, le « guénonien » façon M. Houellebecq est l’auteur d’une thèse. Voici les passages correspondants du roman : « une thèse de philosophie, soutenue à l'université catholique de Louvain-la-Neuve, signée Robert Rediger, et intitulée Guénon lecteur de Nietzche (p. 245)…
"Ah vous êtes tombé sur ma thèse... j'ai obtenu mon doctorat; mais ce n'était pas une très bonne thèse... Disons que je sollicitais un peu les textes, comme on dit. Guénon, à bien y réfléchir, n'a pas été tant que ça influencé par Nietzche; son rejet du monde moderne est tout aussi fort, mais il vient de sources radicalement différentes. (pp. 245-246) »
A cet instant, on peut vraiment penser que M. Houellebecq n’a jamais lu une ligne de René Guénon. Ecrire une thèse sur un tel sujet se réduirait à deux lignes. René Guénon ne porte aucune attention significative à la philosophie qui n’est d’ailleurs qu’un exposé indéfini de théories individuelles se contredisant les unes les autres, énonçant ici ou là certaines vérités sans jamais parvenir à une quelconque connaissance véritable. Si René Guénon a fait allusion à Nietzche environ cinq fois, c’est toujours pour rappeler la fantaisie de son concept très personnel de l’ « éternel retour ». C’est un peu maigre pour écrire une thèse !
Visiblement M. Houellebecq s’amuse et nous égare.

M. Houellebecq fait de son « guénonien » l’auteur d’un livre intitulé Dix questions sur l'Islam que le narrateur dans son roman va lire et commenter, notamment le chapitre sur la polygamie. On ne peut en être surpris chez M. Houellebecq. Il commente aussi des articles de revue publié par ce « guénonien ». Voici les passages correspondants que nous avons extraits de cette fiction :
« ... il se posait la question de savoir si l'Islam était appelé à dominer le monde. Rediger [le « guénonien » dans le roman] répondait finalement par l'affirmative. C'est à peine s'il revenait sur le cas des civilisations occidentales, tant elles lui paraissaient à l'évidence condamnées... Il se montrait plus prolixe sur le cas de l'Inde et de la Chine: si l'Inde et la Chine avaient conservé leurs civilisations traditionnelles, écrivait-il, elles auraient pu, demeurant étrangères au monothéisme, échapper à l'emprise de l'Islam; mais à partir du moment où elles s'étaient laissées contaminer par les valeurs occidentales elles étaient, elles aussi, condamnées: il détaillait le processus, fournissait un calendrier prévisionnel. L'article, clair et documenté, trahissait nettement l'influence de Guénon, sa distinction fondamentale entre les civilisations traditionnelles, prises dans leur ensemble, et la civilisation moderne. (p. 271)
Ses articles d'inspiration nietzschéenne me fatiguèrent pourtant assez vite... J'étais, bizarrement, davantage attiré par sa fibre guénonienne - il est vrai que Guénon à lire dans sa totalité est un auteur assez chiant, et que Rediger en offrait une version accessible, une version light. J'aimais particulièrement un article intitulé " Géométrie du lien", paru dans la Revue d'études traditionnelles [la véritable revue se nomme « Revue des Etudes Traditionnelles »]. Il y revenait une nouvelle fois sur l'échec du communisme... le communisme n'aurait pu triompher qu'à la condition d'être mondial. La même règle, avertissait-il, valait pour l'Islam: il serait universel, ou ne serait pas (pp. 273-274)
... [Et voici le point de vue du narrateur] Et ce combat nécessaire pour l'instauration d'une nouvelle phase organique de civilisation ne pouvait plus, aujourd'hui, être mené au nom du christianisme; c'était l'Islam, religion sœur, plus récente, plus simple et plus vraie (car pourquoi Guénon par exemple s'était-il converti à l'Islam ? Guénon était avant tout un esprit scientifique, et il avait choisi l'Islam en scientifique, par économie de concepts; et pour éviter, aussi, certaines croyances irrationnelles marginales, telles que la présence réelle dans l'Eucharistie), c'était l'Islam, donc, qui avait aujourd'hui repris le flambeau. (p. 275) »

Dans une œuvre de fiction on peut raconter n’importe quoi et Houellebecq ne s’en prive pas. Ainsi cette supposée conversion de René Guénon à l’Islam. Cette justification théologique est totalement inconcevable car s’il est bien une chose qui indiffère René Guénon c’est bien l’aspect théologique des traditions. C’est un métaphysicien, la théologie lui apparaît ainsi comme tout à fait secondaire. On aurait d’autre part bien du mal à trouver dans les Etudes Traditionnelles des considérations purement politiques même si le titre du pseudo article est plutôt bien trouvé et qu’en effet les mathématiques occupent une place tout à fait remarquable dans l’œuvre de René Guénon.
A ce titre on peut citer ce passage d’un de ses ouvrages:
Nous devons admettre la possibilité de tout ce qui n’est pas intrinsèquement absurde, c’est-à-dire de tout ce qui n’implique pas de contradiction ; en d’autres termes, nous admettons en principe tout ce qui répond à la notion de possibilité entendue en un sens qui est à la fois métaphysique, logique et mathématique. (L’Erreur spirite, chapitre VI, p. 75). On peut d’ailleurs mettre en correspondance ces trois derniers termes avec ce que l’on nomme les trois mondes : spirituel, subtil et corporel.

Il faut reconnaître que le personnage de M. Houellebecq, ce « guénonien », pourrait ressembler fort bien à l’un de ces convertis qui se revendique de l’œuvre de René Guénon. Mais il faut déclarer encore une fois que ces « guénoniens musulmans » s’égarent complètement en affirmant qu’ils connaissent et respectent l’œuvre de René Guénon. Les Orientaux authentiques ne trouveraient dans cette œuvre rien qu’ils ne connaissent déjà. Et puis l’Islam n’est pas la tradition de l’Occident, c’est le Christianisme. En tout dernier recours cette œuvre peut éventuellement concerner les Orientaux lorsqu’ils ont perdu leurs repères traditionnels par l’effet d’une occidentalisation qui aujourd’hui se généralise.
Le premier livre de René Guénon paraît en 1921 sous la forme d’une introduction, et d’une certaine façon d’une introduction à son œuvre tout entière. Ce premier livre était-il consacré à l'Islam? Non. Son sujet concerne les doctrines hindoues. René Guénon a publié un grand nombre d'ouvrages mais aucun sur l'Islam. Un ouvrage posthume intitulé Aperçus sur l’ésotérisme musulman et le Taoïsme rassemble simplement des articles qu’il avait consacrés à la tradition musulmane. Certes, il parle de l'Islam, de sa doctrine, de ses symboles mais de façon, pourrait-on dire, anecdotique. La tradition de référence dans cette œuvre c’est l’hindouisme. Il faut donc reconnaître que son œuvre est logiquement indifférente à pratiquement tous les musulmans en raison même de cette prédominance de l'hindouisme.

Les ouvrages de René Guénon qui ont à ce jour connu les plus gros tirages avec des éditions de poche sont La crise du monde moderne et Le règne de la quantité et les signes des temps.
Le premier est sans conteste le plus accessible et donc le plus lu ; le second, déjà beaucoup plus ardu, offre de nombreux chapitres quasiment prophétiques, publié au sortir de la Seconde Guerre mondiale il est devenu aujourd’hui le « signe » d’une évidence. Qui douterait que nous soyons soumis au règne de la quantité…

Mais pour autant, ces ouvrages ne sont pas des livres de vulgarisation. Certains chapitres, certains passages sont difficiles à lire, et pourtant rien ne peut les remplacer. On ne peut pas en proposer une version accessible, une version light comme le souhaiterait Houellebecq.

Sur les questions fondamentales que tout homme devrait se poser, les réponses ne peuvent se faire en cinq minutes. Le monde moderne est impatient, agité, incapable de concentration. L’œuvre de René Guénon demande tout le contraire, mais avec de la persévérance on est récompensé au-delà de tout ce que l’on pouvait espérer.

Pour en recueillir la quintessence, il faut s’astreindre à une lecture très poussée. Et au final à une lecture intégrale en suivant l’ordre chronologique de parution de ses ouvrages, de ses articles et de ses comptes rendus. Voilà pourquoi nous proposons en fin d’ouvrage une bibliographie détaillée.

Michel Houellebecq dans son roman prête à René Guénon, sa distinction fondamentale entre les civilisations traditionnelles, prises dans leur ensemble, et la civilisation moderne. Nous pouvons partir de ce constat exact et dire que la notion de Tradition occupe en effet une position centrale dans son œuvre. L’humanité aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps a toujours été rattachée à des traditions spirituelles. Il n’y a que le monde moderne pour s’en être détourné. L’homme moderne veut se convaincre que l’humanité depuis ses origines est dans l’erreur, qu’elle a toujours été dans l’ignorance et que ce n’est que depuis la naissance particulièrement récente du monde moderne que notre humanité est enfin sorti de sa bêtise et de son obscurantisme. Pour l’homme moderne nos ancêtres sont de parfaits idiots, que des « imbéciles ». Ou pour être un peu moins dur, l’homme moderne pense qu’ils n’étaient que dans les balbutiements de l’enfance et que depuis quelques siècles seulement l’humanité est enfin adulte, ou pour être encore plus exact, l’homme moderne serait le seul dans l’histoire de cette humanité à être parvenu véritablement à l’âge adulte. La vérité est exactement contraire et ce n’est pas pour rien que René Guénon parle d’une « Crise du monde moderne », l’homme moderne parle lui de progrès, de réussites inouïes mais chacun peut aujourd’hui vérifier les effets réels de ce soi-disant progrès.
La tradition c’est un héritage qui se transmet de génération en génération. A l’origine une tradition est le fruit d’une connaissance direct, d’une connaissance effective, elle est l’écho de la réalisation spirituelle, c’est donc la Vérité qui prend forme. Dans ce processus, la Vérité étant inexprimable, cette Vérité devient alors d’une certaine façon une vérité relative puisque conditionnée par sa forme d’expression. Une tradition n’est donc pas strictement la Vérité mais une forme authentique d’expression de la Vérité. Cette distinction est importante parce qu’elle permet de comprendre pourquoi ces formes d’expression peuvent être multiples et, d’autre part, qu’au fil du temps une forme d’expression doit s’adapter au changement même de la nature humaine au risque de dégénérer et d’aboutir à une expression de plus en plus relative de la Vérité s’approchant ainsi de sa propre fin pour sombrer pratiquement dans l’erreur. Ce processus est commun à toute chose créée, il y a naissance, développement c’est-à-dire adaptation au milieu et puis inexorablement dégénérescence pour finir par la mort. Une tradition est une forme manifestée qui est ainsi soumis au principe des cycles communs à toutes choses manifestées.
Le monde moderne est ainsi la résultante de cette dégénérescence des traditions. Sans cette dégénérescence il n’aurait pas pu voir le jour, mais comme cette dégénérescence est inévitable, comme la vieillesse et la sénilité, cette « modernité » devait inexorablement se manifester.
L’œuvre de René Guénon apparaît donc à un moment où tout est déjà joué pratiquement. Le monde moderne est bien implanté, il est en pleine expansion. La tradition recule dans le monde entier et René Guénon va nous révéler la valeur considérable de cet héritage qui disparaît sous nos yeux.
Le monde moderne est comme un cancer qu’on semble avoir aujourd’hui diagnostiqué, mais dont les métastases sont tellement nombreuses qu’il est trop tard pour trouver une solution pour les neutraliser, la seule chose que l’on parvient à faire c’est d’évoquer ce que pouvait être le monde véritable, « normal », avant cette dégénérescence monstrueuse. Pour prendre un simple exemple, nos ancêtres dans la tradition ont vécu de tout temps d’une façon « écologique » sans avoir à définir ce terme qu’ils n’employaient pas. Et depuis que ce terme est apparu, qu’il fait l’actualité, et que l’on cherche ainsi à revenir à un monde disons « normal », qui ne pourrait être qu’un monde traditionnel, il est trop tard, le mal est fait, le cancer est trop avancé, ce monde doit disparaître. Dans un déroulement cyclique, il n’est jamais possible de « revenir en arrière » puisque cela voudrait dire que l’on pourrait réaliser deux fois la même possibilité de manifestation, ce qui est une impossibilité métaphysique. Si les choses pouvaient se répéter, cela voudrait dire que la manifestation n’est pas indéfinie et que l’Infini n’est pas infini. Ceci confirme l’impossibilité de la réincarnation si chère à nos contemporains et que les traditions orthodoxes n’ont jamais reconnu comme une possibilité. Transmigration n’est pas réincarnation !
L’œuvre de René Guénon procède de cette « mise à jour ». Tout l’héritage de l’humanité qui avait permis à l’ensemble des générations de vivre avec cohérence, à l’origine avec sagesse et intelligence, puis avec un respect des ancêtres et du passé, enfin de façon simplement conventionnelle pour à la fin donner naissance au monde moderne (car le monde moderne est comme la maladie, la sénilité du monde traditionnel) ; tout cet héritage René Guénon nous le révèle, nous l’explique.
Le rôle de la tradition est de savoir reconnaître au mieux les possibilités de chaque être surtout sur le plan spirituel et d’aider à ce que ces possibilités se réalisent, permettant ainsi à chacun d’atteindre le meilleur accomplissement spirituel possible au regard de ces qualifications propres. Le rôle de la tradition est à l’appui des connaissances dont elle est le dépositaire d’optimiser le développement spirituel et d’assurer des états posthumes les plus adaptés à ce potentiel spirituel. L’enjeu est communautaire et non individuel. Les êtres dont les qualifications sont les plus faibles vont se réaliser au niveau de leur propre qualification dans une forme de sacrifice spirituel au profit des êtres dont le niveau de qualification est le plus élevé. Ces sacrifices libérateurs permettent dans la pyramide des qualifications croissantes d’obtenir ainsi, chacun à son niveau, des résultats spirituels optimisés. Dans l’économie spirituelle le but avoué n’est pas de garantir une sorte de minimum spirituel à tous, mais bien de permettre à chacun d’aller au maximum de ses possibilités propres. Il faut reconnaître que dans le processus de descente cyclique qui se conjugue avec un affaiblissement des qualifications spirituelles, les dernières traditions notamment chrétiennes et musulmanes s’adaptant à cette nouvelle nature humaine ont dans cette optimisation l’ambition de permettre au plus grand nombre d’obtenir quelques résultats sur le plan spirituel et que l’objectif de permettre à certain d’atteindre une totale libération n’est plus l’objectif premier. En effet, l’humanité avant d’entrer dans ce dernier cycle de l’Age Sombre était encore constituée d’êtres avec un fort potentiel spirituel (même s’il appauvrissait au fil des générations, ce processus d’épuisement étant une conséquence inévitable du déroulement cyclique). Les dernières traditions apparaissent à un moment où ce potentiel s’est considérablement réduit et donc l’ambition ne peut plus être d’atteindre un haut degré de réalisation pour un grand nombre d’être, ni d’ailleurs d’aider un petit nombre à atteindre ces degrés (nous assistons alors à cette fracture de l’ésotérisme, aspect métaphysique, et de l’exotérisme, aspect religieux), le discours de la tradition est alors résolument exotérique, un minimum spirituel pour le plus grand nombre. Rappelons que l’objectif de la Tradition n’est pas culturel mais fondamentalement spirituel. La culture en est l’enveloppe mais pas le cœur et c’est cette inversion consistant à mettre en avant le culturel au mépris du spirituel qui aujourd’hui précipite les traditions vers le gouffre et fait que les autorités spirituelles pactisent avec la modernité en espérant sauver cet héritage au préjudice de la réalisation spirituelle. En croyant sauver l’esprit en privilégiant le mental et le corps, on illusionne l’humanité en lui faisant perdre tous ses repères pour la mener vers le chaos.

Une œuvre à l’abri de la censure

René Guénon nous parle dans son œuvre du monde de la tradition, mais il n’a jamais vécu dans cette ambiance. A sa naissance, le monde moderne avait déjà imposé ses règles, la tradition n’était plus depuis longtemps le point de référence pour vivre. Le pouvoir temporel n’avait plus à craindre de l’autorité spirituelle. En France, où il est né, le Pape avait perdu beaucoup de son influence et ne pouvait plus véritablement dicter la loi de l’Eglise. Et au Caire où il a fini sa vie, le Coran n’imposait pas non plus vraiment sa loi. René Guénon aura ainsi passé toute sa vie sans être jamais soumis à une autorité spirituelle stricte, en cela il ne diffère en rien de la masse de nos contemporains.
Il faut tout de suite préciser que s’il avait été confronté à une autorité spirituelle active, son œuvre aurait été censuré de façon brutale que ce soit en terre chrétienne ou en terre musulmane.
René Guénon bénéficie, ce qui est un paradoxe, de l’affaiblissement de la tradition, de la tradition catholique notamment, pour publier son œuvre sans aucune censure. Il obtiendra même l’imprimatur pour son petit ouvrage sur Saint Bernard…
Depuis des siècles l’Eglise catholique met à l’index tous les écrits que l’on considère comme ésotériques. Les publications dites ésotériques ont dû déjouer les pièges de la censure au détriment souvent de leur clarté (Fidèles d’Amour, Rose-croix, Francs-maçons, Alchimistes, etc., la liste est longue). Même dans le domaine théologique, des auteurs dont l’œuvre répond à la théologie négative comme Maître Eckhart ont été inquiétés. Rien de cela pour René Guénon. Aucun livre à l’index, aucun procès, aucune entrave si ce n’est la perfidie et l’hostilité de certains pseudo-intellectuels.
La place accordée aux doctrines hindoues dans cette œuvre est inacceptable pour les traditions du Livre. L’Islam ne peut que la rejeter. Il y a bien une sorte de tolérance liée seulement comme pour le Catholicisme à l’affaiblissement de ces traditions face au monde moderne. René Guénon condamne le monde moderne et c’est le monde moderne qui le laisse s’exprimer. La bêtise du diable est sans limite. Il est important de noter que tous les intégrismes s’opposent avec violence à cette œuvre. On pourrait s’en étonner mais cela s’explique sans peine. L’intégrisme est une tentative de « retour en arrière » qui s’oppose ainsi au juste déroulement cyclique, il ne peut être que l’expression d’une erreur. Et René Guénon est toujours présent pour débusquer les erreurs évidentes.
L’Hindouisme comme le Bouddhisme pourraient accueillir cette œuvre avec un complet détachement. Mais là encore, elle ne les concerne pas.
Si cette œuvre n’est pas censurée, elle est emprisonnée dans sa forme francophone.
La langue française, sa langue maternelle, est le support fondamental de cette œuvre. Le français s’est imposé en Europe et donc en Occident comme la langue la plus efficace pour exprimer des concepts, des idées et articuler au mieux un raisonnement. Elle est ainsi la langue occidentale la moins inadaptée pour véhiculer la connaissance aussi bien que le savoir. René Guénon a d’ailleurs redéfini un grand nombre de mot et d’expression (en revenant le plus souvent à leur sens étymologique) pour asseoir son enseignement. L’œuvre de René Guénon n’est donc pleinement accessible qu’au francophone.
On remarquera que René Guénon n’a fait aucun effort particulier pour que son œuvre soit traduite. S’il avait eu comme dessein d’intervenir en force sur le monde occidental, c’est en utilisant l’anglais qu’il aurait pu atteindre la masse. Mais son enseignement ne s’adresse pas au plus grand nombre.
L’œuvre est particulièrement dense. René Guénon pour parvenir à ses fins n’a pas manqué d’avoir recours à tous les aspects formels disponibles à son époque. Ainsi il est le premier a utilisé le langage mathématique pour nous aider à concevoir et comprendre ce qui est du domaine de la connaissance des principes et de la réalisation spirituelle. Ainsi la notion de passage à la limite propre à la mise en œuvre du calcul intégral vient illustrer le processus de la réalisation spirituelle effective, on se reportera à son ouvrage intitulé les Principes du calcul infinitésimal.
M. Houellebecq ne se trompe pas lorsqu’il précise que René Guénon est un esprit que la modernité qualifierait plutôt de scientifique.
A l’image de l’Infini, la Vérité est une. Il n’y a pas deux infinis. L’Infini n’est pas constitué de parties. L’œuvre de René Guénon respecte en permanence l’Infini, il cherche sans cesse à en rappeler la continuité. Ainsi lorsqu’il aborde un sujet précis, il garde malgré tout toujours en vue tout ce qui n’est pas directement lié à ce sujet afin de maintenir une vision complète et totale à l’image de l’Infini. En un mot il n’est jamais systématique, et s’il se livre à l’analyse, il revient toujours à la synthèse.
Infini = Vérité. Une équation exacte aussi simple que cette évidence mathématique : 1 + 1 = 2. Et cependant une certitude inexprimable comme l’illustre cette autre façon d’écrire cette même évidence mathématique et qui devient: 1 + 1 = 10.
La suite des nombres peut être représentée de multiple façon : dans le système décimal à l’aide de 10 symboles (les nombres 1 à 9 avec le zéro), dans le système binaire (utilisé notamment pour les ordinateurs) à l’aide des seuls symboles zéro et 1. Le nombre 1dans le système décimal va ainsi être représenté par le symbole 1 dans le système binaire, le nombre 2 par le symbole 10, le nombre 3 par 11, le nombre 4 par 100, le nombre 5 par 101, le nombre 6 par 110, le nombre 7 par 111, le nombre 8 par 1000, le nombre 9 par 1001, etc.

