dimanche 28 octobre 2018

RENE GUENON, le Solitaire


René Guénon, le Solitaire



Neti neti, ‘ni ceci, ni cela’, tel est l’un des grands préceptes de la tradition hindoue. La vérité est à ce prix. Cette révélation, contenue dans les Upanishads, peut être appliquée, dans un premier temps de façon singulière et puis fondamentalement, pour atteindre réellement l’œuvre de R. Guénon. Ce petit livre fournit la matière de ce premier temps, le lecteur devra ensuite s’en remettre avec opiniâtreté à l’œuvre dans son intégralité.

Si R. Guénon a connu de nombreux ‘ennemis’, il n’a pas moins été trahi par ceux qui se comptaient parmi ses ‘amis’. Si l’on dénonce les mensonges de ses ‘ennemis, ni ceci, et si l’on démasque les tromperies de ses ‘amis’, ni cela; on devrait pouvoir accéder sans entrave au seuil de son œuvre...



Reconnaissance sans connaissance



On ne peut qu’être abasourdi en lisant certaines notices publiées dans des dictionnaires ou des encyclopédies. Ainsi le Petit Robert 2, dictionnaire universel des noms propres déclare que:

- Shankarâchârya est un « philosophe indien qui exposa les doctrines hindoues du Vedânta moniste et fonda des sectes shivaïtes » (le rédacteur de cette notice ignore ce qu’est la Non-Dualité qui n’est ni moniste, ni sectaire).

- Râmana Maharshi est un « philosophe religieux hindou qui continua, dans le Sud de l’Inde, la tradition mystique de Râmakrishna; qui n’écrivit rien et refusa d’avoir des disciples » (le rédacteur se trompe sur toute la ligne sauf en ce qui concerne le fait de ne pas reconnaître de disciples. Râmana Maharshi, le shivaïte, ne se reconnaît pas dans le courant vishnouïte, même s’il ne l’exclut pas, de Râmakrishna qui n’était d’ailleurs pas un mystique. Il a d’autre part écrits des textes (hymnes et traités).

Voyons ce que l’on écrit sur R. Guénon:

- « Philosophe français (Blois, 1886 - Le Caire, 1951). Fondateur de la revue La Gnose (1909), il s’est livré à une étude approfondie des principaux textes mystiques (hindous, taoïstes, musulmans), opposant à l’aspect exotériques des religions historiques constituées une tradition unique, originelle, la connaissance ésotérique (La Métaphysique orientale, 1939; Aperçus sur l’initiation, 1946) ».

Pour ne pas accabler les rédacteurs de ce dictionnaire disons que ceux des autres dictionnaires et encyclopédies ne font pas mieux, si ce n’est pire. En voici la preuve avec cette notice du Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse:

- « Philosophe et écrivain français. Après une carrière dans les cercles occultistes français, il s’établit en Egypte et s’y convertit à l’islam. Sa doctrine, très originale et syncrétiste, principalement d’essence védantine, se présente comme l’expression unique en Occident modernes d’idées traditionnelles. On doit à R. Guénon: Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1922; le Symbolisme de la croix, 1931; Aperçus sur l’initiation, 1946 ».

On trouve ici un bon résumé des contrevérités qui émaillent le plus grand nombre des notices biographiques: occultiste, syncrétiste, etc. R. Guénon est tout sauf cela. Encore faut-il se donner la peine de vérifier par soi-même et de lire son œuvre, sinon on ne peut que se laisser influencer par toutes ces fausses informations. René Guénon dérange parce qu’il parle vrai et que la Vérité n’est pas toujours facile à supporter.

Cette vérité est celle que l’on atteint dans le Silence spirituel, mais on ne pense qu’à se livrer à de futiles bavardages. R. Guénon en a été la victime et ce n’est pas sa Parole que l’on écoute mais le bruit de tous les mensonges qui tentent d’étouffer son œuvre.

Une bonne façon de discréditer un auteur est de l’enfermer dans une formule si possible scandaleuse. On connaît ainsi ce passage du Matin des magiciens (1960) de L. Pauwels et J. Bergier:

« La nouveauté formidable de l’Allemagne nazie, c’est que la pensée magique s’est adjoint la science et la technique. Les intellectuels détracteurs de notre civilisation, tournés vers l’esprit des anciens âges, ont toujours été des ennemis du progrès technique. Par exemple, René Guénon ou Gurdjieff, ou les innombrables hindouistes. Mais le nazisme a été le moment où l’esprit de magie s’est emparé des leviers du progrès matériel. Lénine disait que le communisme, c’est le socialisme plus l’électricité. D’une certaine façon, l’hitlérisme, c’était le guénonisme plus les divisions blindées ».