Un véritable métaphysicien

Quel a été le rôle de René Guénon ? A-t-il eu une fonction au sens traditionnel ?
On a utilisé le terme de témoin de la tradition qui apparaît en effet comme tout à fait juste. Son œuvre est en effet un témoignage de ce qu’est la spiritualité, la tradition, la métaphysique. Une œuvre écrite, comme nous l’avons vu, enfermée dans le carcan de la langue française, réservée à la mentalité occidentale (même si celle-ci s’étend au monde entier, un oriental au vrai sens du terme n’a que faire de cette œuvre).
C’est l’œuvre d’un métaphysicien au plein sens du terme. C’est une œuvre de Vérité. Elle n’est pas simplement théorique mais au-delà de la distinction du théorique et du pratique. Le métaphysicien se place de préférence « du point de vue du Principe ». Cela implique qu’il décrit la réalité telle qu’elle est et non pas telle qu’elle apparaît du point de vue de la créature. Ainsi le métaphysicien peut indiquer le point de vue de l’être réalisé et non pas seulement celui de l’être virtuellement réalisé. Du point de vue du principe, à vrai dire il n’y a pas de différence, mais du point de vue de l’être individuel la différence peut être considérable puisque l’être non réalisé surimpose en permanence une illusion : celle d’une discontinuité entre le Principe et ce qu’il pense être. Le rôle de la tradition et du métaphysicien est de réduire cette séparation illusoire et d’aider à la faire disparaître étant entendu que l’être seul peut y parvenir tout en sachant paradoxalement qu’elle n’existe pas vraiment puisqu’elle est illusoire. Nous sommes tous réalisés mais notre ego construit une virtualité qui empêche que cette réalisation soit effective.
René Guénon a permis à ses lecteurs de reconnaître l’authenticité de la réalisation spirituelle de Râmana Maharshi qui est ainsi l’un des rares êtres dans ce monde contemporain à pouvoir être qualifié de « délivré-vivant », de jivan-mukta. Râmana Maharshi ne se présente pas comme un maître et a refusé d’avoir des disciples. En cela il rejoint René Guénon. On peut faire une comparaison significative entre leur fonction respective.
Si l’on est né en Inde avec une sagesse innée et une capacité d’intuition intellectuelle exceptionnelle comme Râmana Maharshi, on peut se contenter d’une action de présence. L’Orient véritable est fondamentalement contemplatif et n’a pas spirituellement besoin d’aide.
Si l’on est né en France avec une sagesse innée et une capacité d’intuition intellectuelle exceptionnelle comme René Guénon, on est logiquement voué à une action d’enseignement traditionnel de tout premier ordre. L’Occident est fondamentalement actif, et de nos jours particulièrement agité. Il a donc particulièrement besoin d’aide sur le plan spirituel.
Râmana a fait état de sa réalisation très précoce, René Guénon n’en parle pas mais on ne peut s’expliquer son œuvre sans une forme de réalisation au sortir de l’adolescence. L’un et l’autre ne s’appuient pas sur des sources identifiables pour alimenter leur discours, ils ne sont pas des érudits mais ils ont cette capacité à reconnaître l’expression de la Vérité dès qu’on leur présente des éléments doctrinaux parfois même très embrouillés.
Ainsi Râmana ne connaissait pas l’œuvre de Shankara, mais lorsque des Pandits lui en ont présenté des extraits il a tout de suite reconnu la validité et la qualité du contenu. De même René Guénon est capable de parler du Vêdânta avec une maîtrise étonnante alors qu’il s’appuie notamment sur des documents d’orientalistes anglais avec leur traduction des textes plus qu’approximative.
On peut citer ce passage d’un article de René Guénon qui illustre bien cette singularité, intitulé Sagesse innée et sagesse acquise repris dans l’ouvrage posthume Initiation et Réalisation spirituelle (ch. XXII) :
 « Cet être pourra alors passer en apparence par les mêmes degrés que l’initié qui est simplement parti de l’état de l’homme ordinaire, mais la réalité sera pourtant bien différente ; en effet, non seulement l’initiation, au lieu de n’être tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement sera pour lui immédiatement effective, mais encore il « reconnaîtra » ces degrés, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui, d’une façon qui peut être comparée à la « réminiscence » platonicienne, et qui est même sans doute au fond une des significations de celle-ci. Ce cas est comparable aussi à ce que serait, dans l’ordre de la connaissance théorique, celui de quelqu’un qui possède déjà intérieurement la conscience de certaines vérités doctrinales, mais qui est incapable de les exprimer parce qu’il n’a pas à sa disposition les termes appropriés, et qui, dès qu’il les entend énoncer, les reconnaît aussitôt et en pénètre entièrement le sens sans avoir aucun travail à faire pour se les assimiler. Il peut même se faire que, lorsqu’il se trouve en présence des rites et des symboles initiatiques, ceux-ci lui apparaissent comme s’il les avait toujours connus, d’une façon en quelque sorte « intemporelle », parce qu’il a effectivement en lui tout ce qui, au-delà et indépendamment des formes particulières, en constitue l’essence même ; et, en fait, cette connaissance n’a bien réellement aucun commencement temporel, puisqu’elle résulte d’une acquisition réalisée en dehors du cours de l’état humain, qui seul est véritablement conditionné par le temps. »
L’œuvre de René Guénon est très subtile. Il faut la lire avec beaucoup d’attention et la lire dans son intégralité sinon on pourrait croire qu’il y a parfois des contradictions mais c’est une erreur complète. Voici un bel exemple d’une apparente contradiction concernant la question du « luz ».
On peut lire ce passage particulier au chapitre VII du Roi du Monde (c’est nous qui soulignions): « (...) Le même mot luz est aussi le nom donné à une particule corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection. Comme le noyau contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être; et cette restauration s’opérera sous l’influence de la "rosée céleste", revivifiant les ossements desséchés (...) » Puis une page plus loin: « On situe le luz vers l’extrémité inférieure de la colonne vertébrale; ceci peut sembler assez étrange, mais s’éclaire par un rapprochement avec ce que la tradition hindoue dit de la force appelée Kundalinî, qui est une forme de la Shakti considérée comme immanente à l’être humain. Cette force est représentée sous la figure d’un serpent enroulé sur lui-même, dans une région de l’organisme subtil correspondant précisément aussi à l’extrémité inférieure de la colonne vertébrale (...) »
On doit relire cette note de L’homme et son devenir selon le Vêdânta, chapitre intitulé L’état de sommeil profond ou la condition de prâjna: « C’est là ce qui permet de transposer métaphysiquement la doctrine théologique de la "résurrection des morts", ainsi que la conception du "corps glorieux"; celui-ci, d’ailleurs, n’est point un corps au sens propre du mot, mais il en est la "transformation" (ou la "transfiguration"), c’est-à-dire la transposition hors de la forme et des autres conditions de l’existence individuelle, ou encore, en d’autres termes, il est la "réalisation" de la possibilité permanente et immuable dont le corps n’est que l’expression transitoire en mode manifesté. »
Enfin, sur cette même question de l’aspect corporel du « luz », on peut se référer à ce passage des États multiple de l’être (p. 61):
« D’ailleurs, ces prolongements [de l’individualité], qui sont de différents ordres, peuvent rentrer également dans les subdivisions de la hiérarchie générale; il y en a même qui, étant en quelque sorte de nature organique comme nous l’avons dit, se rattachent simplement à l’ordre corporel, mais à la condition de voir jusque dans celui-ci quelque chose de psychique à un certain degré, cette manifestation corporelle étant comme enveloppée et pénétrée tout à la fois par la manifestation subtile, en laquelle elle a son principe immédiat. »

Une humanité disqualifiée

René Guénon a choisi l’Hindouisme comme support principal pour illustrer son enseignement. Les traditions du Livre tout autant que le Bouddhisme étaient trop particularisés par leurs adaptations spéciales à la fin du cycle pour pouvoir convenir. Et les traditions plus anciennes à celles de l’Inde étaient soit trop dégénérés comme celles de l’Afrique noire ou des Amériques, soit trop fermées et trop éloignées de la mentalité occidentale comme les traditions extrême-orientales. L’hindouisme apparaissait ainsi comme la solution la plus adaptée pour faire comprendre ce que pouvait être une tradition complète et métaphysique. Rappelons que notre humanité est depuis plusieurs millénaires entrée dans ce que les Hindous nomment l’Age Sombre, le Kali-yuga. L’hindouisme peut être ainsi pris comme référence tout en gardant à l’esprit que cette tradition subit les effets de la descente cyclique et de l’affaiblissement qui en résulte. C’est une tradition complète, c’est-à-dire capable de reconnaître sans discontinuité tous les aspects de la connaissance depuis le point de vue purement métaphysique jusqu’au débordement extrême de la dévotion (intégrant sans séparation aucune l’aspect ésotérique et exotérique) en offrant ainsi une possibilité d’atteindre tous les degrés spirituels (sous tous ces modes). Elle connait ainsi ce qu’elle nomme les Avatâras (« Descentes ») qui viennent apporter à l’humanité une possibilité de développer à chaque moment critique une nouvelle forme spirituelle adaptée à la nouvelle condition de qualification des êtres. L’hindouisme a connu de nombreux Avataras dans son histoire. Elle possède une langue sacrée et des textes révélés. Elle est régie par le système des castes qui semble restreindre cette tradition à des conditions de naissance. Ce système est censé reconnaître le degré de qualification réelle des êtres. A la naissance, l’être peut ainsi avoir la qualification propre au Brahmane (celle du sacerdoce), ou celle propre au Kshatriya (celle de la royauté), ou celle propre au Vaishya (celle des artisans), ou celle enfin propre au Choudra. Dans l’impossibilité propre au Kali-yuga à reconnaître vraiment la qualification réelle des êtres, la tradition hindoue s’est en quelque sorte un peu figée et c’est en fin de compte la naissance apparente dans une caste qui détermine la qualification théorique. Cette caractéristique est devenue une des faiblesses de la tradition hindoue qu’elle nomme pour cela « la confusion des castes ». Cette tradition offre d’autre part une tolérance complète vis-à-vis des autres formes traditionnelles sans volonté d’imposer une quelconque forme de conversion.
Dans un monde encore équilibré, les êtres naissent nécessairement dans une tradition particulière et ils n’ont  a priori aucune raison ni désir d’en changer. La possibilité de ne pas être rattaché à une forme traditionnelle est là aussi une possibilité que seul le monde moderne à inventer. L’idée de méconnaître le Principe suprême est tellement absurde qu’il a fallu attendre vraiment que l’humanité s’abêtisse à un degré jamais atteint jusque-là. Dans la confusion moderne, la possibilité individuelle de se convertir répond ainsi à un jugement rarement objectif et surtout prisonnier de la subjectivité de l’ego toujours très mauvais conseiller.
Comment se fait aujourd’hui la détermination des qualifications. L’humanité est aujourd’hui le fruit de la confusion des castes. Les êtres ne sont plus à leur place. Comment faire pour reconnaître sa place réelle et donc son vrai niveau de qualification. La solution à cette question se trouve clairement dans l’œuvre de René Guénon, mais curieusement les « guénoniens », dont l’ego est très puissant, veulent l’ignorer et se déclarent « égoïstement » et systématiquement comme très qualifiés et donc dignes de la plus haute caste.
Voyons maintenant en comparaison certaines des caractéristiques du Christianisme. Instauré par un Avatâra dont la caste d’origine est celle des Kshatriyas. Il adopte d’ailleurs le métier d’un Vaishya. Il est ainsi fils de roi et charpentier. Le Christianisme ne dispose pas de langue sacrée, pas de texte révélé. La Révélation c’est le Christ, l’Avatâra. C’est une tradition pour tous les peuples. Elle connaît la fracture esotérisme / exotérisme. Une forme religieuse, avec une ignorance quasi complète de son aspect ésotérique, mal toléré par l’aspect religieux. Une forte présence de la dimension corporelle au détriment de la dimension purement spirituelle.
Penchons nous maintenant sur l’Islam. Dans cette tradition il n’y pas d’Avatâra, mais un seul Prophète. Elle dispose d’une langue sacrée, d’un texte révélé. C’est une tradition pour tous les peuples. Une forme religieuse avec un complément ésotérique existant relativement bien toléré par l’aspect religieux. Sous l’effet encore plus fort de la descente cyclique, l’aspect corporel, substantiel et féminin est encore plus présent qu’il ne l’était déjà dans le Christianisme.
Nous reproduisons deux passages d’un compte rendu rédigé par René Guénon. Il concerne le livre de I. Goldziher intitulé : Le Dogme et la Loi de l’Islam: Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion musulmane. (Traduction de F. Arin. P. Geuthner, Paris, 1920). Compte rendu a été publié en 1921 dans la Revue de Philosophie (numéro de Septembre-octobre) [Voir la bibliographie publiée en fin d’ouvrage] :
« D’autre part, la doctrine enseignée par Mohammed n’est pas du tout un « éclectisme »; la vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition judéo-chrétienne, en se défendant expressément de vouloir instituer une religion nouvelle et même d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de lois (et c’est pourquoi le mot « mahométan » est absolument rejeté par ses disciples) ».
Bien que l’Islam soit la « dernière » tradition du cycle de la présente humanité, il s’inscrit dans la continuité. Il s’agit donc d’une adaptation et non d’une rupture vis-à-vis de cette tradition judéo-chrétienne.
« Ces considérations conduisent à l’étude de la secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à toute innovation contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une restauration de l’Islam primitif; mais c’est probablement un tort de croire ces prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles des Protestants dans le Christianisme; il y a même plus d’une analogie curieuse entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les uns et les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). »
Il y a ici une correspondance très importante que René Guénon établit entre les Wahhâbites et les Protestants qui peut expliquer beaucoup de choses et notamment la situation actuelle et le sort de l’Islam. Le Protestantisme a sonné le glas du Christianisme et a joué un rôle essentiel dans le développement du monde moderne. Le même processus se retrouve dans l’Islam. Ce que l’on peut qualifier de protestantisme islamique sonne le glas de l’Islam et d’une façon encore plus précipité que ce qu’a connu le Christianisme. Situation d’autant plus logique que par l’effet de la descente cyclique et de son facteur d’accélération l’Islam va se décomposer avec plus de rapidité et de violence.
La présence d’une autorité centrale dans le Catholicisme avec la papauté a donné à cette contestation hétérodoxe une visibilité immédiate. L’absence d’une autorité centrale dans l’Islam ne laisse pas entrevoir avec autant de netteté cette mise en place d’un processus d’hétérodoxie mais il est à l’œuvre et il a même remporté la victoire comme avec le Protestantisme. La tradition occidentale n’est plus qu’une ruine, un corps agonisant même si elle n’est pas encore morte.
Chaque tradition est confrontée à son propre épuisement et chaque tradition s’achemine vers une fin ultime qui devra s’accomplir au même moment. Il y a donc un point de convergence dans la chute et les traditions plus récentes ont dû connaître un processus d’accélération pour, si l’on peut dire, rattraper les traditions plus anciennes dans leur chute. L’Islam étant la dernière connaît ainsi une accélération dans sa décadence sans commune mesure avec ce qui a pu frapper les autres traditions. Ce qui a nécessité de nombreux cycles pour la tradition hindoue n’en prendra que beaucoup moins pour l’Islam. Sachant en plus que pour toutes les traditions encore actives, le temps s’accélère. La tradition hindoue se meurt et celle de l’Islam également.
Dans le déroulement cyclique du monde occidental, la dernière phase où ce monde pouvait encore être qualifié de traditionnel remonte au Moyen-âge. Il faut d’ailleurs bien comprendre que même alors ce qualificatif de traditionnel présente un degré de réalisation bien inférieur à ce que l’on pouvait trouver par exemple en Inde à la même période. Ce monde traditionnel du Moyen-âge n’avait pas cette dimension nettement métaphysique mais bien cet aspect fractionné entre un exotérisme en l’occurrence la religion catholique et un ésotérisme plutôt discret mais accepté avec par exemple l’Ordre du Temple tout à fait essentiel ou ces initiations de métiers notamment. Il n’y avait déjà plus une hiérarchie traditionnelle bien nette. Un sacerdoce exotérique et des moines soldats, une royauté avec ses chevaliers et des artisans. Donc pas de vrais Brahmanes, des Kshatriyas avec des qualifications plus ou moins élevées, et des Vaishyas, si l’on veut établir une correspondance avec les castes de dvija (deux-fois nés).
Le monde occidental a ensuite connu ce que l’on nomme du point de vue moderne la Renaissance qui correspond en réalité à l’abandon de la pure orthodoxie. Le Protestantisme a ainsi ouvert les portes au monde moderne.
Dans la manifestation, les choses se correspondent. Le déroulement d’une humanité est à l’image du déroulement de n’importe quel autre cycle comme par exemple le cycle d’une vie humaine. De la façon la plus logique, ce déroulement va du commencement à la fin sans jamais pouvoir revenir en arrière. Ainsi toute volonté de faire marche arrière est vouée à l’échec et conduit toujours à un aspect parodique. Un être naît, s’accomplit et puis vieillit. Certes en vieillissant on peut avoir un regain de vitalité qui ouvre dans le grand cycle d’une vie une nouvelle étape que l’on peut qualifier alors de redressement mais pour autant l’être ne rajeunit pas. Croire alors que l’on rajeunit, c’est mentir et entrer dans la parodie d’une autre jeunesse.
Les Occidentaux sont très peu doués pour la contemplation. Ils sont dans l’action. Pour tenter de faire entendre à ces Occidentaux les bases de la métaphysique, René Guénon va être obligé paradoxalement de faire une large place à la « physique », au monde, pour amener ses lecteurs à prendre en considérations les questions purement spirituelles. Il va ainsi sans jamais entrer dans le domaine politique évoquer malgré tout les questions du devenir du monde. Il va ainsi s’attarder sur les éventuelles possibilités d’évolution de l’Occident
Lorsque René Guénon envisage une possibilité de redressement pour l’Occident, la situation est très dégradée. On est entré dans la phase finale avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat et un Protestantisme particulièrement efficace et dissolvant.
Lorsque René Guénon parle de redressement de l’Occident, ce qu’il peut envisager c’est quelque chose comme un palier dans la descente cyclique où le monde occidental aurait pu pour un temps seulement s’offrir comme un regain de vie traditionnelle et rien de plus. Ce ne pouvait pas être une renaissance en aucune façon et donc pas une renaissance du Moyen-âge, René Guénon, en nous expliquant comment fonctionne le déroulement cyclique, nous indique également que cette possibilité de renaissance n’en est pas une. Cette possibilité devait être totalement originale quand à la forme de société tout en respectant les principes de la Tradition. Elle ne pouvait pas présenter une possibilité traditionnelle supérieure à ce que le monde occidentale avait déjà connu mais quelque chose de moins qualifié que notre Moyen-âge. Cette possibilité de redressement devait donc s’appuyer sur l’orthodoxie du christianisme avec à sa tête une élite traditionnelle constituée d’êtres ayant un degré de réalisation spirituelle suffisant pour trouver les formes d’adaptation et créer ainsi ce palier de redressement. Une élite comparable mais moins ambitieuse à celle qui avait animé par exemple l’Ordre du Temple afin de parvenir malgré tout à une phase traditionnelle mais avec un développement inférieur à ce qui s’était déjà réalisé en ce temps là. C’est la constitution de cette élite qui sans être impossible était des plus difficiles à réaliser. René Guénon envisageait l’aide de l’Orient pour constituer cette élite.
On comprend immédiatement que même si ce redressement était possible, il aurait été de courte durée puisqu’il ne pouvait pas empêcher, la descente cyclique se poursuivant, la fin de la présente humanité. L’Occident aurait alors repris son envahissement destructeur sitôt fini ce redressement qui n’aurait pas eu une durée aussi longue que le Moyen-âge (le temps continuant d’accélérer quoique l’on fasse).
L’élite occidentale à constituer ne pouvait en toute vraisemblance appartenir majoritairement qu’à la caste des Vaishyas.
Ce n’était donc pas l’équivalent des Brahmanes ou des Kshatriyas qui devait assurer un possible redressement comme au Moyen-âge à l’image des templiers par exemple. Mais ce devait être les Vaishyas. On devrait donc comprendre que ce redressement devait se faire avec des êtres dont la qualification pouvait être équivalente au moins à celle requise par les initiations de métiers.
Une remarque s’impose :
Voyons ce que nous dit René Guénon en rapport avec le métier d’imprimeur au chapitre XXIX des Aperçus sur l’initiation :
« L’opinion la plus répandue pourrait donc se formuler ainsi : les Maçons « opératifs » étaient exclusivement des hommes de métier ; peu à peu, ils « acceptèrent » parmi eux, à titre honorifique en quelque sorte, des personnes étrangères à l’art de bâtir. »
Puis il ajoute en note :
« En fait, ces personnes devaient cependant avoir tout au moins quelque lien indirect avec cet art, ne fût-ce qu’à titre de « protecteurs » (ou patrons au sens anglais de ce mot) : c’est d’une façon analogue que, plus tard, les imprimeurs (dont le rituel était constitué, dans sa partie principale, par la « légende » de Faust) « acceptèrent » tous ceux qui avaient quelque rapport avec l’art du livre, c’est-à-dire non seulement les libraires, mais aussi les auteurs eux-mêmes. »
S’il est un « métier » que René Guénon a bien exercé, c’est incontestablement celui d’ « auteur ». Il est un artisan du livre et son travail a abouti à un « chef-d’œuvre » au vrai sens du terme.
L’usage et le développement de l’imprimerie en Occident marque le glas d’un dernier cycle traditionnel significatif en Occident : le Moyen-âge. Paradoxalement, l’œuvre de René Guénon qui s’inscrit pleinement dans ce cycle de l’omniprésence de l’imprimerie marque le glas d’un autre cycle. L’art du livre disparaît, les libraires, les auteurs, l’imprimerie, tout disparaît dans l’infrahumain, dans la virtualité du monde numérique réduit au binaire, dans l’internet.
Il est très important de comprendre qu’en aucun cas René Guénon a envisagé un redressement de l’Occident par son « islamisation ». Il déclarait dans Orient et Occident (deuxième partie, ch. III) : « jamais aucune organisation orientale n’établira de ‘branches’ en Occident ». Les communautés musulmanes qui se développent en Occident sont le résultat de la mondialisation et de la confusion des traditions. Elles n’ont, pourrait-on dire, rien d’orientales. C’est un Islam progressiste en parfaite harmonie avec le monde moderne copiant en cela l’attitude de l’Eglise catholique et de ses papes (cas unique dans l’histoire deux papes parfaitement légitimes cohabitent en effet au Vatican) ou un Islam intégriste faussement antimoderne encore plus actif et dangereux que les courants intégristes chrétiens.

Une œuvre et ses lecteurs

Lire René Guénon. Chaque action a son effet. Une lecture d’un livre de René Guénon produit toujours quelque chose. En général une incompréhension, très souvent un rejet puis de l’indifférence. Mais l’effet n’est jamais nul, car cet œuvre a un pouvoir, celui de vous « transformer ».
De très nombreux intellectuels au sens moderne, des artistes, des écrivains ont lu René Guénon et ont utilisé une partie plus ou moins importante de son enseignement, de son exposé extrêmement complet des connaissances traditionnelles. Il a permis ainsi par ricochet à ces artistes, à ces écrivains de produire des œuvres plus inspirées. On peut retenir notamment l’exemple des surréalistes qui sont apparus comme plus doués qu’ils ne l’auraient été sans cette œuvre. On voit ainsi qu’un de ses rôles est d’accompagner le monde moderne dans sa descente en lui permettant de développer le meilleur de ces possibilités, le pire étant laissé à toutes les autres sources anti-traditionnelles. N’étant jamais cité ou remercié, René Guénon assure ainsi dans le plus complet anonymat (ce qui est le propre d’un homme de la tradition) son rôle de connaissant qui offre cette connaissance à tous ceux qui peuvent la recueillir à la hauteur de leur propre qualification (ou plutôt malgré l’étendue de leur disqualification). Il permet au monde occidental moderne d’être un peu moins médiocre. Et dans le même temps il accélère sa chute en lui permettant d’épuiser certaines de ses possibilités. Ce rôle est loin d’être négligeable.
Il faut compter de rares lecteurs qui ont su reconnaître son œuvre, en assimiler la plus grande partie et parfois peut-être même la totalité et qui ont grâce à lui retrouver une forme de vie plus authentique, parfois même proprement traditionnelle en développant une vocation sacerdotale, monastique, artisanale ou autre en ayant l’honnêteté de ne pas surévaluer leur qualification.
De nos jours même les êtres particulièrement disqualifiés obtiennent très facilement un rattachement initiatique. Ainsi la question ne se résume pas à être ou non initié.
Dans la grande confusion du monde moderne et dans ce que les Hindous nomment la confusion des castes, on doit reconnaître qu’il peut exister des êtres nés dans un milieu qui soit défavorable à l’expression de leurs qualifications spirituelles, l’œuvre de René Guénon a pu ainsi permettre à ces êtres d’identifier leur potentiel réel et de se réorienter au plein sens du terme trouvant ainsi par exemple en Orient une solution.
La fonction de René Guénon est d’opérer un rappel des connaissances traditionnelles. Au moment où son œuvre s’accomplit les solutions pratiques pour un réel parcours spirituel se restreignent sans cesse un peu plus. Si des solutions pratiques peuvent exister, elles ne peuvent être que soit très limitées soit vraiment tout à fait exceptionnelles. René Guénon est un métaphysicien, il n’a aucune vocation à rechercher des solutions bassement pratiques. Mais si l’on tient absolument à définir des solutions possibles, il faut garder à l’esprit que René Guénon ne s’adresse qu’aux Occidentaux. Ainsi s’il peut y avoir des solutions qui s’appuient sur son œuvre, elles ne concernent que les Occidentaux qui ne peuvent en toute logique se rattacher à des traditions orientales. Pourquoi seraient-ils nés en Occident ? Comme nous le laissions entendre, on peut envisager les cas de ceux qu’il désigne comme des Orientaux égarés en Occident et ceux-là trouveront éventuellement une solution en allant vivre en Orient.
Parmi ceux qui ont été touché par l’œuvre de René Guénon, il y a bien sûr tous ceux qui se désigneront comme des « guénoniens » et qui contrairement à la plus élémentaire logique rechercheront envers et contre tout des solutions pratiques sans se préoccuper des qualifications demandées ni de la cohérence des solutions envisagées.
Avec son ego très développé, ce qui définit plus précisément le « guénonien » c’est une surévaluation de sa qualification. Il lit René Guénon qui lui explique qu’il faut être qualifié et avoir une connaissance doctrinale suffisante avant de pouvoir prétendre à quoique ce soit et notamment à être initié. Le « guénonien » se juge toujours très qualifié et sa lecture de René Guénon même incomplète lui suffit à croire qu’il détient une connaissance suffisante. Il en conclut qu’il est immédiatement prêt pour l’initiation. Il doit sans plus attendre se mettre en chasse d’une forme d’initiation. Pour le « guénonien », lecteur expéditif de l’œuvre de René Guénon, il n’y a que deux routes envisageables.
Une première route jugée peu prestigieuse mais moins exigeante : la franc-maçonnerie. En effet, la franc-maçonnerie et le compagnonnage sont les deux seuls organisations occidentales ayant encore la possibilité d’offrir une initiation. Le « guénonien » exclut rapidement le compagnonnage jugé trop primaire. La franc-maçonnerie était pourtant bien à l’origine une initiation de métier, une initiation pour les Vaishyas, qui demandait un véritable engagement comme il en est encore pour le compagnonnage puisqu’il faut exercer effectivement un métier, accepter d’être un apprenti, travailler pour être compagnon et enfin maître. Il est bien plus facile aujourd’hui d’être franc-maçon spéculatif avec un complément exotérique pour reconstruire de façon un peu bricolée une solution que les « guénoniens maçons » jugent très satisfaisante. Il n’y a en effet pas grand-chose à accomplir : une vague pratique exotérique, quelques tenues en loges et des agapes. On ne peut être étonné de constater que le bénéfice spirituel ne puisse être que très modeste voire inexistant.
La seconde route envisagée est plus radicale puisqu’elle suppose une conversion à l’Islam. Tradition considérée comme complète avec son aspect exotérique religieux et la possibilité d’être initié au sein d’une tarîqa. Cette solution retenue par l’écrasante majorité des « guénoniens » a le curieux privilège d’être en quasi contradiction avec ce que l’œuvre de René Guénon nous suggère. Sauf à croire que cette masse de convertis ne serait constituée que d’Orientaux égarés en Occident et qui trouveraient plus confortable de rester vivre en Occident. On nous dira que René Guénon ne s’est pas opposé à ce flot de conversion. C’est vrai, mais il ne l’a jamais encouragé non plus.
Si la première solution peut correspondre d’une certaine façon aux enseignements de René Guénon puisqu’elle ne s’appuie que sur la tradition occidentale. Son caractère un peu bancal et artificiel la rend très logiquement inopérante. La seconde solution, inaugurée par F. Schuon, apparaitra très vite en désaccord avec les enseignements de René Guénon. Et ceux qui par la suite ont pris leurs distances vis-à-vis de F. Schuon ne parviendront pas plus à rester simplement en accord avec cet enseignement. Les traditions orientales n’ont aucune place en Occident et leurs présences modernes ne marquent qu’une confusion propre au monde moderne et ne sont que des aspects affaiblis ou même proprement dégénérés des authentiques traditions orientales.
Ce qui frappe chez le « guénonien » c’est paradoxalement une certaine indifférence à la vraie spiritualité. Il s’est construit une sorte de carrière « initiatique » de façon très artificielle. C’est l’ego qui parle avant tout, le détachement spirituel est le plus souvent absent. En définitive, sans vouloir le reconnaître, le « guénonien » se livre à du développement personnel et non à une véritable ascèse spirituelle. Il a ce côté enfantin, immature, il cherche par tous les moyens à « copier » la vie de René Guénon.
La question de l’évaluation juste de la qualification est toujours mise de côté. Il est plus simple et plus pacifique de reconnaître que tous les prétendants à l’initiation sont largement qualifiés. Des petits « gourous guénoniens » peuvent ainsi agir à leur aise. Des loges « guénoniennes » se sont ainsi constituées, des « tarîqas (turuq) guénoniennes » également. Les « guénoniens » restent entre eux pour ne pas avoir à se confronter vraiment à la réalité spirituelle. La justification est bien sûr tout autre, pour un « guénonien » c’est toujours l’autre qui n’est pas assez qualifié, il n’est pas fréquentable. Le « guénonien » sait tout, il a réponse à tout. Il n’a jamais compris que c’est René Guénon qui a réponse à tout et non le « guénonien ». Le « guénonisme » n’existe pas, il faut être un « imbécile » pour être « guénonien ». M. Houellebecq se trompe de cible.
Les « guénoniens maçons » et les « guénoniens musulmans » se font la guéguerre comme des enfants. Ainsi ceux qui sont musulmans méprisent les maçons parce qu’ils ont opté pour une solution considérée comme trop « limitée » ou comme simplement « spéculative ».
Il ne faut pas se méprendre toute cette agitation des « guénoniens francs-maçons » et des « guénoniens musulmans » pourraient faire penser que l’œuvre de René Guénon n’a produit que ces effets insignifiants. L’influence de cette œuvre est autrement plus importante. Les résultats opératifs et profonds sont en grande majorité restés quasiment secrets. Et cette œuvre portera des fruits jusqu’à la fin du cycle de la présente humanité.
Il y a un aspect qui devrait faire réfléchir. René Guénon accordent aux doctrines hindoues une place considérable dans son œuvre et curieusement les « guénoniens » sont pratiquement tous totalement indifférents à l’hindouisme.

DEUXIEME PARTIE

La fin d’un Manvantara

La tradition hindoue nous enseigne que la présente humanité est entrée dans la phase finale extrême du Kali-Yuga, c’est-à-dire dans la fin du présent Manvantara ou ère d’un Manu (Principe de cette humanité – l’homme est ainsi désigné comme mânava c’est-à-dire « relatif à Manu »)
Cette échéance est la plus importante qu’une humanité puisse avoir à affronter.
Toute fin d’un cycle donné est à considérer selon deux aspects principaux :
1 - Un épuisement des possibilités en potentialité à l’origine du cycle envisagé et qui doivent s’y manifester.
2 - Une synthétisation du germe qui porte les potentialités du cycle qui doit lui succéder.
Ce qui ne s’épuise pas c’est donc justement le germe du cycle futur. On peut dire que cette synthétisation du germe est « passive », « obscure », au sens où le germe est « ce qui reste ». L’épuisement sera alors « actif » et constituera la part visible de l’activité dans une fin de cycle.
Dans le cadre d’une fin de Manvantara, l’humanité consacre ainsi toute sa puissance à cet épuisement des possibilités. Bien que ces ultimes possibilités soient dans leur écrasante majorité de nature antitraditionnelle voire contre-initiatique, on oublie de voir qu’une part de ces possibilités est de nature traditionnelle et initiatique. En effet, on semble ne pas comprendre que le germe ne concernera que l’humanité future (une autre humanité) et qu’ainsi l’action traditionnelle dans la fin d’un Manvantara doit épuiser toutes les possibilités traditionnelles qui ne résorberont pas dans le germe du Manvantara futur.
Cette notion d’épuisement traditionnel doit permettre de mieux appréhender, en cette fin de cycle, le milieu traditionnel et de mieux comprendre son action. Pour bien cerner cet épuisement, il est sans doute utile de rappeler dans quel domaine se résorbe le germe du cycle futur, ou d’un autre point de vue, dans quel domaine l’arche se forme. René Guénon écrit dans son article intitulé Les mystères de la lettre Nûn (repris dans l’ouvrage posthume Symboles fondamentaux de la Science sacrée) :
«  Revenons maintenant à la forme de la lettre nûn, qui donne lieu à une remarque importante au point de vue des relations qui existent entre les alphabets des différentes langues traditionnelles : dans l’alphabet sanscrit, la lettre correspondante na, ramenée à ses éléments géométriques fondamentaux, se compose également d’une demi-circonférence et d’un point ; mais ici, la convexité étant tournée vers le haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus sa moitié inférieure comme dans le nûn arabe. C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou, pour parler plus exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires l’une de l’autre ; en effet, si on les réunit, les deux points centraux se confondant naturellement, on a le cercle avec le point au centre, figure du cycle complet, qui est en même temps le symbole du Soleil dans l’ordre astrologique et celui de l’or dans l’ordre alchimique. De même que la demi-circonférence inférieure est la figure de l’arche, la demi-circonférence supérieure est celle de l’arc-en-ciel, qui en est l’analogue dans l’acception la plus stricte du mot, c’est-à-dire avec l’application du « sens inverse » ; ce sont aussi les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », l’une « terrestre », dans les « eaux inférieures », et l’autre « céleste », dans les « eaux supérieures » ; et la figure circulaire, qui était complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés, doit se reconstituer à la fin du même cycle. On pourrait donc dire que la réunion des deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on les rapporte plus particulièrement au symbolisme « solaire », la figure du na sanscrit correspond au Soleil levant et celle du nûn arabe au Soleil couchant. D’autre part, la figure circulaire complète est encore habituellement le symbole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence 9 ; mais ici, étant obtenue par l’union de deux nûn, elle vaut 2 × 50 = 100 = 102, ce qui indique que c’est dans le « monde intermédiaire » que doit s’opérer la jonction ; celle-ci est en effet impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine de la division et de la « séparativité », et, par contre, elle est toujours existante dans le monde supérieur, où elle est réalisée principiellement en mode permanent et immuable dans l’« éternel présent ».
On voit donc que l’épuisement concerne les possibilités du monde inférieur, domaine de la division et de la « séparativité » ainsi que les possibilités du monde intermédiaire qui s’opposeraient à la jonction de l’arche si elles ne devaient pas être épuisées.
On peut donc dire que c’est ce qui « se sépare » qui s’épuise, donc tout ce qui s’épuise se sépare. La Tradition, dans la diversité de ses formes, réalise alors cet épuisement des aspects qui tendent vers une matérialisation et un formalisme de plus en plus accentués. Les communautés se divisent dans la désorganisation et le fractionnement des voies traditionnelles en de multiples chemins tortueux aboutissant dans ce fractionnement même à des impasses de fait, même si ce ne sont pas des impasses de principe.
La Tradition, dans une fin de Manvantara, doit faire face à la disqualification sans cesse croissante de ses membres.
La fin ultime d’un Manvantara ne peut laisser la place à une éventuelle restauration de certaines formes ou aspects de la Tradition. Lorsque les temps sont proches tout ce qui ne saurait être recueilli dans l’arche doit s’éteindre. Faut-il penser que cet « instant » est imminent ? Sinon voit-on les signes d’un hypothétique redressement ? Ne doit-on pas penser qu’il n’y a plus d’autres possibilités que celles amoindries, incomplètes qui doivent se manifester avant la clôture de ce Manvantara ?

Aperçus sur les aspects vishnouïtes et shivaïtes de la fonction de René Guénon

Shiva et Vishnu représentent avec Brahmâ la Trimûrti, c’est-à-dire les trois aspects d’Ishwara. Si Brahmâ est le principe producteur des êtres, Vishnu est le principe animateur et conservateur des êtres et Shiva le principe transformateur plutôt que destructeur des êtres. Il convient de bien comprendre que les principes représentés par Vishnu et Shiva ne sont pas antagonistes mais bien complémentaires. D’ailleurs, les attributs de Shiva sont aussi ceux de Vishnu, comme ceux de Vishnu sont également ceux de Shiva.
La fonction de René Guénon (comme son œuvre) s’inscrit à la source de ces deux principes. Elle est ainsi essentiellement shivaïte au sens où l’aspect vishnouïte s’y accomplit pleinement dans l’intégration shivaïte. La Réalisation n’étant que la confirmation de cette identification dans le Principe suprême où l’être est ainsi « transformé » pour être essentiellement « conservé ».
A la fin d’un Manvantara et donc à la fin ultime du Kali-Yuga (phase actuelle du cycle de la présente humanité), le milieu authentiquement traditionnel doit tout à la fois accomplir l’épuisement des possibilités traditionnelles liées à ce cycle et aider à la synthétisation du « Germe » du cycle de la future humanité.
L’œuvre de René Guénon (comme sa fonction)  répond pleinement à ce dessein. Elle n’est en rien « intégriste » ou « progressiste », mais elle aide à l’accomplissement et donc à l’épuisement des possibilités supérieurs de la Tradition (dans ses différentes formes) sans oublier la plus haut d’entre elles, c’est-à-dire la possibilité de la Délivrance qui restera une possibilité (bien que vraiment exceptionnelle) « jusque » dans  ce non-temps du basculement d’un cycle à l’autre.
Ce qui épuise les possibilités traditionnelles inférieures, c’est d’une part l’ « intégrisme » et d’autre part le « progressisme ».
L’intégrisme se crispe sur la forme extérieure d’une tradition au lieu de chercher à en conserver l’essentiel qui habitera le « Germe » du cycle futur ; c’est un « conservatisme », un vishnouisme amoindri presque stérile.
Le progressisme détruit la forme extérieure mais ne sait aller au-delà de cette forme ; c’est un shivaïsme puéril qui détruit tout ce qu’il touche au lieu de le « transformer », c’est-à-dire d’atteindre l’essentiel qui est derrière la forme.
La fonction de René Guénon (comme son œuvre) dans sa dimension shivaïte est de révéler la Tradition primordiale, c’est-à-dire d’atteindre à la connaissance des principes ; dans sa dimension vishnouïte, elle se concentre sur le « Germe » plus que sur l’ « Arche » qui le contiendra. Le shivaïsme essentiel est bien de se détacher de la forme pour se transformer et réintégrer le Principe. Le vishnouïsme essentiel, en cette fin de cycle, est de se préoccuper avant tout du « Germe » plutôt que des aspects particuliers de l’ « Arche ». Révélatrice du Principe suprême, l’œuvre de René Guénon est centrée essentiellement sur la Tradition primordiale et sur « l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale », c’est-à-dire sur la tradition hindoue. C’est notamment pourquoi la fonction de René Guénon s’accommode si bien d’une compréhension vishnouïte et shivaïte de son œuvre.
Cette œuvre est centrée substantiellement sur le « Germe ». On s’égare si l’on voit cette œuvre dans la perspective d’un vishnouïsme substantiel qui se polariserait alors sur les aspects formels de l’ « Arche » plutôt que sur les aspects essentiels du « Germe ».
On cherche ainsi à détourner cette œuvre en ignorant la Tradition primordiale (négligence démontrée par le désintérêt quasi général pour la tradition hindoue) pour se crisper sur des formes particulières liées au Kali-yuga tout en négligeant l’universalité du « Germe » pour s’arrêter aux aspects particuliers de l’ « Arche ».
Ainsi, malgré les apparences d’un milieu qui se dit « guénonien », bien peu semblent vouloir aider à l’accomplissement de cette fonction que René Guénon a pourtant magnifié par son œuvre. Seule la Providence est toujours à l’écoute mais le Destin se fait de plus en plus pesant.

La métaphysique occidentale

En 1925, le 17 décembre, René Guénon donna une conférence à la Sorbonne. Publié dans les Etudes Traditionnelles en 1938, puis en tiré à part, en 1939, aux Editions Traditionnelles. Le texte de cette conférence porte un titre paradoxal : la Métaphysique orientale. L’auteur s’en explique ainsi :
« J’ai pris comme sujet de cet exposé la métaphysique orientale ; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la métaphysique sans épithète, car, en vérité, la métaphysique pure étant par essence en dehors et au delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales, soit occidentales ; mais, sous leur diversité, c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une.  S’il en est ainsi, pourquoi parler plus spécialement de métaphysique orientale ? C’est que, dans les conditions intellectuelles où se trouve actuellement le monde occidental, la métaphysique y est chose oubliée, ignorée en général, perdue à peu près entièrement, tandis que en Orient, elle est toujours l’objet d’une connaissance effective. Si l’on veut savoir ce qu’est la métaphysique, c’est donc à l’Orient qu’il faut s’adresser ; et, même si l’on veut retrouver quelque chose des anciennes traditions métaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un Occident qui, à bien des égards, était alors singulièrement plus proche de l’Orient qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est surtout à l’aide des doctrines orientales et par comparaison avec celles-ci que l’on pourra y parvenir, parce que ces doctrines sont les seules qui, dans ce domaine métaphysique, puissent encore être étudiées directement (…) J’ai dit métaphysique orientale, et non uniquement métaphysique hindoue, car les doctrines de cet ordre, avec tout ce qu’elles impliquent, ne se rencontrent pas que dans l’Inde, contrairement à ce que semblent croire certains, qui d’ailleurs ne se rendent guère compte de leur véritable nature. Le cas de l’Inde n’est nullement exceptionnel sous ce rapport ; il est exactement celui de toutes les civilisations qui possèdent ce qu’on peut appeler une base traditionnelle. Ce qui est exceptionnel et anormal, ce sont au contraire des civilisations dépourvues d’une telle base ; et à vrai dire, nous n’en connaissons qu’une, la civilisation occidentale moderne. Pour ne considérer que les principales civilisations de l’Orient, l’équivalent de la métaphysique hindoue se trouve, en Chine, dans le Taoïsme ; il se trouve aussi, d’un autre cote, dans certaines écoles ésotériques de l’Islam (il doit être bien entendu, d’ailleurs, que cet ésotérisme islamique n’a rien de commun avec la philosophie extérieure des Arabes, d’inspiration grecque pour la plus grande partie). La seule différence, c’est que, partout ailleurs que dans l’Inde, ces doctrines sont réservées à une élite plus restreinte et plus fermée ; c’est ce qui eut lieu aussi en Occident au moyen âge, pour un ésotérisme assez comparable à celui de l’Islam à bien des égards, et aussi purement métaphysique que celui-ci, mais dont les modernes, pour la plupart, ne soupçonnent même plus l’existence. Dans l’Inde, on ne peut parler d’ésotérisme au sens propre de ce mot, parce qu’on n’y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique; il ne peut être question que d’un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure de ses propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu’il leur est impossible de franchir. » (pp. 5, 6 et 7)
Le message ne pouvait être plus impérieux. L’occidental, qu’il soit catholique, qu’il soit authentiquement initié, voit sa ligne de conduite toute tracée : illuminer sa vie dans la splendeur de la Vérité métaphysique en prenant appui sur les doctrines hindoues. René Guénon a été très clair, la maîtrise doctrinale transforme l’être puisque « l’on est ce que l’on connait ». Ainsi la métaphysique est « la Voie, la Vérité et la Vie ».
On a reproché à René Guénon de n’être qu’un théoricien, mais ne veut-on pas comprendre que la métaphysique est opérative ? Eminemment opérative comme la Connaissance même. C’est la Voie principe et synthèse de toutes les voies traditionnelles ?
On a reproché à René Guénon de ne pas avoir le sens de l’humain, on aimerait ainsi le qualifier de « métaphysicien désincarné », mais employer une telle expression c’est affirmer que l’on entend rien à la métaphysique ; c’est croire que la Vérité est un mot, que le Verbe est un corps, que l’Infini est vide. Cessera-t-on de tout réduire à l’incarnation ? Le corps est cloué sur la croix, mais pas le Verbe.
L’Occident rejette la métaphysique, comment s’étonner alors que la Vérité rejette l’Occident ?
On reste abasourdi devant le peu d’écho au message impérieux de René Guénon. Faut-il penser qu’au sein de l’Eglise catholique bien peu soient en mesure de comprendre que theologia sine metaphysica nihil ? On saura gré à Frère Elie, Moine cistercien d’Occident, Elie Lemoine, d’avoir proclamé cette vérité en en faisant le titre de son ultime ouvrage ; ouvrage qui cite cette phrase remarquable de René Guénon : « La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être (…) et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. » (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, deuxième partie, ch. X). Tout est dit.
On appréciera la fidélité à l’œuvre de René Guénon en constatant que Frère Elie a posé des jalons entre l’Eglise et le Védânta dans son autre ouvrage signé « un Moine d’Occident » et intitulé Doctrine de la Non-Dualité et Christianisme. On regrettera simplement que cet ouvrage soit plus d’ordre théologique que métaphysique tout en comprenant qu’il ne pouvait en être autrement puisqu’il est publié « avec la permission des supérieurs ». Reconnaissons donc que cet auteur fut l’un des seuls à avoir affirmé implicitement que la métaphysique occidentale ne pouvait être revivifiée sans l’appui indispensable des doctrines hindoues.
Faut-il penser qu’au sein des Obédiences bien peu soient capables de voir que la « Compréhension », au sens étymologique, est opérative ?
La Franc-maçonnerie ne s’éclaire vraiment que sous le feu de la Vérité métaphysique, et ne peut se comprendre aujourd’hui qu’avec l’appui des doctrines hindoues.
Le métaphysicien n’aurait-il pas sa place en Loge ? On semble bien le penser. Est-ce une disqualification que de se revendiquer comme tel ? Doit-on considérer le métaphysicien comme un « bétaphysicien » borgne, bossu et boiteux ?
On ne s’explique pas de voir des « ésotéristes » rejeter la métaphysique, cette quintessence qui devrait les vivifier. Il n’y aurait donc pas de métaphysicien maçon ? Aucun du moins, à l’exception de René Guénon, ne semble s’être exprimé en tant que tel. Doit-on y voir la cause de cette agonie de la tradition occidentale ?

Infini

Du latin infinitus, un dictionnaire définit ce terme ainsi : « En quoi nous ne remarquerons ni ne concevons aucune limite ». On constate tout de suite que cette formulation ne peut convenir car elle introduit une dualité entre celui qui constate l’absence de limite et ce qui est sans limite. Ce spectateur de l’Infini s’en trouve ainsi exclu. Et l’Infini du même coup n’est plus infini puisqu’il est limité par l’absence même du spectateur. Tout n’est pas en lui. Le spectateur n’est pas infini. Son spectacle n’est pas infini puisqu’il ne peut s’y contempler. Peut-on penser que l’union de ce spectateur et de son spectacle pourrait restituer l’Infini ? Il ne faut pas y compter car l’union de deux éléments finis ne peut être infinie. Nous voici donc au cœur du PARADOXE de l’INFINI.
Cette constatation a des conséquences incalculables, car rien ne peut être absolument dissocié de l’Infini. Et la juste compréhension des aspects du Tout doit toujours se faire dans cette perspective.
L’infini métaphysique tel qu’il vient d’être suggéré ici ne doit pas être confondu avec l’indéfini. En effet, dans le langage courant on peut être tenté de qualifier d’infinie une condition de l’existence corporelle. On pensera alors fautivement que le temps ou l’espace est infini, que la suite des nombres l’est aussi, etc. Or il n’en est rien car alors l’infinitude du temps exclurait l’infinitude de l’espace. Il suffit de bien comprendre que ces conditions ne sont qu’indéfinies. Une limite peut toujours leur être assignée.
Mais revenons au PARADOXE de l’INFINI. Quelque soit l’aspect du Tout (la détermination que l’on envisage alors) celui-ci ne doit jamais être conçu comme absolu. Ainsi la distinction du principe de la manifestation et de la manifestation elle-même ne peut être absolue, même si la manifestation est rigoureusement nulle vis-à-vis de son principe.
Dès que l’on envisage une détermination quelconque, un aspect inévitablement relatif du Tout, il convient de ne pas perdre de vue pour autant tout ce qui n’est pas envisagé par cet aspect sous peine de n’avoir qu’un conception toujours imparfaite de la Réalité (au sens où le Réel est ce qui se Réalise).
Le PARADOXE de l’INFINI doit ainsi être toujours en conscience. L’Infini ne peut ni être assimilé à l’un de ses aspects ni être constitué de l’assemblage de ceux-ci. Cette simple remarque a des conséquences indéfinies si ce n’est infinies !

Réalisation

Ce terme dérive du latin realis, réel, et se définit dans le langage courant comme « action de rendre réel ou effectif »
Si l’on veut concevoir la Réalisation métaphysique, on ne peut la considérer comme une action mais comme une « reconnaissance ».
La réalisation est une délivrance au sens où l’être comprend qu’il n’a jamais cessé d’être libre.
Si l’on cherche à savoir ce qui différencie l’être réalisé de celui qui ne l’est pas effectivement, on doit, en vérité, convenir que si cette différence existe, elle n’a pour toute réalité que l’étendue d’une illusion. Si l’on peut parler de degrés vers la Réalisation, c’est que l’on envisage une disparition progressive de cette différenciation illusoire. Progression qui reste toujours relative vis-à-vis de l’instantanéité inconditionnelle de la Réalisation. En effet si la Réalisation est, en application du principe de Continuité absolue, la Réalité permanente de l’être, sa Réalisation effective est vécue comme une discontinuité immédiate ou plus précisément comme une discontinuité de la discontinuité illusoire, c’est-à-dire comme une reconnaissance effective de la Continuité. (Voir notre ouvrage sur la métaphysique de la communication).
Ecoutons la réponse de Râmana Maharshi à cette question : « Quelle est la chose unique qui, une fois connue, résout tous les doutes ? »
Et voici la réponse : « Sachez qui doute. Si vous le connaissez, il ne s’élèvera plus de doutes. Alors « celui qui doute » est transcendé. Lorsque « celui qui doute » cessera d’exister, il ne s’élèvera plus de doutes. Car d’où s’élèveraient-ils ? Chacun est en réalité un jnânî, un jivan-mukta, mais il ne la sait pas. Les doutes doivent être extirpés. » (Talks with Sri Ramana Maharshi, Sri Ramanasraman, Tiruvannamalai, 1984, p. 47.)