Voilà d’une simple phrase comment les mentalités ont été manipulées d’autant que ce livre a été lu par le plus grand nombre. On retrouve l’écho de cette formule dans la notice consacrée à R. Guénon dans le Dictionnaire des intellectuels français  sous la direction de J. Julliard et M. Winock (1996):

« ...On connaît ce mot qui circulait dans les milieux évoliens: ‘Hitler ? C’est Guénon avec les Panzerdivisionen.’ Bien entendu, cette boutade ne donne pas le ‘sens ultime’ du guénonisme, mais indique tout le travail à faire sur l’histoire de la pensée réactionnaire en Europe dans le siècle qui s’achève. »

La métaphysique est ainsi réduite à de la basse politique. Ce qui confirme le dicton: calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.

Dans son ouvrage sur les maîtres de l’occultisme, (1990), A. Nataf s’essaye à une autre formule aussi méprisante:

« Le Marx de l’ésotérisme; plus que tout autre peut-être, René Guénon a, en l’époque actuelle, œuvré pour que la culture renoue avec la tradition (...) Une somme d’ésotérisme; l’influence de Guénon déborde les milieux qui s’intéressent à l’ésotérisme. André Gide et André Breton ont réfléchi sur l’œuvre guénonienne. Celle-ci, en effet, est une somme d’ésotérisme ou plutôt une pensée totalisante. Il n’est pas exagéré de dire que Guénon est le Marx de l’occultisme. Même visée universalisante et réductrice in fine: tous les ésotérismes se rejoignent dans une tradition unique; même apocalyptique révoltée (le kali-yuga, chez l’un; la lutte des classes chez l’autre); même sens de la nécessité historique, etc. La différence est que Marx vise, du moins le dit-il, à concrétiser la justice et à l’élargir, tandis que Guénon veut restaurer les ‘élites’. Une telle analyse ne suffit pas pour présenter la pensée de Guénon. Elle pose une précaution méthodologique: Marx comme Guénon doivent se lire avec prudence. »

Dans son Enquêtes sur la droite extrême, (1992), le journaliste R. Monzat nous présente R. Guénon comme le:

« Chantre de la tradition, qui explique le curieux soutien de l’extrême droite aux ‘durs’ du camp musulman (...) Guénon donne une importance primordiale à l’ésotérisme, selon lui au coeur de toutes les traditions religieuses; or, les aspects ésotériques du christianisme primitif ont vite disparu. Guénon a reconstruit un ésotérisme chrétien imaginaire qui aurait survécu jusqu’à l’époque moderne, avant de disparaître (...) Nul n’a su donner autant de chair au mythe de la ‘tradition primordiale’, au nom duquel Guénon reconstruit la métaphysique, l’histoire des religions, celle de l’humanité (...) Le système de Guénon est une construction personnelle qui s’insère dans l’occultisme occidental contemporain, rejeton éclectique d’apports gnostiques, théosophiques, maçonniques, traditions elles-mêmes éclectiques... Certains des traits les plus agaçants de Guénon pour un lecteur profane son sa prétention à ‘connaître’ la vérité par des voies qu’il ne condescend point à nous expliquer, les mystères qui l’aident à masquer ses faiblesses au cours de polémiques contre des rédacteurs de revues confidentielles. Il est difficile d’apprécier la valeur de l’œuvre de Guénon, car presque tous les travaux qui lui sont consacrés émanent de disciples plus ou moins avoués (...) [Guénon] n’a jamais réussi à séparer l’étude de vrais traditions spirituelles de naïvetés ou superstitions héritées de ses premiers pas occultistes. Il n’a jamais cessé d’accorder de l’importance aux cercles occultistes occidentaux, qu’il leur fasse confiance ou qu’il les dénigre (...) Quoique René Guénon n’ait jamais eu d’activité politique, il évoluait dans des milieux ‘Action française’ (...) Guénon est un maître à penser incontesté pour la nouvelle droite et pour certains courants royalistes. »

La note calomnieuse est salée: ‘ésotérisme imaginaire’, ‘reconstruction’, ‘systématisme’, ‘éclectisme’, ‘naïveté’...

Comme si ce n’était pas assez, la campagne de désinformation se poursuit avec l’ouvrage de R. Faligot et R. Kauffer, Le marché du diable, (1995). Comme R. Monzat, ils consacrent plusieurs pages de leur ouvrage à R. Guénon où s’entrechoquent de fausses informations. Ils cherchent à nous faire croire que ce dernier pouvait avoir eu une certaine sympathie pour les ‘frères musulmans’ et faire preuve de prosélytisme pour l’islam:

« (...) [Guénon] fréquente assidûment l’université El Azhar, haut lieu de la théologie sunnite, où il côtoie des frères musulmans (...) Il appelle ses amis et correspondants à l’étranger à rejoindre l’islam. »

On y note aussi ce rapprochement bien suspect:

« (...) Au début des années trente alors que Guénon s’installait sur le bord du Nil (...) et que Hassan-el-Banna venait juste de créer la société des frères musulmans. »

Le lecteur peut ainsi choisir et voir en R. Guénon le chantre du nazisme ou celui des groupes islamiques armés.

Pour quelqu’un qui n’a jamais revendiqué le moindre rôle politique, qui a condamné les divagations nazies:

« Nous laissons entièrement de côté l’usage tout artificiel, et dépourvu de toute base traditionnelle, qui est fait actuellement du swastika, notamment par certains groupements politiques allemands, dits ‘racistes’, qui en ont fait très arbitrairement un signe d’antisémitisme, sous prétexte que cet emblème serait propre à la soi-disant ‘race âryenne’, et qui le désignent d’ailleurs par l’appellation fantaisiste et quelque peu ridicule de hakenkreuz ou ‘croix à crochets’. » [Le symbolisme de la croix, 1931.]

Et qui a même déconseillé aux Occidentaux de prendre appui sur les doctrines islamiques:

« Les formes d’expression des doctrines hindoues, tout en étant encore extrêmement différentes de toutes celles auxquelles est habituée la pensée occidentale, sont relativement plus assimilables, et elles réservent de plus larges possibilités d’adaptation (...) En effet, il y aurait aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui, (...), n’en seraient pas moins assez graves; et peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation musulmane est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique, qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. » [Orient et Occident, 1924.]

Si tout cela n’est pas de l’intoxication mentale qu’est-ce alors ?

Mais poursuivons notre enquête et voyons ce que nous disent les hommes de lettres.

Commençons par Gide puisque c’est celui que l’on cite le plus couramment comme cette autorité qui viendrait valider l’oeuvre de R. Guénon. A croire que R. Guénon a besoin de cette sorte de suffrage. Suivons cet entretien entre A. Gide et H. Bosco:

« (Gide) s’écria soudain: ‘Si Guénon a raison, eh bien ! toute mon œuvre tombe...’ A quoi quelqu’un répondit: ‘Mais alors d’autres tombent avec elle, et non des moindres, celle de Montaigne, par exemple...’ C’était, certes, tomber en excellente compagnie, et, en fait, ne pas trop courir le risque de tomber vraiment. En évoquant cette chute fictive et fraternelle de Montaigne et de Gide, on réservait la part du moraliste. Elle est de taille. Gide réfléchissait. A le voir, il ne semblait pas satisfait de cette éventualité, somme toute, très honorable: elle l’inquiétait. Enfin, ému, il avoua la raison de son inquiétude: ‘Je n’ai rien, absolument rien à objecter à ce que Guénon a écrit. C’est irréfutable.’ Comme aucun de nous ne se jugeait en mesure de réfuter ce que Gide, lui-même, venait de déclarer irréfutable, on se taisait. L’aveu inattendu était d’une telle importance qu’il ne pouvait être suivi que d’un silence approbatif, dont cependant nul de nous n’attendait qu’il annonçât une déclaration de ralliement à la doctrine de Guénon. En effet, Gide dit: ‘Les jeux sont faits, je suis trop vieux.’ Ce retour sur lui-même, loin de l’abattre, le réconforta. Il reprit pied. ‘Et puis, affirma-t-il, j’aime passionnément la vie, la vie multiple. Je ne consens pas à priver la mienne du plaisir qu’elle prend à la diversité merveilleuse du monde, et pourquoi ? Pour sacrifier à une abstraction: à l’Unité, l’Unité indéfinissable ! Mais définir me plaît par-dessus toutes choses. Les êtres limités, les créatures périssables, seules, m’intéressent et suscitent mon amour, mais non pas l’Être, l’Être illimité. Je ne tiens pas du tout à m’y perdre, mais, bien au contraire, à m’y conserver, tant que je vis. » [Extrait du numéro spécial de la NRF consacré à André Gide.]

Moralité , Être même illimité, Gide n’a rien saisi de la métaphysique. Son œuvre tombe, mais, pour tomber encore faut-il s’être quelque peu élevé !