Influence spirituelle

Qui s’interroge sur la possibilité d’une réalisation spirituelle doit, paradoxalement, reconnaître que ce qui « est réel » ne saurait être l’effet d’un quelconque devenir. Totalement inconditionnée, la réalisation spirituelle ne peut être la conséquence de quoi que ce soit.
Mais si l’on veut envisager malgré tout un certain devenir, d’ailleurs suggéré dans cette interrogation par l’idée de possibilité (1), c’est dans la disparition progressive de ces illusoires limitations qui sont comme autant de voiles entre l’être et le Principe (2) ou, pour s’exprimer autrement, entre l’individualité et l’ « Homme universel ».
On peut voir dans cette dernière phrase comme une sollicitation implicite à l’énoncé des caractères fondamentaux de l’influence spirituelle qui est à la fois témoignage du lien permanent unissant l’Homme au Principe (3) et puissance qui en opère la reconnaissance.
Il convient de noter aussitôt que l’influence ne saurait à proprement parler se substituer à l’être (4). Bien qu’elle puisse être une source d’éveil, il ne suffit pas de recevoir une influence spirituelle pour être immédiatement délivré. Car témoin du lien dans le Principe, l’influence spirituelle trace une voie. Et c’est en cela que s’exprime sa puissance opérative (5).
De même que l’on peut dire qu’à chaque être correspond un voie propre, on peut envisager une égale diversité d’influences spirituelles non quant à leur principe mais quant à leur caractère opératif.
Transmise par un rite, l’influence spirituelle est, comme ce dernier, initiée (6) par une révélation.
Elle a ainsi sa source dans le Principe et, comme la révélation, elle vient toucher l’être manifesté jusqu’aux limites de son individualité (7).
Transcendante, elle est ainsi le témoin signifiant à l’homme qu’il est aussi porteur de cette même transcendance.
Recevoir une influence spirituelle, c’est être investi de la puissance du Tout qui est le signe même de cette nature transcendante.
L’Esprit ne saurait être limité : touché par son souffle, c’est toute la puissance d’identification qui est ainsi sollicitée donnant à l’être l’intégralité d’une présence qui peut être le ferment de sa réalisation spirituelle (8).
Toute influence spirituelle quelque soit sa spécificité porte la marque de sa Source, qui n’est autre que celle de l’Infini. Transcendante, elle est réalisatrice de son infinitude.
Une influence spirituelle détermine une voie qui n’est autre que celle qu’elle a elle-même suivie par sa révélation. L’influence comme la révélation est une présentation de la Réalité. L’Homme est mis en présence du Principe et donc mis en demeure de se « reconnaître » (9).
Parcourant la voie dans sa phase descendante, celle parcourue par la révélation, l’influence se détermine. Cette détermination définit notamment le mode opératif qu’il conviendra de suivre pour parcourir la voie dans sa phase ascendante (10).
Comme la révélation, l’influence spirituelle parcourt toue l’étendu des plans spirituel, subtil et corporel. Son caractère opératif lui donne donc cette possibilité de produire des effets sur tous les plans soumis au devenir où cette notion même d’effet est concevable.
Dans sa spécificité, elle opère plus particulièrement dans le plan où elle a sa nécessité et qui constitue à proprement parler son plan de réflexion. On ne peut malgré tout lui contester son universalité (11), même si elle est spécifiquement opérative sur un plan donné. Cette universalité lui permet ainsi d’être opérative sur tous les autres plans pourvu que ce déplacement d’influence se fasse selon l’axe même qui l’a vu naître (12).
Cette valeur Une et totalisante fait qu’une influence spirituelle pourra toujours porter effet dans l’intégralité des domaines ésotérique et exotérique, même si le rite qui la transmet ne s’attache en définitive qu’à l’un de ces domaines.
Il n’y a pas d’impossibilité de principe à voir une influence spirituelle reçue dans un rite exotérique porter des fruits sur le plan initiatique. La réciproque étant encore plus évidente car une influence spirituelle reçue dans un rite initiatique présuppose, pour porter des effets, une harmonisation des plans qui résultent du domaine exotérique.
Mais s’il n’y a pas d’impossibilité de principe, il y a bien une quasi impossibilité de fait correspondant à cet effet d’adéquation qui concentre l’influence au domaine qui l’a nécessitée. Cette nécessaire adéquation permet de rendre compte de l’existence propre des rites exotériques et initiatiques et d’une égale distinction entre les influences véhiculées dans chacun des deux domaines.
Cette existence propre n’est pas fortuite, pas plus que la multiplicité des influences qui en résultent, car l’une et l’autre ne font que rendre compte de la diversité des voies et donc des qualifications requises qui les caractérisent.
Une influence spirituelle spécifique, lorsqu’elle se détermine, trace une voie particulière que ne pourront suivre que ceux qui répondent à cette même détermination qualifiante.
S’il n’y a pas équivalence entre la qualification requise pour rendre l’influence reçue effective et la qualification propre à l’être qui en devient porteur, l’influence limitera ses effets aux limites de qualification de cet être. Ainsi, s’il n’y a pas d’impossibilité, il n’y a donc pas grand avantage à se voir porteur d’une influence dont on ne saura canaliser les effets pour en obtenir une réalisation (13).
Une influence pour être opérative doit rencontrer un champ de qualification correspondante. Mais toute influence quelque soit sa spécificité (14) portera toujours et par surcroit en elle le germe d’une réalisation effective pour un être pleinement qualifié.
Toute influence peut être ainsi toujours l’objet d’une adaptation d’un domaine à un autre ou d’un plan à un autre. La seule condition de validité pour cette adaptation est de suivre l’axe de la révélation. Tout égarement de cette voie rendra l’adaptation du rite totalement inopérante. On voit ainsi qu’il est plus immédiat d’adapter une influence d’ordre initiatique au domaine exotérique puisqu’il « suffit » d’en parcourir la voie descendante et donc de l’ « ouvrir », d’en limiter les exigences qualifiantes. Le processus inverse ne peut être que tout à fait exceptionnel puisqu’il est extrêmement sélectif ; il ne peut concerner que quelques « personnalités » exceptionnels.
Le cheminement spirituel d’un être fait qu’il devient le plus souvent porteur de plusieurs influences spirituelles. Cette multiplicité se justifiant d’autant plus que cet être est qualifié à parcourir tous les plans (15) qui totalisent les deux domaines respectivement exotérique et ésotérique (16).
Cette multiplicité n’est jamais un facteur de confusion (17), car l’Esprit procède par une intégration synthétique (18) où tous les effets trouvent leur harmonisation réalisatrice (19).
Eveillant notre volonté (20) à suivre cette voie qui doit nous mener effectivement en Dieu, l’influence est une potentialité dans l’accomplissement du destin qualifié d’un être, une puissance providentielle qui peut faire de cet éveil virtuel une réalisation effective où l’être transformé se reconnaît tel qu’il n’avait jamais cessé d’être.

  1. Cette corrélation entre le possible et le devenir doit être plus particulièrement entendue dans ce cas précis comme répondant à cette étendu illusoire qui sépare le virtuel de ce qui doit être conçu comme effectif.
  2. Limitations qui correspondent aux degrés d’ignorance de l’être non effectivement réalisé.
  3. Ce lien qui pleinement transcendé accomplit l’identification totalisante dans le Principe.
  4. Car si l’Esprit est de toute éternité, encore faut-il pouvoir le « reconnaître ». Telle est la raison d’être du travail intérieur.
  5. Précision importante : si l’influence en tant que support du cheminement spirituel mène à l’Esprit, l’Esprit, totalement inconditionné en soi, ne saurait s’y réduire.
  6. Au sens étymologique où initiare signifie « commencer ».
  7. Spécifions que puisque toute révélation (comme tout rite) a sa source médiatrice dans la Tradition primordiale, l’influence spirituelle peut être transmise dans le « Silence », principe de toute révélation, c’est-à-dire si l’on peut s’exprimer ainsi par le « rite primordial informel », principe de tout rite. Et précisons aussi que le terme de révélation s’étend ici à toute l’étendu hiérarchiques de degrés qu’il est susceptible de représenter.
  8. Qui deviendra effective si celui qui le reçoit en porte la qualification. Ce souffle l’accompagnera tout au long de son cheminement spirituel.
  9. Cette reconnaissance effective n’étant que cette ultime intuition du Réel où s’identifient le Connaissant et le Connu dans la Connaissance.
  10. Cette détermination porte sur tous les plans qui sont ainsi parcourus. Elle définit ainsi des conditions spécifiques pour tous les états qu’elle influence et notamment en ce qui concerne les états posthumes.
  11. Directement lié à son caractère transcendant, l’Esprit ne saurait être limité.
  12. L’adéquat déplacement d’influence correspond à une adaptation « verticale » qui peut être notamment nécessitée par cette « chute » qui accompagne le déroulement cyclique.
  13. Sans qualification spécifique, l’être reste dans le plan de la virtualité. Il n’est bien souvent qu’un simple intermédiaire passif qui ne fait qu’aider l’influence à maintenir sa présence au fil des générations.
  14. Répétons-le, même si sa détermination est du domaine simplement exotérique.
  15. Ce terme doit être entendu ici comme en étroite correspondance avec la nature spécifique de l’influence qui y trouve son champ d’action. Il peut correspondre ainsi aux différents degrés ou aux grandes stations qui jalonnent le cheminement spirituel.
  16. Cette notion de qualification s’entend toujours par rapport à l’état humain. Car il convient de ne pas perdre de vue que tout homme, fait à l’image de Dieu, est en Réalité « Homme universel ». La qualification répond à cette particularité de la voie propre qui rend la réalisation effective dans un état donné (tel l’état humain) plutôt que dans un autre.
  17. Dans l’hypothèse où plusieurs influences concerneraient le même degré ou le même état d’être.
  18. Et non syncrétique.
  19. Ceci ne doit pas être compris comme un encouragement à multiplier les réceptions d’influences même si l’Esprit veille et reste Un, malgré les faiblesses et l’ignorance des êtres.
  20. Cette volonté qui permet à l’être d’opérer ce travail intérieur qui prépare sa libération.

Grammaire de Pânini

On peut lire ce passage de L’homme et son devenir selon le Vêdânta au chapitre intitulé L’état de sommeil profond ou la condition de prâjna: « Le terme Chit doit être entendu, non pas, comme l’était précédemment son dérivé chitta, au sens restreint de la pensée individuelle et formelle (cette détermination restrictive, qui implique une modification par réflexion, étant marquée dans le dérivé par le suffixe kta, qui est la terminaison du participe passif), mais bien au sens universel, comme la Conscience totale du "Soi" envisagée dans son rapport avec son unique objet, lequel est Ânanda ou la Béatitude. »
Une lecture des nombreuses grammaires occidentalisées du sanscrit nous invite à considérer la dérivation en ta comme la forme d’un adjectif verbal. On ne nous parle jamais du suffixe en kta.  Il faut parcourir une grammaire traditionnelle hindoue, dite grammaire de Pânini, pour être confronté à cette forme en kta. On découvre alors que la lettre k est le symbole de la racine que l’on souhaite dériver. Ainsi dans le cas présent k représentera la racine CHIT, et la dérivation sera ainsi de la forme chit + ta, soit chitta.
Faut-il s’étonner de voir René Guénon s’appuyer sur la grammaire de Pânini pour nous expliquer le sens de cette dérivation?
On lira avec intérêt cet extrait de l’article compte rendu intitulé Le Siphra di-Tzeniutha (repris dans l’ouvrage posthume Formes traditionnelles et cycles cosmiques):
« Quoi qu’il en soit, il est bien certain que les Kabbalistes peuvent, le plus souvent, parler en réalité de tout autre chose que de ce dont ils semblent parler ; et ces procédés ne leur sont pas particuliers, loin de là, car on les trouve aussi au moyen âge occidental ; nous avons eu l’occasion de le voir au sujet de Dante et des « Fidèles d’Amour », et nous en avons indiqué alors les principales raisons, qui ne sont pas toutes de simple prudence comme les « profanes » peuvent être tentés de le supposer. La même chose existe aussi dans l’ésotérisme islamique, et développée à un point que personne, croyons-nous, ne peut soupçonner dans le monde occidental ; la langue arabe, aussi bien que la langue hébraïque, s’y prête d’ailleurs admirablement. Ici, on ne trouve pas seulement ce symbolisme, le plus habituel, que M. Luigi Valli, dans l’ouvrage dont nous avons parlé, a montré être commun aux Soufis et aux « Fidèles d’Amour » ; il y a beaucoup mieux encore : est-il concevable, pour des esprits occidentaux, qu’un simple traité de grammaire, ou de géographie, voire même de commerce, possède en même temps un autre sens qui en fait un ouvrage initiatique de haute portée ? Cela est pourtant, et ce ne sont pas là des exemples donnés au hasard ; ces trois cas sont ceux de livres qui existent très réellement et que nous avons actuellement entre les mains. »

Psychologie

En 2001, les Editions Archè on fait paraître un ouvrage sous le nom de René Guénon : « René Guénon (attribution) Psychologie. Introduction, notes et choix d’illustrations par Alessandro Grossato. Archè, Milan, 2001 ».
L’ouvrage s’ouvre sur une Note de l’Éditeur dont voici un extrait:
« Faire paraître un inédit attribué à René Guénon, en cette année 2001, cinquantenaire de la mort du métaphysicien de Blois, constitue sans doute un événement dans le domaine des études traditionnelles. Alessandro Grossato, professeur aux universités de Trieste et de Gorizia, et grand connaisseur de l’œuvre de Guénon, qui a procuré et édité ce traité, est persuadé de son authenticité. Et en vérité, les arguments qu’il invoque à l’appui de cette thèse, dans son introduction, semblent bien fondés. L’Éditeur cependant, à qui incombe une responsabilité, se doit d’être prudent, et ne peut honnêtement partager sans réserve cette conviction. »
A la lecture de cette note, on comprend que seul M. Grossato est réellement convaincu que le texte qu’il donne à publier doit être rattaché à l’œuvre de René Guénon.
Même un lecteur peu averti ne peut manquer d’être troublé par la formule qui apparaît dès la première phrase du premier chapitre de cet ouvrage (p. 45, souligné par nous):
« Quand on parle de psychologie il peut s’agir de deux choses très différentes qu’il est indispensable de bien distinguer tout d’abord: d’une part, la psychologie métaphysique, c’est-à-dire la connaissance de l’âme envisagée en elle-même dans sa véritable nature, et d’autre part, la psychologie proprement dite, positive ou expérimentale, qui est seulement l’étude des phénomènes mentaux et qui par suite doit être regardée comme une science de faits au même titre que les sciences physiques et physiologiques. Nous n’avons à nous occuper que de cette dernière. »
« Grand connaisseur », M. Grossato ne voit rien d’impossible à l’emploi par René Guénon de cette formule. Il cite d’ailleurs ce passage dans son introduction (p. 30). Pourtant le lecteur sait à cet instant que cet ouvrage ne peut être rattaché à l’œuvre de René Guénon. On ne peut imaginer qu’une expression aussi absurde que celle d’une « psychologie métaphysique » puisse figurer dans cette œuvre. C’est injurier René Guénon que de laisser croire qu’il ait pu vouloir subordonner la métaphysique à la psychologie, le domaine de la psychologie étant rigoureusement nul devant celui de la métaphysique.
Sera-t-on étonné maintenant si l’on apprend que cet ouvrage ne reproduit pas un manuscrit mais un simple document dactylographié ? Voici ce qu’écrit M. Grossato dans son introduction (pp. 12 et 13):
« Que l’ouvrage en question soit vraiment de René Guénon, le prouve non seulement la chaîne fidèle de la transmission du texte dactylographié, scrupuleusement vérifié par nous d’après deux sources différentes (chaîne qui, probablement, a concerné aussi le manuscrit original qui devait être en possession de Roger Maridort), mais surtout son contenu, et jusqu’à certaines expressions récurrentes chez cet auteur, par exemple l’expression ‘une impossibilité métaphysique’ au chapitre XXIX, consacré à La liberté. Le texte dactylographié de 127 feuilles, somme toute, suffisamment correct et propre, justement en raison de la présence de quelques banales fautes d’orthographe et de quelques évidentes incertitudes de transcription - allant assez souvent jusqu’à interrompre le texte par des points de suspension - apparemment dues à l’incompréhension par le copiste de certaines phrases ou mots, donne l’impression d’être le résultat d’un travail soigné, accompli nous ne savons par qui, en copiant d’un manuscrit qui, très vraisemblablement, était l’original écrit par Guénon (...) Que le contexte originaire était en tout cas scolaire, un léger excès de répétitions le révèle, qui reflète symptomatiquement une certaine forme discursive du texte. Cependant la structure de l’ouvrage est de toute évidence celle d’un livre proprement dit, organisé avec cohérence et presque achevé, avec une épigraphe, et une table des matières développée et parfaitement organisée (...) »
Là encore, même un lecteur peu avisé ne peut ignorer que l’écriture de René Guénon est très lisible surtout si l’on considère que cet original aurait été prévu pour une publication et donc pour être facilement lu par un imprimeur, il paraît alors plus que suspect de voir que le « copiste » n’ait pu lire des phrases entières !
De même il est ahurissant que M. Grossato, « grand connaisseur », ne doute pas que René Guénon ait pu vouloir publier un ouvrage ayant un caractère scolaire.
Avant de nous pencher sur ce chapitre consacré à La liberté, citons encore ce passage de l’introduction (p. 22):
« À noter que quelques années plus tard (1921) (1), avec la parution de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, il devait se produire un tournant décisif à beaucoup d’égards, dans la vie et l’œuvre de Guénon. Le langage de René Guénon changera en effet définitivement dans un sens purement traditionnel, tant dans ses livres que dans ses articles, en devenant absolument explicite dans la forme aussi bien que dans le contenu, sans plus rien concéder à qui que ce soit. Et c’est, certainement encore une raison décisive de la publication manquée de la Psychologie. Il aurait été en effet nécessaire de la réécrire de fonds en comble, en assumant un point de vue purement métaphysique, et en y insérant donc des éléments plus authentiques, puisés surtout aux doctrines orientales. »
Sachant que René Guénon n’a jamais écrit la moindre ligne « sans assumer un point de vue purement métaphysique », M. Grossato démontre ici que René Guénon ne peut être l’auteur de ce livre. Ce n’est pas une ŒUVRE de René Guénon même si ce texte peut être le résultat des notes préparées par René Guénon pour assurer un cours obligatoire d’enseignement de la psychologie lorsque les circonstances de la vie l’ont amené à faire office d’enseignant.
D’autre part, le langage de René Guénon a toujours suivi « un sens purement traditionnel ». Il n’a pas « changé ». On retrouve presque intégralement et littéralement le texte des articles parus dans La Gnose (1909-1912) dans ses ouvrages futurs notamment pour L’homme et son devenir selon le Vêdânta (1925) ou pour Le symbolisme de croix (1931).
M. Grossato ne paraît pourtant pas ignorer cette revue puisqu’il fait, dans une note, référence aux articles de La Gnose consacrés à L’Archéomètre. Il est vrai qu’il donne une référence exacte, mais cite le texte de façon erronée et attribue à René Guénon tout à la fois ce qui revient au collectif sous la signature T. ou ce qui revient en propre à Saint-Yves d’Alveydre (p. 150). Cette note rédigée par M. Grossato apparaît dans le texte avec une illustration sans aucun rapport avec le texte proprement dit. D’une façon générale les illustrations ajoutées par M. Grossato ont un caractère totalement gratuit dans un texte purement scolaire.
Mais venons-en au chapitre intitulé La liberté où M. Grossato précise en note (p. 246):
« Ce chapitre, certainement l’un des plus intéressants et accomplis de la Psychologie, a significativement son exact correspondant dans le chapitre XVIII des États multiples de l’Être, conclusif, intitulé ‘Notion métaphysique de la liberté’. Bien plus, il en constitue, très probablement, une toute première rédaction, reprise ensuite, quoique dans un contexte très différent. Et ceci est sans aucun doute l’une des meilleures preuves de l’authenticité de la Psychologie, et de son attribution sûre à René Guénon. »
Rien dans ces deux chapitres ne correspond. Même la coïncidence d’une citation d’une formule scolastique vient contredire M. Grossato. Ainsi peut-on lire dans Psychologie (p. 245):
« Métaphysiquement, la question est des plus simples. Il faut partir de l’idée de l’Être, auquel appartiennent les attributs d’unité et de simplicité; comme disaient les scolastiques: ‘Esse et unum convertuntur’, là où il y a unité et simplicité, il y a nécessairement absence de toute contrainte, car une contrainte ne peut provenir que de la présence d’une multiplicité dont les éléments agissent les uns sur les autres. Or, l’absence de contrainte est précisément ce par quoi se définit la liberté. »
Citons maintenant une note des États multiples de l’être (édition 1932, ch. XXVIII, p. 135, note 2):
« Tout être, pour être véritablement tel, doit avoir une certaine unité dont il porte le principe en lui-même; en ce sens, Leibnitz a eu raison de dire: ‘Ce qui n’est vraiment un être n’est pas non plus vraiment un être’; mais cette adaptation de la formule scolastique ‘ens et unum convertuntur’ perd chez lui sa portée métaphysique par l’attribution de l’unité absolue et complète aux ‘substances individuelles’. »
Si l’on devait poursuivre dans cette voie et chercher à publier les notes des cours professés par René Guénon durant les années 1917-1919 qu’elle pourrait en être le contenu ?
On aurait manifestement affaire à un texte scolaire particulièrement primaire, ne prenant partie qu’avec une extrême prudence. René Guénon devait y concilier les normes absurdes de l’« enseignement obligatoire » avec un nécessaire souci de vérité. La seule façon pour lui de ne pas trahir la vérité tout en étant légitimement payé pour ses cours devait consister à distiller un enseignement des plus insipide, parlant de tout et de rien, qui ne serait ainsi préjudiciable à aucun de ses élèves.
Ces cours devraient vraisemblablement se présenter comme un recueil de faits et d’opinions contradictoires. Ainsi si certains élèves faisaient preuve de discernement ils pouvaient en recueillir les aspects véridiques et pour les autres il ne devait en résulter aucun préjudice puisque cela devait les laisser dans une égale ignorance caractéristique de cet « enseignement obligatoire ».
Si l’on devait mettre à jour les manuscrits des cours de René Guénon, outre l’aspect purement anecdotique, leurs publications ne présenteraient ainsi aucun intérêt sur le plan doctrinal.

-          (1). M. Grossato voudrait que René Guénon ait composé cet ouvrage sur la psychologie durant l’année 1917 ou 1918

« An-Archie »

Le terme Anarchie dérive du grec An-Arkia. La particule An (ou plus généralement la voyelle « a ») est privative. Ce terme chercherait d’une certaine façon à nier le contenu même de la racine grecque ARK, laquelle se retrouve dans le mot An-Arkos qui désigne la négation du principe ou des principes. De ce point de vue, la notion d’Anarchie serait rigoureusement négative, affirmation que beaucoup pourrait, à juste titre, contesté.
Mais alors pourquoi ce  terme et surtout pourquoi cette négation ? Nous verrons combien cette façon de s’exprimer est loin d’être exclusive et combien en revanche elle est un mode du langage particulièrement efficace, particulièrement signifiant.
Portons notre attention sur la tradition hindoue. On y notera l’existence de deux termes : sa-guna et nir-guna. Pour ceux qui l’ignoreraient, la notion de guna est purement qualitative ; on en distingue trois : sattva, rajas et tamas qui permettent de rendre compte de l’aspect qualitatif de tout ce qui « est ». Nous ne nous étendrons pas sur cette triplicité sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, mais sur la dualité citée précédemment. Ainsi sa-guna désigne tout ce qui est qualifié, tout ce qui est régi par les guna. Nir-guna (la particule nir est privative) ne désigne pas ce qui serait sans qualification (parce que tout ce qui se manifeste  est d’une façon ou d’une autre toujours qualifié), mais désigne tout ce qui transcende cette notion même, tout ce qui est effectivement  au-delà de toute qualification.
Et ici nous touchons à quelque chose qui est tout sauf négatif. Même s’il n’en a pas la forme ce terme permet de rendre compte d’un aspect de pure positivité au-delà même de cette dualité : positif/négatif. Précisons enfin que ces deux termes sa-guna et nir-guna servent justement à désigner le principe (on parle alors du sa-guna-Brahma et du nir-guna-Brahma).  On peut ainsi établir une correspondance entre la notion d’An-Arkia et celle de nir-guna-Brahma.
Intéressons-nous maintenant au monde des idéogrammes. On y rencontre un terme chinois très significatif : wu-wei qui désigne le « non-agir » et qui symbolise également le principe.
Rappelons-nous la notion aristotélicienne du « Moteur immobile » qui se réfère à cette même terminologie négative pour désigner le principe. Avec Aristote nous retournons aux sources de la culture occidentale où cette utilisation de la « voie négative » a connu de multiples développements. Un Denys l’Aréopagite ou, plus prés de nous, un Maître Eckhart élaborent ainsi ce que l’on désignera comme la théologie négative, s’approchant alors de la notion du « Non-Être ».
Cette utilisation de la terminologie négative est universelle. Toutes les cultures y ont eu recours. Celle-ci permet de faire pressentir l’inexprimable. Mais ici, nous voyons poindre cette question : quel rapport avec l’Anarchie ? On aura pu comprendre comment le recours à une expression négative  peut donner à l’expression un contenu sans égal. L’Anarchie peut alors se comprendre non comme une absence, une absence de principe, mais plutôt comme une revendication de la liberté totale au-delà de toute limite, au-delà de tout ce qui d’une façon ou d’une autre conserve quelque chose de relatif. S’il n’y a pas identité, il y a correspondance entre ces différents termes : nir-guna-Brahma, wu-wei, « «Non-Être » et An-Arkia. Nous n’ignorons pas le caractère plutôt surprenant d’un tel rapprochement, d’une telle correspondance.

TROISIEME PARTIE

Les « guénoniens » contre René Guénon

Nous avons précédemment parlé des incohérences des « guénoniens ». Nous allons dans cette troisième partie en donner une illustration particulièrement édifiante en nous référant à un ouvrage publié par M. Gilis intitulé René Guénon, 1907 – 1961 paru aux éditions Le Turban Noir.
L’ouvrage de M. Gilis est un parfait exemple de cette dérive qui consiste à détourner l’œuvre de René Guénon pour imposer ses propres thèses en réalité contraires à l’esprit même de cette œuvre. On donne ainsi habilement l’illusion au lecteur que ses propres thèses ne contredisent pas l’autorité doctrinale de René Guénon alors que l’on ne fait que de la trahir. Dès son préambule, l’auteur nous stupéfie :
Si l’on considère sa raison d’être et son intention profonde, que reste-t-il de l’œuvre de René Guénon un siècle après la parution de ses premiers écrits ? Rien, si ce n’est la lumière universelle de l’islâm et quelques amateurs d’ésotérisme. (p. 9)
Considérons cette déclaration de plus près. La formulation est loin d’être claire. « Que reste-t-il de l’œuvre ? » A priori tout, puisque cette œuvre est une œuvre écrite et accessible pratiquement intégralement. L’œuvre est toujours publiée sans restriction. Donc la réponse à cette question est bien : « TOUT ». Son œuvre garde et gardera toute sa puissance jusqu’à la fin du cycle de la présente humanité. Pour M. Gilis la réponse à cette question est donc : « RIEN, si ce n’est… » L’auteur nous indique alors qu’il ne reste de cette œuvre que deux « choses ». D’une part visiblement quelque chose de plutôt négatif : « quelques amateurs d’ésotérisme » et de l’autre quelque chose qui n’a de toute évidence aucune commune mesure avec ces quelques amateurs : « la lumière universelle de l’islâm ». René Guénon n’aurait donc produit qu’un petit groupe d’individus incompétents, des « amateurs ». Tous les lecteurs de cette œuvre ne peuvent donc prétendre à rien d’autre qu’à de l’amateurisme dans le domaine de l’ésotérisme. Ainsi M. Gilis comme tous les autres lecteurs de René Guénon ne peut être qu’un « amateur d’ésotérisme ». Mais qu’en est-il de la « lumière universelle de l’islâm » ? René Guénon aurait donc produit cette lumière. Une « lumière universelle », à notre connaissance cette expression n’apparaît pas directement dans l’œuvre de René Guénon.
Nous pouvons citer ce passage des Aperçus sur l’initiation (ch. XLVII):
Selon la tradition islamique également, la première création est celle de la Lumière (En-Nûr), qui est dite min amri’Llah, c’est-à-dire procédant immédiatement de l’ordre ou du commandement divin ; et cette création se situe, si l’on peut dire, dans le « monde », c’est-à-dire l’état ou le degré d’existence, qui, pour cette raison, est désigné comme âlamul-amr, et qui constitue à proprement parler le monde spirituel pur. En effet, la Lumière intelligible est l’essence (dhât) de l’« Esprit » (Er-Rûh), et celui-ci, lorsqu’il est envisagé au sens universel, s’identifie à la Lumière elle-même ; c’est pourquoi les expressions En-Nûr el-muhammadî et Er-Rûh el-muhammadiyah sont équivalentes, l’une et l’autre désignant la forme principielle et totale de l’« Homme Universel », qui est awwalu khalqi’Llah, « le premier de la création divine ».
Faut-il comprendre que M. Gilis fait allusion à cette Lumière intelligible ? Ce qu’il reste de l’œuvre de René Guénon serait donc cette « Lumière ». Nous devons reconnaître que nous avons éprouvé un très grand malaise à la lecture de ce préambule. A vouloir chercher des formules chocs, l’auteur ne se rend même pas compte de ce qu’il écrit. L’œuvre de René Guénon n’est pas une « Révélation », ce n’est pas le Coran. René Guénon n’est pas un prophète, ni le Prophète, il n’est pas non plus « la lumière universelle de l’islâm ». Comment un musulman peut-il écrire une chose aussi choquante ? Cette formulation n’est respectueuse ni pour l’Islam ni pour René Guénon. Elle est outrée et fausse. D’ailleurs l’Islam n’occupe pratiquement aucune place dans l’œuvre de René Guénon. Comment peut-on se fourvoyer à ce point ?
M. Gilis se prend très au sérieux. Il ne doute pas un seul instant de son « autorité » et n’hésite pas à écrire ce qui suit :
Des lecteurs bienveillants nous font savoir qu’ils associent notre nom à celui de nos deux maîtres [Guénon et Vâlsan] et que cette triade d’un nouveau genre fait pour eux autorité. (p. 203)
Lui seul est un véritable intellectuel qui comprend tout. Il n’est pas « assez bien placé pour savoir », non il ne doute pas un instant, il est « mieux placé que personne pour savoir» :
Nous sommes sans doute mieux placé que quiconque pour savoir à quelles rancœurs peut conduire l’incompréhension « des pseudo-intellectuels ». (p. 81)
M. Gilis nous rappelle que René Guénon n’a pas eu de disciples, et s’est toujours refusé à en avoir (p. 15 et p. 137 !!). Puis il ajoute de façon visiblement contradictoire :
Cela ne signifie nullement qu’il n’y a pas de « disciples orthodoxes » de son enseignement, même si leur qualité est inversement proportionnelle à leur nombre. (p. 137).
M. Gilis explique que ce livre est l’achèvement de son œuvre. Il précise : Nous n’avons jamais demandé à écrire ; nous y avons été contraint. (p. 183) Cette fonction est donc pour lui comme une épreuve et il faut reconnaître que de le lire en est également une. En parlant de ses improbables « disciples orthodoxes » et de leur nombre, il voudrait nous faire comprendre que ceux qui sont qualifiés sont très peu nombreux et que ceux qui sont très qualifiés sont encore moins nombreux. Mais bien évidemment il est impossible de définir une règle qui permettrait pour un niveau de qualification donné de trouver le nombre de ceux qui ont précisément cette qualification. Et pourtant M. Gilis nous en donne la formule avec une naïveté confondante : « inversement proportionnelle ». Formons l’hypothèse qu’à une certaine période le groupe de ses fameux « disciples orthodoxes » soit constitué de 5 membres et que par un recrutement exceptionnel, « un prompt renfort », ce groupe se voit porter au nombre de 10 membres. Alors les cinq membres originels verront leur qualification se réduire de moitié. Inversement proportionnel, cela veut dire que si l’on double le nombre la qualité se réduit de moitié. Voilà ce que M. Gilis a vraiment écrit. Ce n’est bien évidemment pas ce qu’il voulait dire et en effet le lecteur aura rectifié de lui-même parce que dans ce cas précis la rectification est évidente. Mais comment le lire, s’il faut sans cesse douter de ce qu’il écrit. Contrairement à ce qu’il affirme à longueur de page, M. Gilis n’a aucun respect pour l’œuvre et l’enseignement de René Guénon qu’il déforme avec une constance confondante comme le confirmera la suite de notre compte rendu. Avec cet exemple plus que significatif, On peut ainsi comprendre pourquoi René Guénon a toujours refusé d’avoir des disciples quand on voit comment se comportent ceux qui voudraient en avoir la prétention.
Mais poursuivons notre lecture du livre de M. Gilis:
L’œuvre de René Guénon est tout entière d’inspiration akbarienne, même si l’on tient compte des sources qui ne sont pas « islamiques » au sens strict. (p. 15)
Rappelons que le terme akbar est un superlatif et signifie « le plus grand ». Lorsque l’on qualifie Ibn Arabi de Cheikh al-akbar on indique donc qu’on le reconnait comme le plus grand des Cheikhs, le plus grand des maîtres. On retrouve une formulation voisine dans l’Hindouisme pour Shankara que l’on désigne ainsi : Shankarâcharya ; Shankara – âchârya ; Shankara – le Maître (par excellence). Dans la phrase de M. Gilis, on peut tout aussi bien substituer le mot « akbarienne » à celui de « âchârienne » (en référence à Shankara), et le mot « islamiques » à celui de « hindoues » et la phrase fonctionne tout aussi bien. Une phrase ainsi construite ne cherche qu’à créer une orientation sectaire contraire à la démarche de René Guénon. En réalité, l’œuvre de René Guénon est tout entière d’inspiration traditionnelle.
M. Gilis ajoute un peu plus loin : Réciproquement, les écrits d’Ibn Arabî révèlent leur signification profonde quand on les interprète à la lumière de l’œuvre guénonienne. (p. 16).
Ce passage est plus préoccupant. Cette phrase voudrait nous faire entendre que l’on ne peut comprendre profondément l’œuvre d’Ibn Arabî sans l’appui de l’œuvre de René Guénon. Elle signifie donc que dès l’origine ceux qui ont considéré Ibn Arabî comme le plus grand des Cheikhs ont toujours ignoré la signification vraiment profonde de son œuvre. De qui se moque-t-on ? D’Ibn Arabi ? De René Guénon ? L’œuvre de René Guénon est écrite en français pas en arabe. M. Gilis veut-il nous faire croire, par exemple, que ses tentatives de traduction française commentée de certains textes d’Ibn Arabî apportent quelque chose en plus que les Orientaux pourraient ignorer. Ainsi un véritable initié musulman ne peut pas comprendre en profondeur Ibn Arabî en le lisant en arabe. S’il ne peut lire l’œuvre de René Guénon, l’essentiel lui échappera toujours, voilà ce que M. Gilis voudrait nous faire croire. Dans ce cas une traduction française du Coran serait-elle bien supérieure au texte original si l’on prenait la précaution de lui adjoindre un commentaire construit à partir de l’œuvre de René Guénon ? C’est absurde.
Rappelons que l’arabe classique est une langue sacrée. René Guénon s’exprime en français et ne s’adresse qu’à des Occidentaux ou à des Orientaux occidentalisés qui ont perdu tous leurs repères. Un véritable Oriental n’a pas besoin de René Guénon. Ainsi les Hindous ont reconnu en Râmana Maharshi un « délivré-vivant » sans l’aide de René Guénon. Les Occidentaux ont quant à eux immanquablement besoin de René Guénon pour y parvenir.
En réalité ce travail de traduction en français des textes arabes ne peut se comprendre que pour les orientalistes, que pour les représentants du monde moderne. Un initié musulman n’a aucune raison de traduire en français des textes doctrinaux puisqu’il perdrait alors le bénéfice des subtilités de la langue sacrée. Un initié musulman utilise l’arabe et s’il doit faire un commentaire c’est en arabe qu’il doit le formuler. L’usage d’autres langues orientales peut peut-être se justifier mais l’utilisation des langues occidentales présente une forme de disqualification immédiate.
René Guénon n’a pas publié de traduction en français de textes soufis. Il n’a pas publié non plus en arabe des commentaires de l’œuvre d’Ibn Arabî pour en révéler « la signification profonde » qui n’échappe à aucun véritable initié musulman. Il n’a publié au Caire que quelques articles en arabe dont le contenu était comparable à ce qu’il écrivait pour les Occidentaux ce qui est très singulier mais assez logique puisque son œuvre ne s’adresse qu’aux Occidentaux. Il pensait donc que la contamination occidentale était suffisamment profonde pour avoir à remettre dans le bon chemin des Orientaux en passe de s’égarer. Le seul texte doctrinal dont il a publié en grande partie la traduction est un texte de Shankara : L’âtma-bodha. Cette traduction ne s’adresse pas à des Hindoues mais à des Occidentaux qui n’ont aucune raison de connaître nécessairement le sanscrit puisque cette langue sacrée n’est pas leur langue liturgique. Un lecteur consciencieux de René Guénon aura toutes les raisons d’apprendre le sanscrit, de chercher à accéder directement aux textes doctrinaux de l’hindouisme pour parfaire sa connaissance doctrinale et renforcer ainsi ses appuis dans sa propre tradition.
Concernant Ibn Arabî, René Guénon n’a cité que quelques phrases. Pour un Occidental lecteur de René Guénon la connaissance de l’arabe est beaucoup plus facultative.
On ne sera pas étonné de constater que les « guénoniens » dans leur écrasante majorité ignorent totalement le sanscrit et que parmi les « guénoniens musulmans » un certain nombre ignore également l’arabe ce qui est un comble. Et ceux qui le connaissent se transforment curieusement en orientalistes « guénoniens » comme le fait M. Gilis.

Sagesse innée

M. Gilis nous livre encore une de ses formules péremptoires :
Le passage d’un état de trouble extrême à l’acquisition d’une maîtrise puisant son autorité à une source d’inspiration universelle implique nécessairement le rattachement à un ordre initiatique régulier. (p. 38)
Ainsi un être exceptionnel ne pourrait acquérir cette maîtrise que par un rattachement NECESSAIRE à un ORDRE initiatique REGULIER. M. Gilis tente d’en faire la démonstration en s’appuyant sur un texte de René Guénon paru en 1949 dans les Cahiers du Sud sous le titre Sagesse innée et sagesse acquise. Article repris dans l’ouvrage posthume Initiation et Réalisation spirituelle (ch. XXII).
D’après M. Gilis, René Guénon ne parlerait dans cet article que de son cas personnel. Pourtant l’exemple de Râmana Maharshi répond très bien à ce qu’envisage René Guénon dans cet article. Mais parle-t-il vraiment de son cas personnel ? On ne peut ni l’affirmer, ni l’exclure. Dans l’extrait cité par M. Gilis, René Guénon parle de la nécessité d’un rattachement à une « chaîne » initiatique tout en précisant que ce rattachement est toujours possible à obtenir pour ces cas d’exception. En bon métaphysicien, René Guénon garde le champ des possibilités aussi ouvert que la réalité le permet et donc de façon illimitée. Les restrictions imposées par M. Gilis sont contraires à ce que la métaphysique nous enseigne. Les possibilités de rattachement sont multiples, régulières tout aussi bien que « sauvages ». Cette maîtrise exceptionnelle ne nécessite donc pas nécessairement un rattachement à un ordre initiatique régulier.
Encore une nouvelle déclaration qui ne repose sur rien de doctrinal avec ses arguments pour discréditer la tradition extrême orientale:
La tradition extrême-orientale, quels que soient son intérêt et sa légitimité, ne possède pas l’axialité et l’ampleur doctrinale inégalée de la tradition hindoue. (p. 43)
La tradition extrême-orientale ne possèderait pas « ce qui est en rapport avec l’axe » comme le possède la tradition hindoue. Les doctrines respectives montrent le contraire. Le symbolisme de l’axe est présent dans toutes les traditions et notamment dans la tradition extrême-orientale avec la notion de la « Voie du Milieu ». Il est infondé de faire ainsi des jugements de valeurs sur cette « axialité »
Quant à l’ampleur doctrinale, elle se mesure comment pour M. Gilis? L’Infini est l’Infini dans chaque tradition orthodoxe. Les modes d’expression de la doctrine sont différents d’une tradition à une autre. Certains aspects peuvent être très explicites, d’autres moins. Mais les principes sont les mêmes. Chaque tradition est par nature inégalable puisque différente. La tradition extrême-orientale comme la tradition hindoue sont des traditions complètes, on ne peut parler d’une différence d’ « ampleur », cela n’a pas de sens doctrinal.

L’initiation

M. Gilis veut absolument trouver « deux périodes » dans l’accomplissement de l’œuvre de René Guénon contrairement aux évidences. Cette œuvre est une. Il n’y pas une période française et une période égyptienne. Le message est constant et infaillible.
La série d’articles publiés par René Guénon depuis le Caire concernant l’initiation est un choix délibéré qui conduira les « guénoniens » désireux de suivre une Voie initiatique disposant des moyens appropriés en vue du développement spirituel et de la réalisation métaphysique à entrer en islâm. (p. 48)
Ou encore :
Tout bien considéré, ses études sur l’initiation n’avaient d’autre raison d’être que d’orienter l’élite de ses lecteurs vers les représentants de l’ésotérisme islamique. (p. 137)
M. Gilis voudrait ainsi nous faire croire que René Guénon ne commence à parler de l’initiation qu’à partir de son installation au Caire. Il oublie ainsi de mentionner la publication pourtant significative de son article intitulé « l’enseignement initiatique » dans la revue Le symbolisme en 1913, revue maçonnique qui bien évidemment ne cherchait pas à convertir ses lecteurs à l’Islam.
René Guénon bien évidemment ne « conduit » personne, ni les musulmans, ni les maçons, ni qui que ce soit. Il l’a répété et répété, ce n’est pas son rôle. Mais il faut reconnaître encore un fois que les « guénoniens » ne l’écoutent pas.
La franc-maçonnerie comme le compagnonnage répondent à des initiations de métiers. Ces initiations correspondent à des êtres dont la qualification répond à celle des Vaishyas (dernière caste des deux-fois nés dans l’hindouisme), celle des artisans. Pour ces simples initiations de métiers, ils existent des grades, des degrés, tout un système complexe pour accompagner la progression sur l’échelle spirituelle. Un système comparable devait exister pour la chevalerie (correspondant à l’initiation des Kshatriyas). Et nous trouvons également une hiérarchie pour le sacerdoce (mais nous n’avons plus à ce niveau en Occident l’équivalent des Brahmanes avec la diversité de leurs initiations). Le système des castes n’existe pas dans l’Islam. Mais si l’on devait définir à quelle caste appartient un initié en Islam, les « guénoniens musulmans » répondraient tous en cœur, celle des Brahmanes bien évidemment. Sinon leurs prétentions pourraient être réduites et se voir limiter aux Petits Mystères.
On aura compris que le fait de ne plus avoir à mettre en avant la question des castes permet d’éliminer également celles des qualifications ? Et ainsi tout le monde peut être initié chez les « guénoniens ». Aucun de ces « guénoniens » ne paraît étonné par le fait que l’on puisse en un tour de main recevoir l’intégralité des initiations pour une tradition donnée. Etre initié à la « tradition extrême-orientale » par exemple.

Redressement de l’Occident

D’après M. Gilis, dès 1910, plus aucun redressement de l’Occident n’était envisageable par le développement de ses possibilités propres s’effectuant dans le sens d’un « retour à l’intellectualité vraie et normale ». René Guénon le savait mieux que personne ; et pourtant, jusqu’à son départ pour l’Orient, il va s’adresser aux Occidentaux comme si ce redressement était encore possible ; et cela à trois reprises. (p. 76)
M. Gilis donne alors les titres de trois des ouvrages de René Guénon paru entre 1921 et 1927. En bon métaphysicien René Guénon sait que tout ce qui n’est pas impossible peut être possible et que l’on ne peut jamais écarter une possibilité absolument tant que l’on ne peut prouver que c’est une impossibilité. Et par conséquent René Guénon ne s’adresse pas aux Occidentaux COMME SI, mais PARCE QUE ce redressement était encore possible. C’est une possibilité. On peut légitimement penser que la probabilité de sa réalisation est très faible mais elle ne peut pas être nulle. Les possibilités de manifestation sont indéfinies. Aussi incroyable que cela puisse paraître ce redressement envisagé par René Guénon dans ses ouvrages n’est pas impossible. Et les possibilités qu’il décrit sont bien plus crédibles que celles défendues par les « guénoniens ».
René Guénon est un métaphysicien pas un manipulateur d’opinions et M. Gilis veut lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Ainsi il continue son matraquage:
A partir du moment où aucun redressement proprement « occidental » n’était plus envisageable, le recours à la tradition islamique, seule forme traditionnelle réunissant le double avantage d’être de type religieux et de disposer d’une doctrine complète, s’imposait. (p. 77)
René Guénon écrira exactement le contraire et le plus étonnant c’est que M. Gilis (p. 80) cite le passage correspondant où René Guénon déconseille l’aide de l’Islam notamment parce qu’il s’agit d’une tradition à forme religieuse comme le Christianisme et qu’il y a comme un risque d’engendrer une « concurrence » défavorable à la mise en place d’une solution, précisant que « la plus élémentaire prudence exige qu’on en tienne compte dans une certaine mesure ».
Dans ce passage d’Orient et Occident, René Guénon parle dans l’hypothèse d’un redressement de « l’élite en voie de constitution » qui doit ainsi faire preuve de prudence.
M. Gilis interprète toujours à rebours :
Et si René Guénon indique, pour finir, que le devoir de prudence ne doit être pris en compte que « dans une certaine mesure », c’est parce qu’il sait également fort bien que, tôt ou tard, tout devra être dit sans qu’il y ait à se préoccuper exagérément, ni de la fureur des uns, ni de la sotte hostilité des autres. (p. 81)
Voilà une fantastique manipulation des textes. Dans l’hypothèse d’un redressement, pour René Guénon, et dans le meilleur des cas, l’Islam ne devait apporter que son aide. Il n’a jamais été question de convertir l’Occident à l’Islam. Il n’y a donc rien que René Guénon peut bien savoir selon M. Gilis et qu’il ne dit pas. S’il devait y avoir constitution d’une élite occidentale véritable elle ne pourrait en aucun cas être de confession musulmane.
M. Gilis nous dresse le portrait impensable d’un René Guénon contradictoire confronté à des difficultés qui :
Explique pour une grande part les continuels changements et retournements dans les langages qu’il tient, dans ses attitudes, dans ce qu’il cache aux uns et déclare aux autres, car il lui faut constamment adapter ses exposées aux dispositions particulières, aux connaissances partielles et à l’ignorance généralisée de ses interlocuteurs, tout en évitant, dans la mesure du possible, toute confrontation directe. (p. 82)
S’il y a bien une chose qui frappe chez René Guénon c’est bien l’unité de langage, un discours très cohérent, très maîtrisé, sans aucun changement de cap. Il sait où il va et il s’y tient avec une efficacité et une autorité totales. Il ne cache rien bien au contraire. C’est pour le coup symboliquement une lumière et ce sont ses lecteurs qui peinent à la contempler. Et voilà ce qu’écrit M. Gilis :
L’œuvre doctrinale de René Guénon est à ce point magistrale que beaucoup admettent difficilement qu’elle ne correspond nullement à son intention première et qu’elle n’est pas le fruit d’un choix délibéré. Elle fut conçue et accomplie comme étant de « second ordre », à un moment où aucune alternative ne demeurait ouverte pour lui. On ne peut la comprendre telle qu’elle est en réalité, si l’on ne voit pas qu’elle est la conséquence d’un échec, mais aussi, à l’égard de l’Occident, la manifestation conjointe d’une sanction et d’une miséricorde divines. (p. 83)
C’est nous qui soulignons « choix délibéré » et « de second ordre ». Ceci n’empêche pas M. Gilis de déclarer : René Guénon juge souverainement de ce qui doit être dit et de ce qui ne doit pas l’être ; ainsi que des questions d’opportunité qui obligent à le dire. (p. 89)
M. Gilis est contradictoire et totalement irrespectueux de l’œuvre de René Guénon qui n’est au grand jamais de second ordre.
Mais poursuivons.
Ce qu’il publie durant ces dix années, [1910 à 1921], notamment sous les signatures de Palingénius et de Sphinx n’est certes pas dépourvu d’intérêt, mais nous paraît finalement secondaire au regard de sa fonction traditionnelle. (p. 92)
Mais toute son œuvre est là… Dans La Gnose sont publiée sous le nom de Palingénius la première version de L’homme et son devenir selon le Vêdânta ainsi que celle du Symbolisme de la croix… Et puis encore ce texte tout à fait particulier sur les conditions de l’existence corporelle… Il est vrai que pour M. Gilis l’œuvre de René Guénon est secondaire, son seul rôle ne devant être que de faire des convertis en nombre à l’Islam.
A la page 77, M. Gilis parle d’ « initiation aux doctrines hindoues ». La formule est d’un point de vue traditionnel impropre. On n’est pas initié à la doctrine… mais à une tradition.
D’après M. Gilis, dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Guénon lance même un avertissement qui aurait dû retenir l’attention : les explications que nous allons donner ne sauraient correspondre à notre pensée tout entière. Prés d’un siècle après que ces lignes aient été écrites, et aussi ahurissant que cela puisse paraître, certains n’ont toujours compris ce à quoi il faisait ainsi allusion ! (p. 100)
M. Gilis oublie qu’il s’agit de son premier ouvrage et que de plus il s’intitule « introduction ». Comment aurait-il pu exprimer sa pensée tout entière dans un seul livre alors que plus d’une vingtaine ne lui ont pas suffit ? Il intitule son livre à juste titre, on ne peut pas être plus honnête. D’ailleurs, un lecteur sérieux de l’œuvre reconnaîtra sans peine qu’il lui à fallu lire l’intégralité de son œuvre et parfois plusieurs fois avant d’en saisir toute la portée et de l’assimiler à peu près correctement.