Dans un entretien avec F. Grover, A. Malraux, en parlant de Paulhan, déclare:

« Paulhan en effet admirait Guénon, et Guénon, certes, méritait cette admiration. Toutefois, il faut dire que Paulhan avait inventé un Guénon qui eût été semblable à Paulhan et qu’il substituait au vrai Guénon. Or Guénon était un grand esprit mais c’était aussi un redoutable bafouilleur: il a écrit quinze fois la même chose. Il y avait chez lui quelque chose de profond et quelque chose d’élémentaire. Paulhan avait donc inventé un Guénon qui était comme lui et qui aurait été toujours profond. Or le contraste entre les deux hommes est très net: Guénon écrivait dans un bavardage illimité alors que Jean Paulhan est un modèle de densité (...) Guénon a écrit un livre, l’Introduction aux doctrines hindoues qui était, à sa date, un livre capital. Mais quand il écrit trois cents pages sur la franc-maçonnerie... c’est de la moulinette... Je crois donc que Paulhan et Guénon ne se seraient pas accordés sur certains points car Paulhan avait absolument besoin de savoir de quoi il parlait. »

Ce propos de Malraux (qui reproche indûment à R. Guénon, comme beaucoup, d’avoir ce qui semble bien être ses propres défauts) est en contradiction avec la pensée de Paulhan telle qu’elle s’exprime dans ces extraits de lettres:

« Nous ne reconnaissons dans l’ordre de la pensée, aucune autorité, à qui nous fier sans réserves. Quelle que soit la place que tiennent, dans les préoccupations de chacun de nous, l’oeuvre de Marx, de Guénon, de Freud, de Spinoza ou la philosophie hindoue ce n’est qu’à titre de matériaux que nous les acceptons - nous tenant également libres sur tel point donné de les suivre ou de les repousser. » [lettre à A. Rolland de Renéville, 1932.]; « Guénon me conseille de me convertir à l’islamisme. C’est, dit-il, la seule religion qui puisse être entendue tout entière (et y invite) sur le plan métaphysique. » [lettre à Monique de Saint-Hélier, 1942.]

Comme on le verra un peu plus loin, R. Guénon n’a jamais conseillé à quiconque de se convertir à quoi que ce soit !

On trouve ici aussi un aveu (‘qu’à titre de matériaux’) qui confirme le pillage éhonté en le travestissant de l’enseignement de R. Guénon; la ‘Science des symboles’ notamment a été ainsi subvertie en magasin d’illustrations pour littérateurs en mal de fiction.

Louis Ferdinand Céline semble, par l’entremise de son ami Albert Paraz, faire appel à R. Guénon pour se blanchir de son antisémitisme. Dans son ouvrage intitulé Valsez saucisses , A. Paraz écrit:

« J’ai écrit dans le Roi tout Nu, sous la botte, en 1941, que Bagatelles était un message immense, mais seulement quand il ne parlait pas des juifs. C’est toujours mon avis et c’était déjà celui de Céline. Il y a dans ce livre des passages qui datent, qu’on pourrait enlever. Et puis, enfin, c’est écrit en 1937. Bien autrement concerté est le jugement exprimé, en 1945, APRES la libération, chez Gallimard, par le puissant René Guénon. ‘Pourquoi les représentants des tendances nouvelles Einstein, Bergson, Freud, sont-ils tous de race juive, sinon parce qu’il y a dans la ‘mentalité moderne’ quelque chose qui correspond exactement au côté ‘maléfique’ et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine chez les Juifs détachés de leur Tradition ?’Fichtre ! Voilà qui va loin. Et pas question d’inquiéter Gallimard, de l’abattre au clair de lune. Tant mieux, nom de Dieu. »

A. Paraz, dans son aveuglement, n’est même pas capable de recopier correctement la note de René Guénon publié dans Le règne de la quantité et les signes des temps:

« (...) Une remarque en passant: pourquoi les principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de moindre importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là quelque chose qui correspond exactement au côté ‘maléfique’ et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs détachés de leur tradition ? » [ch. XXXIV, note 1.]

On ne compte plus les écrivains qui ont lu René Guénon; le plus souvent bien mal. Citons encore Drieu la Rochelle, Queneau, Daumal (et les collaborateurs du Grand Jeu), Artaud et puis bien sûr le pape du surréalisme, A. Breton, qui, dans un entretien radiophonique, a déclaré:

« Parmi les collaborations souhaitées, je n’en vois qu’une autre qui nous manqua: ce fut celle de René Guénon. Nous n’avions guère de titres à y prétendre, il est vrai. Et pourtant ce fut aussi une déception. Il est, de toute façon, très symptomatique que nous nous soyons adressés à lui. Cela suffirait à montrer que, dès ce moment, nous étions attirés par la pensée dite ‘traditionnelle’ et prêts à l’honorer en lui. Je crois que, parmi nous, les plus inclinés dans cette voie étaient alors Artaud, Leiris et moi, bien que ce fût Naville qui ait proposé d’écrire à Guénon. Il est curieux de conjecturer en quoi l’évolution du surréalisme eût pu être différente, si par impossible un tel concours ne s’était refusé... »