Le tantrisme

La question du tantrisme occupe une place insistante dans le livre de M. Gilis. Il nous explique ainsi que l’on a montré et démontré :
(…) que le rattachement au Sanâtana Dharma est possible au moyen de la voie tantrique. Celle-ci est une adaptation régulière de l’hindouisme qui n’est pas régie par l’institution des castes de sorte qu’elle est ouverte à ceux qui ne sont pas nés hindous. Un tel rattachement peut être conféré en Inde, mais ce n’est nullement une condition nécessaire. (p. 45)
Il poursuit en précisant que de la tradition hindoue, le tantrisme en constitue le cœur.
On peut pour contredire M. Gilis consulter la traduction anglaise du « Mahâ-Nirvâna-Tantra » donnée par Arthur Avalon (John Woodroffe) en 1913. On peut consulter également la traduction française commentée par Jean Emmanuelli de ce même texte publiée sous le titre « Propos sur le Tantra » chez Archè en 1983.
Voyons un extrait significatif de la version française publiée par Emmanuelli (pp 26 – 27) :
Cependant la valeur des règles traditionnelles d’obligation, nécessaires aux fins d’une réelle purification et maîtrise du composé humain, n’y est jamais perdue de vue. C’est seulement au niveau du vîra (le héros) que peuvent prendre place des contenus normalement et à juste titre repoussés dans le Dharma général hindou. Ceci est possible parce que la hiérarchie tantrique n’est pas fondée sur la considération des castes, varna, mais sur celles des bhâva qui sont les deux aspects de la manifestation de la norme des guna et du Pavritti-Mârga et du Nirvritti-Mârga de la Srishti dans l’homme.
Suit un tableau d’où nous ne retiendrons que les correspondances entre « Bhâva » (état d’être) et « Varna » (caste) : Pashu-Bhâva au regard des Shûdra et des Vaishya ; Vîra-Bhâva au regard des Kshatriya ; Vivya-Bhâva au regard des Brâhmanes.
Un peu plus loin, on peut lire :
C’est le darshana cultuel qui assure la normativité des échanges et compensations entre bhâva et varna dans cette Communauté (Bhârata-Dharma) du Sanâtana-Dharma, qui n’en demeure pas moins fondée sur le mode hiérarchique varna de l’état humain. Cet aspect bhâva du Dharma intervient donc intérieurement dans la sâdhana parallèlement à celui des castes (varna) et sans l’annuler. (p. 28)
C’est nous qui soulignons « sans l’annuler ». Une lecture même rapide de l’ouvrage de Jean Emmanuelli semble bien évidemment contredire M. Gilis. La question des castes (varna) dans le tantrisme est en effet loin d’être aussi simple que le souhaiterait M. Gilis. Et rien ne vient démontrer que le tantrisme n’est pas régi par le système des castes bien au contraire.
Il y a de nouveau quelque chose d’inquiétant dans le discours de M. Gilis, un élément très significatif qui montre qu’il commet une erreur doctrinale très importante. Il désigne le tantrisme comme le cœur de la tradition hindoue alors qu’il n’en est que la périphérie. Il est impossible de penser que ce qui est l’ultime adaptation de la tradition hindoue puisse en être comme l’essentiel. Les possibilités qui se réalisent à la fin du Kali-yuga ne peuvent en aucun cas être supérieures à celles qui se sont accomplies dans les âges antérieurs. Il commet là une inversion caractéristique de ce que l’on nomme le New Age. Il croit trouver dans le tantrisme comme un retour à la tradition primordiale. Il commet d’ailleurs la même erreur pour l’Islam. Le tantrisme ou l’Islam ne sont que des reflets de la tradition primordiale et non la tradition primordiale elle-même. Et par cet effet d’éloignement cyclique, ce sont de pâles reflets. Ces aspects traditionnels sont certes complets mais la forme qu’ils revêtent est plus développée substantiellement qu’elle ne l’est essentiellement, d’où la forte présence du symbolisme féminin.
Puisqu’il est orthodoxe, le tantrisme ne peut pas rejeter la notion de castes qui n’est qu’une expression de la hiérarchie des qualifications des êtres humains. Le tantrisme s’adapte en effet, c’est ce qui a troublé M. Gilis, et devant ce que l’on nomme la confusion des castes, cette forme traditionnelle préfère s’appuyer sur une détermination directe de l’état d’être. Au lieu de se fier uniquement à la désignation « automatique » par la naissance de l’appartenance à une caste, elle s’offre un moyen complémentaire de vérification de la qualification. Ce qui lui permet de transmettre une initiation en correspondance avec la qualification de celui à qui elle est destinée. Le système des castes n’est pas aboli, il est simplement vérifié.
M. Gilis veut nous faire croire que René Guénon ne parlera du tantrisme qu’après son installation au Caire. Il oublie de dire que les Tantras sont mentionnés dans son premier livre publié en 1921. Au chapitre VII intitulé Shivaïsme et Vishnuïsme de son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. La question de la kundalinî est abordée dans le Roi du Monde en 1927, etc.
Un mot encore sur ce soi-disant silence de René Guénon concernant le tantrisme. Si René Guénon ne parle pas immédiatement du tantrisme, c’est parce qu’il s’agit d’un aspect excentrée de la tradition hindoue. René Guénon va à l’essentiel : les Vêdas, puis le Vêdânta. Il ne parlera du tantrisme que lorsque son exposé des doctrines hindoues sera suffisamment complet pour pouvoir aborder sans risque de confusion des aspects plus marginaux liés à la descente cyclique et à la nécessité de s’adapter à la présence de plus en plus important de l’aspect substantiel au détriment de l’aspect essentiel. Cet argument d’ailleurs est aussi valable concernant l’Islam et cela explique pourquoi René Guénon en parle peu.

La fin du cycle de la présente humanité

Il y a une affinité cyclique entre le tantrisme et l’islâm : les doctrines ésotériques de ces deux traditions comportent l’idée d’un retour à la pureté de la Tradition originelle marqué par un « renversement » lié à la prépondérance d’un symbolisme féminin. (p. 125)
M. Gilis confirme ici ce complet égarement. Il n’y a de « renversement » qu’au moment du changement de cycle, et, ce qui est très important à comprendre, de façon immédiate.
M. Gilis reproduit bien pourtant le passage de l’article intitulé « le masque populaire » où René Guénon précise : « en toutes choses le point le plus haut se reflète directement au point le plus bas et non en l’un ou l’autre des points intermédiaires. C’est, il est vrai, un reflet obscur et inversé, comme le corps l’est à l’esprit, mais qui n’en offre pas moins la possibilité d’un « redressement », comparable à celui qui se produit à la fin d’un cycle : ce n’est que lorsque le mouvement descendant a atteint son terme, donc le point le plus bas, que toutes choses peuvent être ramenées immédiatement au point le plus haut pour commencer un nouveau cycle… » (p. 142)
C’est nous qui soulignons, immédiatement. Le renversement ne se fait qu’après épuisement complet des possibilités, possibilités traditionnelles comprises, sous tous leurs aspects. Le coté féminin représente le reflet inversé (comme le corps l’est à l’esprit) annonçant justement le renversement mais sans y participer. Cette prépondérance d’un symbolisme féminin indique que les traditions ont atteint pratiquement le point le plus bas. L’objectif traditionnel n’est plus de permettre à un petit nombre d’atteindre une réalisation spirituelle complète, mais de permettre à un plus grand nombre d’atteindre certains degrés spirituels plus accessibles.
M. Gilis avait déjà déclaré (p. 51) que le tantrisme se présente comme un retour à la tradition originelle sous prétexte qu’il serait indifférent au système des castes. A l’origine, au temps de la tradition primordiale le système des castes n’avait pas encore eu besoin d’être instauré puisque les êtres ne présentaient pas encore un écart significatif de disqualification. On aurait pu pratiquement tous les considérer comme des Brahmanes. Et pour M. Gilis cette soi-disant suppression du système des castes qu’il croit déceler dans le tantrisme serait comme un retour aux origines. Il considère ainsi qu’en fin extrême du Kali-yuga tous les êtres ont la qualification de véritables Brahmanes. La vérité est que la majorité des êtres ont la qualification des Choudras et que bien peu ont des qualifications supérieures.
A cet égard, il convient d’ajouter une autre inversion qui s’ajoute à toutes celles que nous avons déjà mentionnées. La fonction sacerdotale du Roi du Monde implique la possibilité d’adapter la Religion immuable (ad-din al-qayyim) aux circonstances changeantes de temps et de lieux. Cette fonction a nécessairement pris fin avec la proclamation de l’islâm, qui correspond à la dernière forme manifestée en ce monde. Comme il n’y en aura plus d’autre après elle, l’autorité suprême cesse d’apparaître comme étant « à l’extérieur » ou « au-dessus » des diverses formes particulières sans distinction, mais bien comme étant à l’intérieur de l’une d’entre elles qui, du fait de sa position cyclique, constitue désormais l’unique support de ses interventions. S’il en allait autrement, il y aurait contradiction dans le « plan divin ». (pp. 160 – 161)
Rappelons que le « renversement », cette « inversion » comme le déclare M. Gilis dans cet extrait, ne peut se produire qu’à la fin extrême du cycle de la présente humanité et de façon immédiate. Métaphysiquement, logiquement et mathématiquement, cette inversion ne peut donc pas se produire au moment de la « proclamation » de l’Islam.
M. Gilis fait référence au « plan divin » rien de moins. Il connaît infailliblement la Volonté divine puisqu’il se prétend capable de déterminer ce qui pourrait entrer en contradiction avec le plan divin. Sa maîtrise est étonnante : il sait très précisément comment toutes choses doivent s’accomplir. Mais reprenons dans le détail l’extrait que nous venons de citer.
Il nous parle dans un premier temps de cet aspect de la fonction sacerdotale du Roi du Monde qu’il définit comme une capacité à adapter la « Religion immuable ». Puis il déclare qu’avec la proclamation de l’Islam cette fonction a pris fin. On n’est pas bien sûr de comprendre. Est-ce toute la fonction qui prend fin ? Est-ce seulement sa capacité à adapter ? On peut peut-être penser qu’il fait seulement allusion à cette capacité. Mais dans tous les cas son point de vue est irrecevable. Avec la proclamation de l’Islam, toutes les possibilités d’adaptation seraient devenues impossibles y compris pour l’Islam qui ne pourrait ainsi connaître les formes de développement dans le temps que de toute évidence l’histoire nous a rendues compte. Si le propos de M. Gilis était de nous dire que la proclamation de l’Islam marque la fin de l’apparition de nouvelles formes traditionnelles mais pas la fin de l’adaptation de toutes les formes traditionnelles existantes aux conditions présentes, il suffisait de le dire clairement sans avoir à inventer une impossible mise en sommeil d’une fonction essentielle.
Son propos se tourne vers ce qu’il définit comme une « autorité suprême ». Là encore on ne sait pas bien de quoi il parle. Est-ce de l’autorité spirituelle du Roi du Monde ? Il nous explique que cette « autorité » qui était « à l’extérieur » avant la proclamation de l’Islam passerait « à l’intérieur » au moment précis ou après la proclamation (ce n’est pas indiqué) de l’Islam. Et d’après lui ce changement doit nécessairement avoir lieu sinon le plan divin n’est pas respecté.
M. Gilis semble s’appuyer sur le symbolisme de l’espace pour exposer son point de vue mais là encore le symbolisme paraît mal maîtrisé. Il nous explique que cette « autorité suprême » était « à l’extérieur » ou « au-dessus » des « diverses formes particulières sans distinction » et qu’après « la proclamation de l’islâm » cette autorité serait « à l’intérieur » mais seulement de l’une des formes particulières en l’occurrence l’Islam qui précédemment n’avait pas encore été proclamé. Curieusement l’ « inversion » comme il l’envisage ne paraît pas être vraiment une inversion. Ainsi il n’inverse pas l’autre expression ce qu’il devrait logiquement faire : l’ « autorité suprême » doit être « à l’intérieur » ou « au-dessous » sinon pourquoi aurait-il employé l’expression « au-dessus » s’il n’envisage pas un « au-dessous ». Il conçoit donc visiblement cet espace comme limité dans sa partie inférieure. Pour reprendre le symbole de la sphère, il n’envisage qu’une demi-sphère avec un seul pôle ce qui paraît un peu contradictoire lorsque l’on se réfère implicitement au symbolisme des pôles et à leur renversement. Il y a donc un plan bas limite où figure l’Islam et où se refugie d’après M. Gilis cette « autorité suprême ». Dans cette représentation spatiale, M. Gilis ne nous indique pas où sont situées les autres formes traditionnelles. Sont-elles sur le même plan que l’Islam ou au-dessus ? Elles ne peuvent pas être en-dessous puisque cet en-dessous n’existe pas. Pour ces formes « l’autorité suprême » est, semble-t-il, toujours « à l’extérieur » mais plus au même endroit. Ou cette autorité a peut-être totalement disparu pour toutes ces formes sauf pour l’Islam ? Il n’y a aucune cohérence dans son exposé. La logique même d’une inversion est impossible puisque le « lieu et son contenu » où devait se produire cette hypothétique inversion n’est pas le même. Avant l’inversion l’Islam est absent de ce « lieu ». Ce que décrit M. Gilis n’est pas une inversion mais quelque chose qui ressemble à une mutation. On ne peut s’étonner de cette incapacité à exposer cette inversion puisqu’elle n’existe pas. Nous sommes encore dans cette volonté façon New Age de présenter la fin du cycle.
M. Gilis veut absolument donner à l’Islam un rôle essentiel sous prétexte qu’il s’agit de la dernière tradition. On constate même qu’en voulant s’exprimer ainsi, on entre en contradiction car ce rôle n’est pas fondamentalement essentiel mais fondamentalement substantiel. L’Islam n’est pas la Tradition primordiale.
M. Gilis fait référence par deux fois à ce passage des Aperçus sur l’initiation (ch. XL) sans le reproduire. Nous préférons justement le reproduire ici avant de citer les deux extraits correspondants du livre de M. Gilis :
« On pourrait cependant objecter ceci : si la fin d’un cycle doit nécessairement coïncider avec le commencement d’un autre, comment le point le plus bas pourra-il rejoindre le point le plus haut ? Nous avons déjà répondu ailleurs à cette question : un redressement devra s’opérer en effet, et ne sera possible précisément que lorsque le point le plus bas aura été atteint : ceci se rattache proprement au secret du « renversement des pôles ». Ce redressement devra d’ailleurs être préparé, même visiblement, avant la fin du cycle actuel ; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce sujet ; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah) sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant que le temps fixé ne soit accompli. »
Voici le premier extrait :
De même que l’islâm se présente comme la synthèse finale, totalisatrice et récapitulative des révélations sacrées faites à l’homme, de même l’œuvre guénonienne est un ultime rappel des possibilités intellectuelles propres à notre état d’existence avant qu’il sombre dans la dérision satanique et dans le chaos. En même temps – et c’est là son autre versant – elle conduit et guide vers l’Arche islamique qui préserve tous les modes du bien et de la louange qui subsistent encore, et qui « prépare visiblement » (Cf. Aperçus sur l’initiation, la fin du chap. XL) le « siècle à venir ». C’est là sa dimension providentielle et cachée, contestée par beaucoup. (p. 154)
Cette façon de citer René Guénon est incompréhensible. On pourrait penser que l’expression « siècle à venir » appartient à l’œuvre de René Guénon mais il n’en est rien. Il n’a jamais utilisé cette expression. Il n’y a donc que les deux mots « prépare visiblement ». Le « sujet » qui « prépare visiblement » dans le texte de René Guénon n’a rien à voir avec celui qui apparaît dans le texte de M. Gilis. Pour ce dernier il s’agit de l’Arche abusivement qualifié d’islamique ce qui est absurde. Mais cette erreur grossière était déjà présente dans l’œuvre de Michel Vâlsan et M. Gilis ne fait que la reproduire ici. La citation du texte de René Guénon est ainsi trompeuse, totalement irrespectueuse. Il y a d’ailleurs une inversion évidente. L’œuvre de René Guénon est incontestablement « la synthèse » alors que c’est l’Islam qui n’est qu’un « ultime rappel ».
Si l’Arche était islamique, son « contenu » le serait également. Ainsi le « germe d’immortalité » qui y est contenu ou enveloppé serait alors « islamique ». Et les hindous par exemple n’auraient aucune connaissance d’Hiranyagarbha puisqu’il serait également islamique. Comme nous l’avons déjà indiqué le point de vue de M. Gilis fidèle à celui de M. Vâlsan se réduit à une vision exotérique quasiment sectaire.
Une révélation sacrée est un reflet de la Vérité inexprimable, une forme symbolique d’expression de cette Vérité. Chaque révélation est par nature complète et donc synthétique. Ce n’est pas un développement analytique de vérités partielles. Chaque révélation est différente dans sa forme et identique dans son but. Le principe suprême est unique. Une révélation particulière par nature ne peut donc pas être dans sa forme particulière une synthèse des autres formes. Le fait que l’Islam soit la dernière de ces formes pour notre humanité ne veut absolument pas dire qu’elle soit récapitulative. Elle est la dernière parce qu’il faut bien qu’une dernière forme soit manifestée avant la fin complète du cycle et c’est tout. L’Islam est dans la « continuité ». Elle n’est pas totalisatrice, car chaque révélation particulière est un tout. Elle ne fait que rappeler une fois de plus ce qu’est la Vérité.
L’autre extrait où apparaît la référence aux Aperçus est le suivant :
Cela dit, il est vrai que la forme islamique, et elle seule, contient la possibilité virtuelle de réaliser un Empire sacré avant la fin des temps ; mais il s’agit là de tout autre chose que de l’exercice exclusif d’un pouvoir temporel. René Guénon a évoqué sur ce sujet les « mystères du Pôle » et la « manifestation au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, du pouvoir sacerdotale et royal conservé à travers les âges ». (Cf. Aperçus sur l’initiation, chapitre XL). Selon la tradition islamique, cette manifestation polaire sera celle du Christ-Roi du Monde qui accomplira cette mission finale en union avec le Mahdî. (pp. 197 – 198)
M. Gilis laisserait entendre que René Guénon a évoqué sur le sujet de l’ « Empire sacré » les « mystères du Pôle » et « la manifestation du pouvoir sacerdotale et royal ». Le lecteur peut constater qu’une fois encore M. Gilis trahit complètement les propos de René Guénon. D’une part il ne parle jamais d’un « Empire sacré » dans son œuvre et il écrit ; « Un être manifestera le double pouvoir» sans spécifier rien de plus qui devient chez M. Gilis « LA manifestation du pouvoir » au sens large ce qui n’est absolument pas la même chose. Le procédé est inqualifiable et récurrent chez les « guénoniens » qui n’ont aucun respect pour l’œuvre de René Guénon.
Pourquoi M. Gilis ne peut-il pas assumer son propre point de vue et laisser l’œuvre de René Guénon en paix ?
Insistons à nouveau sur ce point, le renversement n’a lieu que lorsque le point le plus bas est atteint et il est immédiat. Ce qui est visible c’est la préparation et non le renversement lui-même. Il n’y a pas de renversement dans le cycle même.
Et voici la fameuse formule qui figure en quatrième de couverture :
L’œuvre de René Guénon procède de l’ésotérisme, traite de l’ésotérisme et c’est en mode ésotérique qu’il convient de la lire. (p. 76)
On retrouve là encore ce côté réducteur. L’œuvre de René Guénon procède de la Tradition tout entière. Chacun sait qu’une œuvre comme celle de René Guénon renferme nécessairement plusieurs niveaux de lecture (comparable par exemple à ce qu’il en est pour l’œuvre de Dante). Et le point de vue métaphysique en est le degré le plus élevé. Ainsi on peut dire que l’œuvre de René Guénon procède aussi de l’exotérisme, traite de l’exotérisme et que l’on peut aussi la lire en mode exotérique même si son aspect ésotérique est pourrait-on dire principe de son aspect exotérique. René Guénon n’aurait certainement pas utilisé cette formulation.

Le symbolisme de la croix

De façon totalement absurde comme on va le voir, cet ouvrage est considéré par les « guénoniens musulmans » comme une évidence de la volonté de René Guénon de convertir à l’Islam.
Il y a, tout d’abord, la fameuse déclaration qui figure au chapitre III du Symbolisme de la croix paru en 1931: « si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine » ; il s’agit, entre bien d’autres choses, d’un camouflet infligé à l’Eglise catholique, d’autant plus cinglant qu’il comporte une référence à l’islâm. On est donc loin des considérations développées quatre ans plus tôt sur la possibilité d’opérer un redressement occidental en s’appuyant sur le catholicisme ! D’une certaine façon, René Guénon a mis sa menace voilée à exécution. (pp. 122 – 123)
M. Gilis indique en note : « Selon toute vraisemblance, le personnage qui l’a prononcée est le Cheikh Elish ». René Guénon précisait notamment: « cette parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un personnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé ».
Rappelons également la dédicace : À la mémoire vénérée de ESH-SHEIKH ABDER-RAHMAN ELISH EL-KEBIR, El-âlim el-mâlki el-maghribi, à qui est due la première idée de ce livre, Meçr El-Qâhirah, 1329-1349 H.
Mais comment peut-on prêter des intentions aussi méprisables à René Guénon. L’Eglise il l’a respecte comme toutes les institutions traditionnelles orthodoxes. Pourquoi cette dédicace ? Très certainement pour remercier le Cheikh Elish d’avoir permis à René Guénon d’apporter aux Chrétiens cette doctrine et de leur permettre ainsi de pouvoir associer à ce rite du signe de croix, que les Musulmans ignorent, la doctrine qui y correspond. Les Catholiques peuvent ainsi remercier René Guénon tout autant que le Cheikh Elish puisque grâce à eux ils ont la possibilité d’accomplir ce rite en y associant explicitement la doctrine correspondante. Nous avons ici un bel exemple de cette aide de l’Orient que René Guénon incarne. Eminent métaphysicien, René Guénon n’a qu’une intention : partager la doctrine d’où qu’elle provienne et certainement pas de l’accaparer pour une communauté particulière. Rendre au Catholicisme le contenu explicite de la doctrine qui s’attache au signe de la croix c’est œuvrer pour un possible redressement de l’Occident. Un musulman n’a pas besoin du livre de René Guénon. La doctrine il l’a déjà et le signe de la croix il ne l’accomplit pas. Rien n’a changé pour lui. Par contre pour un Catholique il se retrouve grâce à ce livre devant une doctrine bien explicite pour un usage encore plus efficace du signe de la croix qu’il pratique. Le bénéfice se fait uniquement du côté occidental et c’est bien cette tradition occidentale que René Guénon a perpétuellement en vue dans son œuvre. Redisons-le encore une fois, les vrais orientaux n’ont pas besoin de lui. A la lecture du « symbolisme de la croix » un Catholique a encore moins de raison de vouloir opter pour une autre tradition comme celle de l’Islam. Il dispose maintenant d’un rite dont la portée hautement métaphysique lui a été confirmée. Si des Catholiques n’ont pas compris cela lors de la première parution de ce livre, c’est qu’ils étaient encore plus disqualifiés que d’autres qui eux ont bien su profité des lumières apportées.
M. Gilis indique :
On relève donc, dès ce premier ouvrage [le symbolisme de la croix], l’ouverture d’une perspective doctrinale qui va commander toute la dernière partie de sa vie et de son œuvre et rendre caducs ses écrits antérieurs sur la constitution possible d’une élite « intellectuelle » proprement occidentale. (p. 123)
En réalité c’est exactement le contraire, cet ouvrage sur le symbolisme de la croix illustre parfaitement le dessein constant de René Guénon : apporter aux Occidentaux une aide doctrinale. Il n’y pas de changement de cap dans l’œuvre de René Guénon. Ainsi rien n’est caduc. M. Gilis n’est que dans la négation. Il rejette et méprise la tradition occidentale ce que René Guénon n’a jamais fait.
M. Gilis semble avoir vraiment du mal avec les mathématiques. Ce qui est assez gênant pour lire correctement René Guénon. Il nous parle de la notion de « sphère des éléments » et il ajoute dont l’expression géométrique est une figure circulaire que René Guénon utilisera à plusieurs reprises en 1935. (p. 133). M. Gilis oublie une dimension ! René Guénon lorsqu’il parle de la sphère des éléments dans le Symbolisme de la croix se place bien dans l’espace à trois dimensions. L’expression géométrique d’une sphère est une figure sphérique. La figure circulaire n’étant que la résultante de l’intersection d’un plan avec cette sphère, intersection perpendiculaire ou parallèle à l’axe de la sphère. Et René Guénon lorsqu’il utilise cette figure circulaire se place dans une perspective plus limitée qu’il le faisait en utilisant la figure de la Sphère. Un symbole à trois dimensions permet d’évoquer une modalité supplémentaire à sa projection dans un espace à deux dimensions. Cette nouvelle inexactitude dans l’expression est révélatrice du point de vue réducteur de M. Gilis. Symboliquement, là où René Guénon déploie son œuvre dans un espace à trois dimensions, M. Gilis ne sait la lire que sur un plan à deux dimensions. Et si René Guénon se place sur un seul plan, M. Gilis n’a plus qu’une lecture linéaire. Ce plan exclusif, ou cette ligne, étant ceux de la seule tradition islamique alors que la perspective de René Guénon embrasse en permanence celle de la Tradition intégrale. On visualise par cette illustration la gravité de son erreur.

Les conditions de l’existence corporelle

Bien que M. Gilis ait précédemment déclaré que cette étude publiée dans La Gnose était secondaire, il consacre maintenant un chapitre de son livre à ce sujet. Il écrit ainsi :
Rappelons que René Guénon en avait entrepris la publication dans les deux derniers numéros de « La Gnose », ceux de janvier et février 1912. Dans ce texte, il opérait une synthèse magistrale – totalement inédite- entre, d’une part, les conditions qui déterminent cette modalité de notre état d’existence et, d’autre part, les cinq éléments cosmologiques avec les facultés de perception qui s’y rapportent. (p. 127)
Curieusement M. Gilis ne reproduit pas la liste des termes employés dans La Gnose pour représenter ces cinq conditions de l’existence corporelle. La voici : espace, temps, matière, forme, vie. René Guénon (Palingenius) écrivait ensuite : « on peut, pour réunir en une seule définition l’énoncé de ces cinq conditions, dire qu’un corps est une forme matérielle vivant dans le temps et l’espace. »
M. Gilis n’indique pas non plus que cette liste a été remaniée par René Guénon. Elle figure dans la première édition de L’homme et son devenir selon le Vêdânta. La voici : temps, espace, nombre, forme, vie. [Voir nos ouvrages René Guénon et l’Esprit de l’Inde et René Guénon et le Roi du Monde]
Les correspondances que l’on établit habituellement entre les cinq éléments et les cinq sens peuvent être ainsi reproduites : éther / ouïe ; air / toucher ; feu / vue ; eau / goût ; terre / odorat.
M. Gilis nous explique que si René Guénon avait pu continuer à faire paraître son étude dans La Gnose, la troisième partie aurait concerné l’élément « feu » en correspondance avec « la vue » et la condition retenue aurait été « la vie ». Prenons acte, M. Gilis se croit donc capable de « continuer » l’œuvre de René Guénon avec évidence :
Si la revue avait continué de paraître, il est évident que la troisième partie aurait traité de la condition vitale, et que celle-ci aurait été mise en correspondance avec le feu parmi les éléments et avec la vue parmi les facultés. Telle est, en effet, la doctrine cosmologique hindoue à laquelle il se réfère ; mais il n’en va pas de même en islâm puisqu’il est dit dans le Coran : « Nous avons fait toute chose vivante à partir de l’eau » (Cor., 21, 30). (p. 132)
Si René Guénon dans son étude fait en effet référence au Sânkhya il ne s’y limite pas. Son exposé sur les conditions de l’existence corporelle est totalement original (le plus étonnant c’est que M. Gilis le reconnaît puisqu’il indique « totalement inédite » !). Ainsi un énoncé des cinq conditions de l’existence corporelle tel que nous le dresse René Guénon n’apparaît pas de façon explicite dans le Sânkhya. Et d’ailleurs René Guénon proposera deux séries de termes français pour représenter ces conditions. S’il avait trouvé explicitement dans le Sânkhya l’énoncé de ces cinq conditions il n’aurait pas manqué de le reproduire avec les termes sanscrits correspondants en relation avec leurs équivalents français. Rappelons que René Guénon a toujours bien indiqué (notamment dans l’article sur la théorie hindoue des cinq éléments) : il n’existe en sanscrit aucun mot qui puisse, même approximativement, se traduire par « matière ». Par conséquent, ce texte de La Gnose sur les conditions de l’existence corporelle ne peut être prétexte à une quelconque opposition entre les doctrines de l’hindouisme et celles de l’Islam.
René Guénon traite des conditions de l’existence CORPORELLE. Ainsi lorsque M. Gilis retient la condition « vie » en correspondance avec le « feu » et la « vue », le terme « vie » doit être entendu d’une façon limitative circonscrite au seul domaine corporel.
Une nouvelle fois, M. Gilis ne se rend même pas compte du caractère insupportablement réducteur de sa lecture du Coran. Ce passage coranique voudrait donc signifier que toutes les choses vivantes ne peuvent être que des corps (formes matérielles vivant dans l’espace et le temps) et que ces corps ne sont faits uniquement qu’à partir de l’élément « eau » associé au sens du « goût ». Si l’on suit la logique de M. Gilis, cet extrait coranique n’aurait donc d’autre but que d’établir une correspondance entre l’élément « eau », le sens du « goût » et la condition « vie » limitée à l’existence corporelle. Et rien d’autre. Citons les termes arabes associés : toute (kull) chose (shay’) vivante (hayy) à partir de l’eau (mâ’). On remarquera qu’aucun terme ne fait une référence explicite au « sens du goût » même si cela peut être une « chose ». Ce mot mâ’ est très présent dans le Coran. Ainsi dans le verset (24, 45) « Et Allah a créé d'eau (mâ’) tout (kull) animal (dâbbat) ». Mais aussi dans le verset (56, 31), une eau (mâ’) coulant continuellement, l’eau des jardins des délices, de la félicité où sont présentes les houris. Nous sommes donc ici très loin du simple élément « eau ». Quant au terme hayy (vivant), on peut le mettre en correspondance avec un nom divin Al Hayy (Le Vivant) comme le précise le verset (3, 2). Il est vraiment difficile de limiter ce terme à la vie corporelle et matérielle.
Pourquoi ce manque de cohérence ? Pourquoi cette opposition fictive, ces enchainements doctrinaux plus que douteux ? Uniquement pour matraquer le lecteur et imposer sa thèse, M. Gilis conclut :
C’est cela, selon nous, qui explique sa réticence [Celle de René Guénon à republier cette étude], car il y avait à prendre en compte une raison d’opportunité : pourquoi aurait-il été plus explicite sur la question des conditions de l’existence corporelle alors que, pour le Triangle de l’Androgyne, il se bornait à une mention brève et indirecte dont le sens véritable ne sera donnée par Michel Vâlsan que trente ans plus tard ? Du point de vue islamique, la brusque interruption de La Gnose, quelles qu’en aient été les raisons, apparaît comme providentielle. (p. 133)
M. Gilis nous a construit un faux argumentaire doctrinal en prêtant à René Guénon des motivations totalement imaginaires uniquement pour imposer son point de vue sectaire et vâlsanien. Pour parvenir à ses fins, il est prêt à malaxer l’œuvre de René Guénon, à la déstructurer, accomplissant ainsi cette tache qu’il reproche en permanence aux opposants de René Guénon. Voilà bien une confirmation : les « guénoniens » sont bien souvent les pires ennemis de René Guénon et de son œuvre.

La réalisation descendante

Il convient de citer certains passages du texte intitulé Réalisation ascendante et descendante repris dans l’ouvrage posthume Initiation et Réalisation spirituelle (ch. XXXII) en rappelant que l’être avant d’entreprendre la Réalisation descendante doit avoir achevé pleinement la Réalisation ascendante ce qui « présuppose nécessairement la parfaite réalisation intérieure » : 
« Tandis que l’être qui demeure dans le non-manifesté a accompli la réalisation uniquement « pour soi-même », celui qui « redescend » ensuite, au sens que nous avons précisé précédemment, a dès lors, par rapport à la manifestation, un rôle qu’exprime le symbolisme du « rayonnement » solaire par lequel toutes choses sont illuminées. Dans le premier cas, comme nous l’avons déjà dit, Âtmâ « brille » sans « rayonner » ; mais il faut cependant dissiper ici encore une équivoque : on parle trop fréquemment, à cet égard, d’une réalisation « égoïste », ce qui est un véritable non-sens, puisqu’il n’y a plus d’ego, c’est-à-dire d’individualité, les limitations qui constituent celle-ci comme telle ayant été nécessairement abolies, et de façon définitive, pour que l’être puisse « s’établir » dans le non-manifesté. Une telle méprise implique évidemment une confusion grossière entre le « Soi » et le « moi » ; nous avons dit que cet être a réalisé « pour soi-même », et non pas « pour lui-même », et c’est là, non pas une simple question de langage, mais une distinction tout à fait essentielle quant au fond même de ce dont il s’agit. »
Et puis un peu plus loin :
« Dans la tradition islamique, ce que nous venons de dire a son équivalent dans une très large mesure, et en tenant compte de la différence des points de vue qui sont naturellement propres à chacune des diverses formes traditionnelles : cet équivalent se trouve dans la distinction qui est faite entre le cas du walî et celui du nabî. Un être peut n’être walî que « pour soi », s’il est permis de s’exprimer ainsi, sans en manifester quoi que ce soit à l’extérieur ; au contraire, un nabî n’est tel que parce qu’il a une fonction à remplir à l’égard des autres êtres ; et, à plus forte raison, la même chose est vraie du rasûl, qui est aussi nabî, mais dont la fonction revêt un caractère d’universalité, tandis que celle du simple nabî peut être plus ou moins limitée quant à son étendue et quant à son but propre. Il pourrait même sembler qu’il ne doive pas y avoir ici l’ambiguïté apparente que nous avons vue tout à l’heure à propos du Bodhisattwa, puisque la supériorité du nabî par rapport au walî est généralement admise et même regardée comme évidente ; et pourtant il a été parfois soutenu aussi que la « station » (maqâm) du wadî est, en elle-même, plus élevée que celle du nabî, parce qu’elle implique essentiellement un état de « proximité » divine, tandis que le nabî, par sa fonction même, est nécessairement tourné vers la création ; mais, là encore, c’est ne voir qu’une des deux faces de la réalité, la face extérieure, et ne pas comprendre qu’elle représente un aspect qui s’ajoute à l’autre sans aucunement le détruire ni même l’affecter véritablement. En effet, la condition du nabî implique tout d’abord en elle-même celle du walî, mais elle est en même temps quelque chose de plus ; il y a donc, dans le cas du walî, une sorte de « manque » sous un certain rapport, non pas quant à sa nature intime, mais quant à ce qu’on pourrait appeler son degré d’universalisation, « manque » qui correspond à ce que nous avons dit de l’être qui s’arrête au stade du non-manifesté sans « redescendre » vers la manifestation ; et l’universalité atteint sa plénitude effective dans le rasûl, qui ainsi est véritablement et totalement l’« Homme universel ». »
Il est intéressant de noter que M. Gilis une fois encore déforme la réalité. Voilà ce qu’il écrit :
René Guénon (…) envisage uniquement (…) le cas de nabî (prophète) et du rasûl (envoyé divin) (…) Plus tard, Michel Vâlsan montrera que la réalisation descendante concerne aussi certains walî (saints). (pp. 142 – 143)
Contrairement à ce que le « disciple orthodoxe » déclare, René Guénon parle aussi du cas du walî. Et d’autre part M. Vâlsan apparaît bien comme en contradiction avec ce que René Guénon a pu écrire concernant justement le walî. Mais voyons maintenant le point de vue personnel de M. Gilis, le continuateur :
Selon nous, il convient d’aller plus loin encore. En effet, la réalisation descendante est inhérente à la forme islamique au point qu’elle fait paradoxalement l’objet d’un rite collectif : celui de l’ifâda, la « descente » que les pèlerins accomplissent depuis Arafa jusqu’à La Mekke et qui constitue l’axe essentiel du « grand pèlerinage ». Les pèlerins représentent l’élite de la communauté. Ils actualisent un processus de réalisation descendante qui revivifie annuellement la forme islamique, à la manière d’un fleuve de bénédiction et de grâce, et qui manifeste son excellence. A Minâ, ils font couler le sang en immolant des victimes, ce qui lui confère, au moins virtuellement, une force irrésistible. L’islâm, de toutes les formes qui subsistent encore, est seul à pratiquer ce rite, aujourd’hui sans équivalent. Tous les prétextes sont bons en Occident pour tenter de l’en empêcher et pour le réduire à n’être rien de plus qu’une forme parmi d’autres. (p. 143)
Ce qui ne peut être qu’un cas d’extrême rareté devient ici le cas du commun des pèlerins. De la vérité, de la réalité purement qualitative exprimée par René Guénon, on passe à une illusion quantitative de plus en plus forte, à une erreur de plus en plus grossière. M. Vâlsan surajoute le cas de certains walî et M. Gilis celui de la grande masse des pèlerins. L’ « élite de la communauté » qui bien évidemment n’est en aucun cas une élite serait ainsi constituée d’êtres ayant atteint la Délivrance, la parfaite réalisation spirituelle pour atteindre l’ultime degré en masse de l’état d’ « Homme universel ». Nous sommes en pleine dérive New Age. Une grande masse, dont la majorité est constituée de Choudras, devenue subitement une communauté de délivrés-vivants effectifs.
Cette soi-disant « élite de la communauté » représente-t-elle l’Islam véritable ? Probablement pas si l’on en croit ce qu’écrit M. Gilis :
On ne saurait trop insister sur ce point : l’œuvre de René Guénon ne renvoie pas à l’islâm tel qu’il est compris par le commun des juristes, mais à l’islâm compris selon l’interprétation akbarienne qui prévaut depuis plus de sept siècles, et qui seule peut être légitimement considérée aujourd’hui comme l’islâm véritable. (pp. 161 – 162)
Tous les pèlerins de la Mecque sont-ils des « akbariens » ?
Et puis voilà ce que René Guénon ne dit pas, bien évidemment tellement le point de vue est absurde :
Ce que Guénon ne dit pas [dans « Orient et Occident »] est que l’humanité tout entière constitue aujourd’hui une communauté spécifique où les religions et les formes traditionnelles sont confrontées pour la première fois les unes aux autres ; d’où la nécessité de recourir à une forme capable de réunir l’humanité traditionnelle dans son ensemble au sein d’une communauté unique, réconciliée et fraternelle. (p. 111)
Cette forme quelle est-elle ? L’Islam bien évidemment ! Et pourquoi pas une utopie mondialiste ?
C’est nous qui soulignons « unique », l’uniformisation quantitative de pseudo-réalisés, la mondialisation aboutie, bien évidemment dans la « fraternité », c’est nous qui soulignons « fraternelle ». Une « fraternité » mondialiste, républicaine ou intégriste ? M. Gilis ne le précise pas. La petite communauté des « guénoniens musulmans » est-elle simplement capable d’être « réconciliée » ? La lecture du livre de M. Gilis nous prouve le contraire lorsqu’il évoque les difficultés qu’il rencontre dans ce petit milieu. Alors une humanité « réconciliée »….
Un lecteur attentif de l’œuvre de René Guénon aura nettement identifié la différence qu’il peut y avoir entre le formel et l’informel. Il ne pourra ainsi confondre l’informe qui est du domaine du formel avec l’informel qui en est le dépassement total et qui est au-delà de la forme. Une distinction aussi nette semble échapper totalement à M. Gilis. Parlant du peuple il écrit ainsi :
La fonction protectrice du « masque populaire » découle de cette plasticité informelle du peuple, dernier refuge des organisations initiatiques à vocation « opérative » dans le monde contemporain. (p. 150)
Est-ce une simple coquille ? Il faudrait substituer au mot « informelle » celui d’ « informe » qui correspond en effet à la forme de la masse du peuple. Ou s’agit-il encore de cette confusion, de cette fausse inversion, de cette vision New Age qui ferait du peuple le berceau d’un renouveau de la Tradition primordiale avant la fin du cycle de la présente humanité ? Un âge d’or en plein Kali-yuga.
Ceux qui manipulent aujourd’hui sans vergogne les écrits de René Guénon sont les héritiers de ceux qui, il y a un siècle, le combattaient avec fureur. Les enragés ont fait place aux tartuffes. (p. 181)
Nous pensons avoir démontré que M. Gilis faisait partie de ces manipulateurs et donc de ces héritiers…

POUR CONCLURE

Nous ne pouvons mieux faire que de conseiller aux lecteurs de ne s’en remettre qu’à René Guénon lui-même et de n’apporter aucun crédit aux « guénoniens » quels qu’ils soient. Un lecteur sincère de cette œuvre ne peut pas être « guénonien ». René Guénon n’a pas institué un système de pensée mais il n’a fait que nous transmettre avec talent et autorité l’héritage intellectuel de notre humanité.
Un lecteur reconnaissant de cette œuvre exceptionnelle ne peut donc pas être « guénonien », ni bien évidemment disciple ou « disciple orthodoxe ». Le plus élémentaire respect de cette œuvre impose le respect des déclarations de son auteur. Il n’y a pas de disciple et René Guénon n’est pas un maître.

Internet

On constate chaque jour un peu plus la montée en puissance du monde du numérique, une surimposition supplémentaire sur la réalité, une virtualité de plus, un signe des temps et une nouvelle confirmation du règne de la quantité. Le monde du livre qui a accueilli l’œuvre de René Guénon est à son tour à l’agonie. Le monde d’internet qui le remplace est une de ces monstruosités caractéristique de notre monde moderne. Ce nouvel domaine virtuel est très agressif, il nous écrase. Le monde du livre est absorbé, scanné, « binairisé ». Toute la pensée est transformée en chiffres, une indéfinité de uns et de zéros qui se mêlent. C’est l’uniformisation complète (le un) et le néant (le zéro) en totale opposition avec l’Intuition intellectuelle du Non-Etre (le Zéro), Principe de l’Unité (le Un).
L’individu n’a plus son mot à dire. Il est qu’il le veuille ou non présent sur internet. Ainsi sans avoir été en aucune façon consulté, l’auteur de ce livre figure dans l’encyclopédie Wikipédia. Aujourd’hui sur le net, dans le plus parfait pseudo-anonymat (rien à voir avec l’anonymat traditionnel) n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur n’importe qui. Pour rectifier certaines erreurs, il semble bien qu’il n’y ait pas d’autre alternative que de faire imprimer à son nom une sorte de démenti, seule façon de voir ces erreurs éventuellement corrigées. Ce livre nous en donne l’occasion ainsi que de nous expliquer sur notre démarche d’auteur.
Ecrire pour nous n’est pas une contrainte. Nous n’en avons pas reçu le mandat. Nous agissons avec simplicité, sans être « initié guénonien ». Inconnu des turuq et des Loges. Nous avons lu René Guénon et nous savons ce que nous lui devons. Par conséquent nous n’avons qu’un souci en écrivant : celui du respect de son œuvre. Notre travail est fait sans prétention, à la mesure de nos modestes capacités.
Né en 1954, l’auteur est  de confession catholique. Très jeune, les réponses que pouvaient donner les prêtres à ses interrogations étaient loin d’être satisfaisantes. Comme beaucoup d’autres, l’auteur est ainsi parti en quête lisant de nombreux ouvrages sans être guidé. Et puis, la providence a mis sur son chemin l’œuvre de René Guénon. Et là vraiment tout a changé. Une première lecture un peu désordonnée au fil des livres trouvés dans les bibliothèques et puis finalement acquis l’un après l’autre. Puis une deuxième lecture plus minutieuse, il n’y avait plus de doute possible toutes les réponses étaient bien là clairement exposées. Un don du Ciel. Le premier objectif a donc été de rassembler tous les ouvrages de René Guénon et de les lire et de les relire consciencieusement. Une lente assimilation. Comme tout lecteur attentif, on se retrouve rapidement gêné par le caractère confus de la mise en forme des ouvrages posthumes, par leurs lacunes. Pour aller encore plus loin dans la lecture de cette œuvre, pour atteindre une lecture quasiment intégrale, Il convenait de se mettre en quête des versions originales et des variantes de tous les textes publiés par René Guénon.
De nombreuses années ont été nécessaires pour arriver à cet objectif et à une assimilation réelle et complète par cette lecture vraiment intégrale. Contrairement aux « guénoniens » l’auteur a simplement suivi les conseils de René Guénon. Le premier conseil c’est de chercher à obtenir une connaissance théorique aussi étendue que possible. On est alors déjà confronté à un objectif très ambitieux et cela avant même d’envisager de rechercher une initiation. N’ayant qu’une formation scientifique, une formation d’ingénieur ETP, ce qui l’a d’ailleurs bien aidé pour suivre les nombreuses références aux mathématiques que l’on retrouve dans l’œuvre de René Guénon, l’auteur a jugé nécessaire de compléter cette formation. Les doctrines hindoues étant au cœur de l’œuvre de René Guénon, l’apprentissage du sanscrit paraissait indispensable. Là encore la surprise a été grande de constater que pratiquement tous les « guénoniens » étaient restés très indifférents aux doctrines de l’Inde. L’Université de Censier à Paris lui a ainsi permis d’acquérir de bonnes bases en sanscrit sans négliger un apprentissage de l’arabe. Un Occidental, Un Catholique, lecteur de René Guénon, portera logiquement son attention sur l’œuvre de Shankara et cherchera également à recueillir les fruits de l’action de présence de Râmana Maharshi. L’Inde est le meilleur reflet de ce que peut être un monde traditionnel et ses doctrines sont les plus aptes à faire comprendre ce qu’est véritablement le Catholicisme et la nature du Christ Avatâra. L’exemple de Râmana Maharshi est là encore l’illustration parfaite de la spiritualité authentique.
Concernant l’arabe, il faut rappeler la grande difficulté pour un francophone de naissance de prononcer correctement cette langue si l’apprentissage n’en est pas fait très jeune. Ce défaut de prononciation peut ainsi inférer sur le bon déroulement des pratiques rituelles. Les « guénoniens musulmans » semblent ne pas bien mesurer cette difficulté et ses conséquences. Le sanscrit par contre appartient au même courant linguistique que le français. Cette parenté linguistique aide à son apprentissage.
Pour confirmer cette compréhension de l’œuvre de René Guénon, il paraissait souhaitable d’accéder au statut d’auteur. On se pose des questions de fond et l’on voit si l’on parvient à formuler clairement des réponses correctes. Il fallait un thème. Celui qui a été retenu, celui de la « communication », apparaissait comme un symbole bien adapté. Plusieurs années auront été nécessaires à l’achèvement de cet opuscule sur la « métaphysique de la communication ».
La fréquentation des bibliothèques avait donné accès à de nombreux documents. L’auteur a ainsi eu la possibilité de publier au fil des années des traductions de textes anciens. Contrairement à ce qu’indique Wikipedia, l’auteur n’est pas un « spécialiste des doctrines médiévales ». S’il a fait paraître une traduction d’un texte catalan de Raymond Lulle, c’est  simplement parce qu’il avait eu accès à une ancienne traduction française de ce même texte. Il n’a donc pas de compétence particulière en catalan. Il n’a pas non plus de compétence particulière en latin (un simple apprentissage scolaire). Son ouvrage sur l’Ordre du Temple comporte des traductions du latin qui s’appuient toujours sur des traductions antérieures en français. L’italien ne lui étant pas étranger, le même processus a encore fonctionné pour sa publication des textes concernant l’ésotérisme des troubadours.
Pour rester au plus proche de l’enseignement de René Guénon, l’auteur a ainsi publié une traduction complète et commentée de l’âtma-bodha. Commentaire construit sur les enseignements de Râmana Maharshi. Quelques années plus tard, il a publié un petit ouvrage reprenant les rares textes sanscrits écrits par Râmana et qui synthétisent son enseignement.
Dans cette longue période consacrée à la lecture de l’œuvre de René Guénon et à l’étude, l’auteur a eu souvent l’occasion de croiser des « guénoniens ». Il a toujours été frappé par le décalage entre leurs prétentions spirituelles (ils se pensent tous particulièrement qualifiés) et ce qu’ils pouvaient vraisemblablement accomplir. Il a rapidement compris que les « guénoniens » n’écoutaient pas René Guénon mais uniquement leur orgueil. Il n’y a chez eux aucune véritable recherche spirituelle. Ils ne cherchent que des « trucs », ils ne sont en définitive que dans le « développement personnel » comme tous les autres individus illusionnés par la pseudo-spiritualité. Ils constituent deux groupes qui s’affrontent et se méprisent : Maçons contre Musulmans, Musulmans contre Maçons, même s’il y a aussi quelques Maçons musulmans ! Mais dans tout cela, c’est l’œuvre de René Guénon qui en a fait les frais. Ils se sont déchirés pour pouvoir s’afficher comme les héritiers de René Guénon. Dans cette lutte de pouvoir, ils ont, les uns contre les autres, élaboré des ouvrages posthumes plus incohérents les uns que les autres. Un vrai massacre. Volontairement ou involontairement leurs actions ont eu pour résultats de limiter la bonne accessibilité à l’œuvre de celui à qui en définitive ils devaient tout. Ils ont la prétention de l’égaler même de le dépasser en se proclamant « continuateurs », alors qu’ils sont quasiment systématiquement en opposition avec son autorité et son enseignement. René Guénon n’est pour eux qu’une sorte de tremplin qu’ils croient pouvoir abandonner pour s’élever encore plus alors qu’ils ne font que de sombrer dans l’erreur et la pseudo-spiritualité. Si René Guénon a proclamé qu’il n’était pas un maître spirituel, tous les « guénoniens » eux s’empressent de prendre ce titre. Les « guénoniens » sont des « gurus », des petits génies.
Au fil du temps, l’auteur a réussi à avoir accès à la quasi-totalité des textes publiés par René Guénon dans leur version originale ou remaniée. Ayant eu des difficultés à accéder à ces textes et voyant la totale indifférence des « guénoniens » vis-à-vis de cette situation. L’auteur a alors entrepris une publication de dossiers où il pouvait présenter et donner à lire des éléments de l’œuvre laissés dans l’ombre ou sous-estimés. Il a ainsi publié trois ouvrages pour faciliter l’accès à ce que René Guénon avait vraiment écrit et non à ce que les « guénoniens » prétendaient qu’il avait écrit. L’exemple du Bouddhisme est particulièrement significatif sur ce point. (Voir René Guénon et l’Esprit de l’Inde).  Les prétendues erreurs de René Guénon…
Après avoir critiqué comme il se doit le travail des éditeurs des ouvrages posthumes. Doutant à juste titre de voir paraître un jour une édition complète et correcte de l’œuvre de René Guénon, l’auteur n’a à son sens pas eu d’autre choix que de s’inscrire dans la même démarche critiquable, sauf à vouloir laisser dans l’ignorance les lecteurs de cette œuvre. Nous avions pour notre propre compte rassemblé tous les écrits connus et publiés par René Guénon. Nous avions établi une bibliographie aussi complète que possible (bibliographie reproduite ici-même et achevée en 2001) qui nous a permis de regrouper tous les textes et comptes rendus non encore réédités. Nous avons alors très logiquement proposé aux Editions Traditionnelles la publication de ces écrits en les regroupant pour former deux nouveaux ouvrages posthumes. Un seul verra le jour. Le second dort toujours dans les archives des Editions Traditionnelles ou dans la mémoire de l’ordinateur des Editions Trédaniel à qui nous avons proposé de poursuivre ce projet mais sans aboutissement à ce jour.
Le premier volume intitulé Articles et Comptes Rendus, Tome I, contient tous les textes oubliés et qui ont parus dans Le Voile d’Isis ou dans les Etudes Traditionnelles.
Pour parfaire cette confusion que nous dénonçons, nous devons reconnaître l’omission par nous-même bien involontaire d’un compte rendu de revue qui aurait dû trouver sa place dans cet ouvrage paru en 2002 aux Éditions Traditionnelles.
À la rubrique comptes rendus d’articles de revues, année 1936, il convient donc d’ajouter celui-ci publié également dans les Études Traditionnelles:
Novembre 1936
« - Dans le Symbolisme (n° d’août-septembre), Oswald Wirth parle d’un Pouvoir créateur qu’il attribue à l’homme, et dont il conseille d’ailleurs de se méfier; nous supposons qu’il doit s’agir de l’imagination que les psychologues appellent « créatrice », fort improprement du reste; mais, en tous cas, il a le plus grand tort de croire que le « domaine subjectif » et les « conceptions abstraites » puissent intéresser si peu que ce soit les « purs métaphysiciens ». Nous le croyons bien volontiers quand il déclare « ne parler au nom d’aucune révélation surnaturelle », ce qui ne se voit trop en effet; mais, alors, pour être conséquent avec lui-même, qu’il ne parle pas d’initiation, fût-elle même limitée au seul domaine des « petits mystères », puisque, qu’on le veuille ou non, toute initiation implique essentiellement l’intervention d’un élément « supra-humain ». - G. Persigout est amené par le symbolisme de la caverne et du monde souterrain à étudier L’Enfer et les religions du salut; ce titre rappelle malencontreusement le jargon spécial des profanes « historiens des religions », et, en fait, l’auteur semble avoir dans quelques-unes des théories tendancieuses de ceux-ci une confiance qu’elles ne méritent guère. En voulant toujours chercher des « sources » et des « développements » historiques, là où il ne s’agit proprement que d’expressions diverses d’une même connaissance, on risque de s’égarer encore plus facilement que dans les « dédales des épreuves souterraines », où l’on se retrouverait certes beaucoup mieux en les envisageant au seul point de vue strictement initiatique, sans se préoccuper de toutes les fantaisies accumulées par l’imagination des profanes à qui il a plu de parler de ce qu’ils ignorent. »
Le second volume devait s’intituler Articles et Comptes Rendus, 1917 – 1950,  Tome II et reprendre une série d’articles et de comptes rendus dont voici la table des matières :
ARTICLES
Les dualités cosmiques.
Le Christ Prêtre et Roi.
L’ésotérisme du Graal.
Y-a-t-il encore des possibilités initiatiques dans  les formes traditionnelles occidentales ?