R. Guénon n’a jamais envisagé de se joindre à ces ‘surréalistes’ qu’il considérait, en 1932, comme « un petit groupe de jeunes gens qui s’amusent à des facéties d’un goût douteux ». En 1949, son jugement sera plus définitif puisqu’il reconnaît, et sans doute non sans quelque raison, le surréalisme comme inspiré par la contre-initiation. La littérature n’est pas toujours aussi innocente qu’on voudrait nous le faire croire. La ‘fiction’ n’est pas sans influence sur les mentalités. L’usage des ‘matériaux’ traditionnelles à des fins imaginaires devient inévitablement subversif.

IL semble bien y avoir deux bonnes façons de détourner un œuvre comme celle de René Guénon. Dans un premier temps, on marque son mépris, on feint de l’ignorer et dans un deuxième temps on la noie sous un bavardage stérile. On peut parmi le petit monde des universitaires, historiens des religions et hommes de science prendre l’exemple des indianistes qui illustre bien ce mode d’action.

En 1949, dans un compte rendu de la revue Hind, R. Guénon cite et commente un article de L. Renou. Ce dernier parlant de l’utilité d’un contact avec la masse anonyme des lecteurs déclare:

« ce contact ne doit pas, cependant, être recherché au détriment de la vérité. Il y a toujours quelque abus de pouvoir à trancher dans l’arène de questions délicates, surtout pour un domaine comme l’indianisme où tant de problèmes attendent leur solution. Mais tout est une question de mesure. Ce qui est franchement malhonnête, c’est d’utiliser l’Inde et la spiritualité indienne pour bâtir d’ambitieuse et vaines théories à l’usage des Illuminés d’Occident. Par le foisonnement des systèmes, par l’étrangeté de certaines conceptions, la pensée indienne donnait ici, il faut l’avouer, quelque tentation. C’est en partant de notions et d’images indiennes, plus ou moins déformées, que sont nées les sectes néo-bouddhistes, les mouvements théosophiques qui ont pullulé en Occident. Le succès des élucubrations d’un René Guénon, ces soi-disant révélations sur la Tradition dont il se croit le détenteur, montrent assez le danger. On veut distinguer à côté de l’indianisme officiel ou universitaire, voué, comme on nous dit, à la grammaire, un indianisme qui seul atteint à l’essence des choses. En réalité, un indianisme de voyageurs superficiels, de journalistes, quand ce n’est pas celui de simples exploiteurs de la crédulité publique, qui se flattent d’instruire un public ignorant sur le Vêdânta, le Yoga ou le Tantrisme ».

Et voici le commentaire de René Guénon:

« Tous ceux qui ont la moindre connaissance de notre œuvre sauront apprécier comme il convient l’ ‘honnêteté’ du procédé qui consiste à placer la phrase qui nous vise, et dont ils pourront admirer par surcroît l’exquise politesse, entre la mention des théosophistes et celle des voyageurs et des journalistes; si incompréhensif que puisse être un orientaliste, il n’est tout de même guère possible qu’il le soit au point de n’avoir aucunement conscience de l’énormité de pareils rapprochements. Nous souhaiterions à M. Louis Renou, ou à n’importe lequel de ses confrères, d’avoir fait seulement la millième partie de ce que nous avons fait nous-même pour dénoncer la malfaisance de ceux qu’il appelle les ‘Illuminés d’Occident’ ! D’un autre côté, nous n’avons assurément rien de commun avec les voyageurs, superficiels ou non, ni avec les journalistes, et nous n’avons jamais fait, fût-ce occasionnellement, ni l’un ni l’autre de ces métiers; nous n’avons jamais écrit une seule ligne à l’intention du ‘grand public’, dont nous ne nous soucions nullement, et nous ne pensons pas que personne puisse pousser plus loin que nous le mépris de tout ce qui est ‘vulgarisation’. Ajoutons que nous ne prétendons être le ‘détenteur’ de quoi que ce soit, et que nous nous bornons à exposer de notre mieux ce dont nous avons pu avoir connaissance d’une façon directe, et non point à travers les ‘élucubrations’ déformantes des orientalistes; mais évidemment, aux yeux de ceux-ci, c’est un crime impardonnable de ne pas consentir à se mettre à leur école et de tenir par-dessus tout à garder son entière indépendance pour pouvoir dire ‘honnêtement’ et ‘sincèrement’ ce qu’on sait, sans être contraint de le dénaturer pour l’accommoder à leurs opinions profanes et à leurs préjugés occidentaux. Maintenant, que nous en soyons arrivé à être considéré comme un ‘danger’ à la fois par les orientalistes ‘officiels ou universitaires’ et par les ‘Illuminés d’Occident’, théosophistes et occultistes de toute catégorie, c’est là une constatation qui ne peut certainement que nous faire plaisir, car cela prouve que les uns et les autres se sentent atteints et craignent de voir sérieusement compromis le crédit dont ils ont joui jusqu’ici auprès de leurs ‘clientèles’ respectives... »

Dans le numéro spécial de Planète + plus (1970) consacré à René Guénon, nous croisons fort curieusement J. Filliozat qui lui consacre un article où l’on peut lire ce passage perfide:

« La plupart des doctrinaires qui pensent détenir une vérité suprême tirée d’une tradition ou trouvée par eux-mêmes parlent ainsi [condamnation de l’érudition] en s’adressant au public en général peu au courant des exigences de la documentation scientifique, enclin à considérer l’érudition comme un monstre de pédantisme et d’ennui, et ne sachant pas qu’il ne peut exister de doctrine ‘officielle’, les savants ‘officiels’ étant loin de s’accorder toujours entre eux et ne disposant d’aucune censure. Mais les occultistes attribuent volontiers des activités occultes à ceux qu’ils désignent comme leurs prétendus adversaires. En tout cas Guénon n’a pas souffert dans sa liberté d’expression, n’a pas encouru apparemment de riposte de la part de ceux qu’il a chargés de tant de péchés contre l’esprit, non seulement Max Müller et Thibaut, le traducteur de Shankara, tous deux déjà morts, mais encore Oltramare (...) Guénon a dénoncé à juste titre le préjugé classique d’après lequel rien n’existerait de valable qui ne soit grec par l’origine, mais il a substitué à ce préjugé celui d’une orthodoxie orientale, çankarienne et soufie, en dehors de laquelle rien non plus n’existerait de valable et de vrai. Son effort entre lui-même dans l’histoire de la philosophie en contrepartie d’un classicisme outré mais non de l’indianisme dont il n’a voulu voir qu’une partie, mais qu’il a généralement suivi dans cette partie même. »

Un nouvelle génération d’indianiste n’adoptera plus ce ton acerbe, mais introduira une reconnaissance subversive. Ainsi dans le troisième tome de l’Histoire des religions dans l’Encyclopédie de la pléiade, J. Varenne écrit:

« En France, on ne peut passer sous silence l’œuvre de René Guénon. Sous prétexte de débarrasser l’ésotérisme de tout ce qui n’y est pas ‘authentique’, à ses yeux, il l’imprègne de doctrines dérivant du Védânta le plus strict, celui de Shankara, en qui il reconnaît l’expression la plus achevée de la ‘tradition primordiale’. Tous les thèmes déjà présents dans l’oeuvre de Schopenhauer se retrouvent ici, systématisés, présentés avec une rigueur toute cartésienne. »

Ce rapprochement entre R. Guénon et Schopenhauer est infamant. R. Guénon ne voyait en ce dernier qu’un occidental imbu de ce sentimentalisme qui le poussait à rechercher des ‘consolations’ dans les Upanishads. J. Varenne a-t-il seulement ouvert les ouvrages de René Guénon ?

Enfin nous trouvons cette familiarité dissolvante dans l’ouvrage de Tara Michaël, chercheur au CNRS, intitulé Le Yoga de l’Eveil, (1992). Citant un texte de Shankara, l’auteur précise en note au sujet de Buddhi:

« L’intelligence dans laquelle s’est produit l’Eveil, l’intellect au sens guénonien du terme, source de toutes les intuitions métaphysiques. »

L’auteur qui tout au long de son ouvrage ne manque pas de donner précisément les références aux ouvrages de ses confrères, ne cite aucun ouvrage de R. Guénon où le lecteur pourrait vérifier ses assertions. Il est vrai que ce ‘sens guénonien’ est inventé. Si l’on se réfère à L’homme et son devenir selon le Vêdânta, la Buddhi est décrite comme le principe intellectuel, l’intellect supérieur. R. Guénon lui consacre d’ailleurs un chapitre. Tara Michaël pense peut-être qu’il est inconvenant de citer un ouvrage de René Guénon dans un travail d’indianiste. Mais que signifie cette familiarité ?