« Discours contre les discours ».
Les Doctrines Hindoues.
Orient et Occident.
Le Roi du Monde.
Milarépa.
Terrains d’entente entre l’Orient et l’Occident.

COMPTES RENDUS
Revue Philosophique
Année 1919, année 1920, année 1921.
Revue de Philosophie
Année 1921, année 1922, année 1923, année 1924, année 1925, année 1936.
Vient de Paraître
Année 1926, année 1927, année 1928, année 1929.

Les Editions Traditionnelles ayant renoncé à sa publication, nous avons proposé le manuscrit aux Editions Trédaniel, autre éditeur déjà dépositaire d’œuvres de René Guénon. Publication toujours ajournée par les éditeurs potentiels qui ont des contacts légaux avec les ayants droit.
Des petits malins sans scrupule ont profité des différences entre les législations concernant le domaine public. Ainsi au Canada, un œuvre rentre dans le domaine public 50 ans après la mort de son auteur. En France il faut attendre 70 ans. Et donc, ils ont ainsi rassemblé des articles de René Guénon en les publiant au Canada en 2013 sous le titre : Recueil.
Ce  titre est identique à celui que nous avions proposé bien des années avant aux Editions Trédaniel (exactement Recueil, 1918 – 1951). Ce livre canadien reprend d’ailleurs intégralement le contenu du volume Articles et Comptes Rendus, tome II. Les petits malins y ont ajouté des textes de La Gnose et de la France Antimaçonnique, le tout dans un joyeux pêle-mêle (correspondance incluse) qui augure bien de l’avenir des publications libres de droits des œuvres de René Guénon.

Fondation

En 2021, l’œuvre de René Guénon basculera donc en France dans le domaine public.
Devant cette échéance, une curieuse « Fondation » vient de se déclarer et a entrepris un travail d’édition assez particulier.
Le premier ouvrage a avoir subi ce nouveau traitement est Le règne de la quantité et les signes des temps.
On peut ainsi lire le texte d’une « Annonce » qui figure en ouverture de cette réédition déclarée comme édition définitive établie sous l’égide de la Fondation René Guénon. En voici un extrait:
« Cette Fondation, dont le siège se tiendra au Caire en la demeure même qui fut celle de René Guénon, a pour objet de rassembler sous son égide l’ensemble des ouvrages et documents constituant l’œuvre intellectuelle de René Guénon, afin d’en assurer la diffusion — éditoriale et autre — dans les meilleures conditions. »
On y trouve également ces deux déclarations problématiques :
« La Fondation déclare expressément n’être liée à aucune religion particulière, ni à aucun mouvement, école, groupe ou parti, quels qu’ils soient. »
« Elle affirme n’avoir pas davantage pour but ni pour mission de s’impliquer, à quelque titre ou degré que ce soit, dans le domaine des prolongements contemporains — d’ordre intellectuel ou autre — de l’œuvre de René Guénon. »
René Guénon sous le pseudonyme de Palingénius a notamment écrit : « Étymologiquement, le mot Religion, dérivant de religare, relier, implique une idée de lien, et, par suite, d’union. »
La Fondation René Guénon n’est donc pas liée à ce qui relie. Constituant nécessairement un groupe d’individus, elle n’est même pas liée à elle-même. C’est donc un chaos volontaire. L’œuvre de René Guénon est fondamentalement traditionnelle. Cette Fondation est donc fondamentalement laïque au sens moderne.
Elle ne s’implique pas dans des prolongements contemporains de l’œuvre. Chaque réédition comporte une annexe. Une annexe est ce que l’on rattache à la partie principale. Ne doit-on pas la considérer comme un prolongement de cette partie principale. Et donc bien comme un prolongement contemporain puisqu’elle n’existait dans les publications par le passé. On doit donc en déduire que les annexes qui figurent et figureront en fin d’ouvrage ne sont pas publiées sous l’égide de la Fondation. On en prend acte !
Un second ouvrage vient d’ailleurs d’être publié, une réédition de l’Esotérisme de Dante avec une « Annonce » sensiblement comparable (un paragraphe concernant des Editions Traditionnelles a été supprimé) et une annexe dans le même style.
A notre grande surprise, l’un de nos dossiers sur l’œuvre de René Guénon est cité, mais singulièrement sans en donner le titre (une coquille ? Sans doute). Il s’agit de notre livre René Guénon et le Roi du Monde. Nous devons préciser que nous n’avons rien à voir ni de près ni de loin avec cette « Fondation », même si nous avons le plus profond respect pour la famille de René Guénon et pour les ayants droit.
Cette annexe comme sa précédente adopte un style qui se veut très érudit. Pratiquement 14 pages de blabla pour cette dernière annexe. En voici un premier extrait :
« C’est en italien qu’il [René Guénon] avait lu la Divine Comédie, tout comme le De Monarchia et la Vita Nova ; il confirma le fait à un correspondant brésilien, Fernando Galvao (lettre du 16 octobre 1929), tout en reconnaissant la qualité des traductions d’Artaud de Montor ou du père J. Berthier. »
Si l’on se réfère à la copie tapuscrite fragmentaire de cette lettre à F. Galvao (donc sous toutes les réserves possibles…), on peut y lire que René Guénon indique : «… car je dois vous avouer que je ne connais aucune des traductions françaises de Dante, n’ayant jamais lu que le texte italien. » Un peu plus loin, il précise : « il paraît que celle d’Artaud Montor est assez bonne…. On ma dit beaucoup de bien de celle du père Berthier… »
Le grand érudit (ou les grands érudits !!) qui a écrit cette annexe ne semble pas savoir que le De Monarchia a été composé par Dante en latin et donc que René Guénon qui ne cite d’ailleurs pas de titres des œuvres a lu en italien l’œuvre italienne et en latin l’œuvre latine. Et l’on remarque aussi que René Guénon ne reconnaît nullement la qualité des deux traductions mentionnées… Il paraît… On ma dit… Voilà un exemple parmi d’autres des manipulations que l’on peut faire avec de soi-disant recours à la correspondance. Pour quelque chose de tout à fait anodin et marginale, la déformation est déjà abyssale, alors pour des sujets plus complexes on n’ose pas imaginer ce qu’il peut être fait ou qu’il pourra être fait avec cette correspondance.
Un peu plus loin, notre érudit contredit de façon péremptoire les déclarations de René Guénon qui écrivait : « De telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? » René Guénon argumente longuement et prudemment. Mais pour notre érudit la question est tout tranchée : « En aucun cas, il ne pouvait s’agir de textes d’Ibn Arabi, mais du Livre de l’échelle de Mahomet… ». Les explications de René Guénon il s’en moque éperdument puisqu’il a un brave universitaire sous la main pour sembler les contredire.
Certes on réédite cette œuvre de René Guénon, mais on ne va quand même pas se priver de cette opportunité de porter le maximum de coups. L’intéressé n’est plus là, les « guénoniens » ne le défendent pas non plus, alors c’est merveilleux, le champ est libre.
Un dernier point quasi comique. Nous donnions des informations dans notre dossier sur le tirage de l’édition originale de l’Esotérisme de Dante en précisant selon la notice de justification de tirage : « 850 exemplaires, savoir 100 sur vergé d’Arches et 750 sur papier vélin. »
Notre érudit précise : « Si le premier tirage fut modeste, huit cent cinquante ou mille exemplaires [ Selon Hapel, op. cit., p. 156 (ce que confirme sa correspondance)] ».
Nous sommes désolé mais nous ne parlons pas de 1000 exemplaires. Et la correspondance (avec quel interlocuteur ? En quelle année ? etc.), elle confirme quoi ? 1000 exemplaires ou 850 ? Elle contredit la notice de justification de tirage ? Elle indique que des exemplaires Hors Commerce ont été distribués, donnés en Service de Presse ? Pourquoi notre érudit n’a pas indiqué simplement que le tirage ne dépassait pas les 1000 exemplaires puisqu’il ne sait pas se servir des informations précises données par d’autres.
Cette annexe est bonne pour la poubelle… On pourrait écrire ainsi :
« René Guénon est un … Et pense que … (ce que confirme sa correspondance). »  On peut remplacer les trois petits points par des expressions de son choix.
Et revenons encore sur cette question de l’utilisation de la correspondance.

Correspondance

Une première remarque qu’il convient de faire. Si René Guénon a laissé publier certaines de ses lettres (comme celle adressée aux Cahiers du mois par exemple), on ne peut en conclure pour autant que toutes les lettres qu’il a pu écrire (en nombre assez considérable, plus de 10000 vraisemblablement) l’aient été en vue d’une éventuelle publication. Toutes ses lettres ont et gardent un caractère strictement privé. Le fait de les livrer à la publication (sans bien évidemment l’accord des protagonistes) ne les rend pas public pour autant malgré les apparences. Une violation du domaine privé ne saurait intégrer ces lettres au domaine public et donc à l’œuvre au sens stricte.
L’individu, qui est bien le seul à avoir légitimement le droit de publier le contenu d’une lettre privée est bien évidemment son destinataire. Ainsi René Guénon pouvait faire état dans ses articles des informations transmises, par exemple, par A. K. Coomaraswamy dans sa correspondance avec lui. Il faut bien voir alors que les informations initialement privées sont alors intégrées à l’œuvre publique du destinataire. Il est à noter que le niveau d’autorité du contenu de la lettre vient alors se mettre en adéquation avec celui de son destinataire. Ainsi une lettre reçue et utilisée par René Guénon dans son œuvre acquiert de ce fait l’autorité de son œuvre. Mais inversement, l’utilisation par un destinataire d’une lettre reçue de René Guénon ne donne pas à ce destinataire un surcroît d’autorité.
Le fait d’avoir été un correspondant de René Guénon, le fait d’utiliser les lettres reçues dans son œuvre personnelle ne confère pas à ce dernier ou à cette dernière l’autorité de René Guénon.
Un individu disqualifié même s’il est devenu correspondant de René Guénon reste un individu disqualifié. Si cette correspondance vient à être publié il ne faudra jamais perdre de vue qu’elle s’adressait à un individu disqualifié et que ceci ne pouvait pas ne pas influencer les réponses de René Guénon. On contestera peut-être le fait que René Guénon ait pu répondre à un individu disqualifié ? On doit constater pourtant qu’il a rendu compte publiquement de certaines publications malgré la disqualification évidente et la médiocrité des auteurs en y consacrant pourtant beaucoup de temps et d’énergie. Ce qu’il a fait publiquement, rien n’empêche de penser qu’il ait pu vouloir le faire également dans le domaine privé avec autant de patience et de charité.
Précisons également que le destinataire des lettres de René Guénon, lorsqu’il en vient à les exploiter dans son œuvre en devient intellectuellement le « propriétaire » puisque ces lettres ne s’adressaient qu’à lui et à lui seul. Un correspondant utilisant ainsi la matière des lettres doit signer ce travail de son nom et non de celui de René Guénon. Ainsi on ne peut légitimement intégrer dans un ouvrage posthume de René Guénon le résultat de cette exploitation même si l’on n’oublie pas de signer son intervention.
Autant il peut être légitime dans le cadre de son propre travail de faire état de sa correspondance avec René Guénon, d’en relever le contenu doctrinal et de le commenter, autant il est illégitime de le publier dans un livre portant la signature de René Guénon.
C’est ce que certains ne parviennent pas à comprendre concernant l’intervention de M. Vâlsan dans les Symboles fondamentaux de la Science sacrée. Il ne devait en aucun cas y publier le contenu de l’Annexe III qui est son œuvre et non celle de René Guénon. Si tel n’était pas le cas, pourquoi alors M. Vâlsan serait le seul à ajouter son commentaire, tous les correspondants de René Guénon devraient figurer dans cet ouvrage posthume à un titre ou à un autre.
Les « guénoniens » musulmans donnent souvent à cette intervention de M. Vâlsan une importance disproportionnée. Le « triangle de l’androgyne » n’y est d’ailleurs interprété que du point de vue de la seule tradition islamique. On peut tout aussi légitimement établir ce triangle dans le cadre de la tradition juive où l’on retrouvera par exemple le même AWM mais cette fois en hébreu. Le nom d’Adam, comme celui d’Eve, se compose également en hébreu de trois lettres que l’on peut disposer sur le triangle à la place respective des lettres arabes. L’alif-wâw-mîm devient ainsi aleph-waw-mem.
Il est significatif de voir avec quel abus les correspondants de René Guénon ont pu faire état des lettres reçues. L’exemple de M. Tourniac est particulièrement caricatural, une même lettre est parfois transcrite de façon différente... M. Reyor s’en sert pour se désigner comme une sorte de mandataire...On comprend alors le jeu de manipulations qui peut s’opérer lorsque ce ne sont plus les correspondants mais de simples tiers qui font usage de cette correspondance.
De la même façon que l’on ne peut empêcher qu’il soit écrit tout et n’importe quoi sur la vie de René Guénon, il est tout aussi utopique de croire que l’on puisse échapper au grand déballage de sa correspondance privée. Cette nouvelle « Fondation » paraît d’ailleurs très motivée par cet enjeu.
La question de l’interprétation du contenu d’une lettre est particulièrement délicate. René Guénon ayant affirmé qu’il n’avait pas de disciple et qu’il ne donnait pas de conseils particuliers. Il n’était censé répondre qu’à des questions relevant uniquement du domaine purement doctrinal. Voir notre dossier René Guénon et le Roi du Monde, pp. 161-163.
Mais ses correspondants n’ont pas pu ou pas su s’en tenir à cette règle et les questions posées s’éparpillaient dans tous les domaines. Ils ont voulu malgré tout considérer René Guénon comme leur maître et se placer dans l’état fictif du disciple.
Jamais blessant et toujours charitable, René Guénon s’est vu contraint de répondre à des questions d’ordre privé sans pour autant assumer un rôle de maître face à des disciples. Mais alors comment interpréter le contenu de ses lettres ?
La réponse à ce problème pourrait paraître simple, il suffit de ne publier que les informations doctrinales contenues dans les lettres et rien de plus. Mais en réalité cette scission est affaire de point de vue et pour certains ce qui peut apparaître comme du domaine privé peut être considéré par d’autres comme du domaine doctrinal (une indication adaptée qu’à un seul individu et donc à ses qualifications propres et souvent limitées peut ainsi être prise comme une instruction valable pour tous et ceci bien que René Guénon n’est jamais assumé un rôle de guide).
La seule solution consiste à publier les lettres intégralement. Non seulement les lettres réponses de René Guénon mais également les lettres du correspondant qui leur font pendant. Ce correspondant ne peut rester anonyme car selon les individus René Guénon pouvait orienter ses réponses et on ne peut apprécier cette orientation si l’on ne sait pas à qui il s’adressait.
On voit ainsi que pour commencer à se faire une idée du contenu de la correspondance, il faudrait voir publier plus de 20000 lettres parfaitement identifiables et intégralement reproduites. Sinon il est impossible d’harmoniser les apparentes contradictions. Une lettre isolée publiée sans indication de son destinataire ne peut qu’entretenir la confusion. Tous les discours qui sont actuellement faits en s’appuyant sur les rares lettres publiées (incomplètement le plus souvent) ou celles détenues sans légitimité si ce n’est celle toute aléatoire de l’héritage ne peuvent rien signifier de bien sérieux. On peut tirer tout et n’importe quoi de ces bribes de lettres. On peut faire dire à René Guénon ce que l’on veut, le faire mentir, le faire passer pour un maître qui guidait des disciples autoproclamés, etc.
Quant aux informations qui pourraient avoir un caractère purement doctrinal que doit-on en faire et que peut-on en faire sachant qu’elles sont purement marginales et qu’on est très loin de disposer de l’intégralité de leurs publications ? Il est bien certain dans tous les cas qu’aucune lettre ne viendra compléter les écrits de René Guénon de façon décisive: ceci serait contraire aux avis donnés par René Guénon concernant sa correspondance. Voir là encore notre dossier René Guénon et le Roi du Monde.
De la même façon que la manifestation est rigoureusement nulle vis-à-vis du Principe suprême, la correspondance de René Guénon est rigoureusement nulle vis-à-vis de son œuvre publique. On doit ainsi ne pas donner plus de place qu’il convient à cette correspondance. Elle n’est que l’expression d’une simple action de présence exercée par René Guénon.
Une publication notamment peut illustrer tout à fait notre propos : paru en Italie un ouvrage intitulé La corrispondenza fra Alain Daniélou e René Guénon 1947-1950 (A cura di Alessandro Grossato, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 2002). Cet ouvrage reproduit en fac-similé 8 lettres de René Guénon à Alain Daniélou et 6 lettres d’Alain Daniélou à René Guénon. Il n’a même pas été possible de réunir le complémentaire des lettres. Quant au contenu, hormis les informations bibliographiques, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est plus que marginal. Mais sans doute certains y verront des données de la plus haute importance sans se rendre compte que tout cela peut se déduire sans difficulté de l’œuvre publique !
On peut peut-être mieux comprendre pourquoi le contenu doctrinal des lettres de René Guénon ne vient d’en le meilleur des cas qu’illustrer l’œuvre publique en considérant le cas de Leibniz.
René Guénon dans son ouvrage sur Les principes du calcul infinitésimal reproduit certains passages de lettres de Leibniz. On n’ignore pas que Leibniz a peu publié de son vivant. La plus grande partie de son œuvre est ainsi restée à l’état de manuscrit ou même sous forme de simples notes que certains se sont efforcés et s’efforcent toujours de réunir et de publier. Sa correspondance apparaît ainsi comme la seule source pour connaître certaines de ses découvertes et sa publication revêt autant d’importance que le reste de son œuvre. On trouve dans cette correspondance des éléments qui ne figurent nulle part ailleurs et qui ne peuvent être déduits de son œuvre publique.
On comprend ainsi pourquoi il est parfois indispensable de citer sa correspondance.
Sous prétexte que René Guénon a fait usage de la correspondance de Leibniz, certains estiment qu’il est tout aussi indispensable de faire usage de celle de René Guénon.
Mais à la différence de Leibniz, René Guénon a pris le soin de rendre publique l’intégralité ou la quasi intégralité de ce qu’il avait à dévoiler et à enseigner. C’est pourrait-on dire le sens même de sa fonction. N’ayant pas de disciple, il se devait de ne rien réserver. On ne trouvera ainsi dans sa correspondance aucun élément déterminant, aucun élément qui ne peut se déduire de son œuvre publique.
On peut par contre très bien comprendre l’enjeu « commercial » éventuel de la publication de cette correspondance. Mais là encore après un massacre en règle de la publication de son œuvre, le coup de grâce viendra avec le grand déballage de sa correspondance et pourquoi pas de son intimité…

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