Après le mépris, la mentalité moderne n’a trouvé que le bavardage comme arme contre l’oeuvre de R. Guénon. Les Universitaires ont multiplié les ouvrages où R. Guénon est pris comme cible. Avec naïveté, nombreux sont ceux qui se sont réjouis de voir des thèses dites ‘guénoniennes’. M. G. Vallin est ainsi présenté comme le premier de ces prodiges (en 1959) avec son livre intitulé La perspective métaphysique. On ne les compte plus à l’heure actuelle, l’une des plus récentes étant celle de P. Geay intitulée Hermès trahi (1996). Entre temps, les Universitaires nous ont submergé d’ouvrages, d’articles et de colloques:

M. Eliade qui condescend à qualifier René Guénon d’ ‘esprit savant et rigoureux’, ‘le plus autorisé des représentants de l’ésotérisme moderne’, achève avec cette formule sidérante, montrant notamment qu’il ignore ce qu’est un ‘adepte’:

« La plupart de ses adeptes sont des convertis à l’islamisme ou se livrent à l’étude de la tradition indo-tibétaine. » [Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, ch. IV.]

Citons aussi Jean-Pierre Laurent, Marie-France James qui ironise en qualifiant René Guénon de ‘notre ami’, Jean Borella, etc. Nous renvoyons le lecteur à toute cette production bien indigeste, aux Dossiers H, au Cahier de l’Herne, à ces comptes rendus: Colloque de Cerisay-La-Salle, Colloque du centenaire, etc.



Dire que nous approchons du terme de la présente humanité, c’est nécessairement reconnaître que la disqualification doit avoir force de loi. La fin d’un cycle étant en correspondance inverse avec son origine, la tendance qualifiante du temps présent doit être à l’image de la tendance disqualifiante de l’âge d’Or ! Ainsi c’est non sans regret que nous devons confesser notre disqualification irrémédiable. Que l’on se rassure cette tendance disqualifiante ne peut être absolue. Il nous faut calmer ces quelques frémissements d’impatience condescendante. Car enfin, peut-on avoir l’outrecuidance de nier la qualification de tel ou tel ? En Occident n’y a-t-il pas eu René Guénon ? Et bien oui justement, car voici l’exception qui confirme la règle.

Dans le cloaque occidental, René Guénon a généré par son autorité une formidable impulsion, une action concordante à la mesure de la déchéance du monde moderne. Mais lorsqu’on mobilise une telle puissance, on en ressent immédiatement le choc en retour. Que R. Guénon ait pu y résister, personne n’en doute. Mais son ‘entourage’ plus ou moins immédiat le pouvait-il ?

Une violente réaction concordante s’est alors manifestée, prenant ainsi de multiples formes hiérarchisées. Plus le milieu risquait d’être réceptif plus la réaction a été subtilement orchestrée. On peut donc dire, à titre d’illustration, que le rejet a été bien plus fort dans les milieux catholiques qu’il ne l’a été dans les milieux politiciens, littéraires et universitaires (c’est-à-dire au sens de la Tradition: pseudo-intellectuels), puisque bien évidemment les enjeux n’étaient pas du même ordre. Paradoxalement l’épicentre de ce rejet se retrouve dans le milieu même que l’on qualifie de ‘guénonien’. On ne peut en être vraiment surpris puisqu’il fallait bien que la réaction concordante cherche à agir au sein même du milieu où l’action concordante risquait d’être la plus efficace. Ceux que l’on a voulu désigner comme les premiers disciples de R. Guénon sont devenus volontairement ou non des agents de cette réaction concordante dont on subit encore le contrecoup. Que l’on ne s’étonne pas non plus d’y retrouver des individualités d’une certaine stature seules capables de mettre en œuvre cette opposition concordante apte à jeter le trouble dans ce milieu hétérogène (comme F. Schuon parmi d’autres). On n’est jamais mieux trahi que par les siens. On comprend ainsi pourquoi R. Guénon, avec véhémence, a toujours nié avoir eu des disciples (voir plus loin). Il n’était que trop conscient des conditions de cette fin de cycle et de la disqualification à résonance anti-traditionnelle voire contre-initiatique qui la caractérise. Doit-on en conclure qu’il n’y a eu aucune réponse ‘active’ à cette impulsion inaugurée par R. Guénon ? Non bien évidemment. Il s’est alors construit une nouvelle action concordante mise en oeuvre par des serviteurs qui se sont voulus ou crus fidèles. D’une amplitude moindre (on peut difficilement en Occident être aussi qualifié que l’était René Guénon), cette action concordante animée par le très petit nombre s’est rapidement vu en but à ses propres limitations (trahissant ainsi René Guénon par défaut; à l’exemple de M. Vâlsan ou D. Roman) ainsi qu’à une nouvelle réaction concordante désireuse de confondre cette fidélité même (J. Reyor en est peut-être l’un des meilleurs représentants). Si l’on observe le ‘milieu guénonien’, on doit y trouver quasiment pas d’authentiques serviteurs, mais le plus grand nombre de représentants de la réaction concordante, règne de la quantité oblige. Les rôles les plus voyants et les plus sombres, les uns masquant les autres, doivent revenir à ceux qui sont ainsi plus en adéquation avec la mentalité moderne. Oubliant tout ce qu’ils doivent à R. Guénon, ils n’ont que la critique et le mépris à la bouche. Critiques qu’ils auraient le plus grand-peine à justifier si l’on avait plus souvent la volonté de les y contraindre. Ainsi le ‘milieu guénonien’ qui devrait être le fer de lance d’une action d’allégeance à la Tradition n’est bien que le creuset boueux d’une réaction dispersante. Et pour comble, tout à été fait pour que l’on ne puisse même pas lire l’œuvre de R. Guénon dans son intégrité et dans sa totalité ! (nous y reviendrons).

En nous appuyant toujours sur une analogie vibratoire, on doit comprendre que R. Guénon n’a jamais pensé créer un phénomène de résonance faisant vibrer le monde moderne au diapason de cette fréquence traditionnelle dont il portait l’impulsion. Cette résonance n’aurait eu pour effet que de ruiner prématurément le monde moderne en le privant de ses derniers accomplissements. R. Guénon est venu soutenir cette puissance qui bien que s’amoindrissant au fil du temps viendra mourir en fin de cycle entraînant avec elle l’ultime dépôt de la tradition occidentale. Sa volonté était de faire en sorte que le monde occidental aborde cette fin de cycle dans les meilleures conditions par la ‘maîtrise’ de sa nature propre à la lumière de l’Orient seul apte pour le guider. Son œuvre s’adresse aux ‘occidentaux’, au sens large du terme, leur permettant dans un sacrifice libérateur (leurs individualités se ‘transformant’ dans l’accomplissement de leurs missions respectives) de devenir les dépositaires effectifs de leur tradition et de la Tradition. Mais il semble que l’ont n’ait pas voulu l’entendre. Car sous prétexte que la tradition occidentale présente de ‘sérieux inconvénients’ on cherche à la fuir (presque tous veulent se prendre pour des orientaux égarés en Occident) ou à lui prêter des vertus qu’elle n’a pas. Combien d’occidentaux acceptent de voir leur tradition telle qu’elle est pour en tirer les conclusions qui s’imposent. Un peu de discernement empêcherait bien des illusions. Ne pourrait-on pas cesser de voir des possibilités là où il n’y en a pas ?



S’il est un passage de l’œuvre de R. Guénon qui n’a pas reçu toute l’attention qu’il méritait c’est bien celui-ci:

« (...) nous ne voulons pas non plus dissimuler les difficultés; l’adaptation à telles ou telles conditions définies est toujours extrêmement délicate, et il faut posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à tenter la moindre réalisation. L’acquisition même de ces données n’est pas une tâche si aisée pour des Occidentaux; en tout cas, et nous n’y insisterons jamais trop, elle est ce par quoi il faut nécessairement débuter, elle constitue l’unique préparation indispensable, sans laquelle rien ne peut être fait, et dont dépendent essentiellement toutes les réalisations ultérieures, dans quelque ordre que ce soit. » [Orient et Occident, deuxième partie, ch. III.]

Combien ont respecté ce conseil simple mais essentiel ? Aucun ? Souhaitons que non.

R. Guénon ne pouvait qu’écrire dans l’avant-propos des Aperçus sur l’initiation:

« Quant à nous, nous ne sommes nullement chargé d’amener ou d’enlever des adhérents à quelque organisation que ce soit, nous n’engageons personne à demander l’initiation ici ou là, ni à s’en abstenir, et nous estimons même que cela ne nous regarde en aucune façon et ne saurait aucunement rentrer dans notre rôle. »



Pseudo-continuateurs, pseudo-disciples



Il nous faut encore reproduire cette mise au point publiée par R. Guénon en 1932:

« Nous prions nos lecteur de noter: 1 - que, n’ayant jamais eu de ‘disciples’ et nous étant toujours absolument refusé à en avoir, nous n’autorisons personne à prendre cette qualité ou à l’attribuer à d’autres, et que nous opposons le plus formel démenti à toute assertion contraire, passée ou future; 2 - que, comme conséquence logique de cette attitude, nous nous refusons également à donner à qui que ce soit des conseils particuliers, estimant que ce ne saurait être notre rôle, pour de multiples raisons, et que, par suite, nous demandons instamment à nos correspondants de s’abstenir de toute question de cet ordre, ne fût-ce que pour nous épargner le désagrément d’avoir à y répondre par une fin de non-recevoir; 3 - qu’il est pareillement inutile de nous demander des renseignements ‘biographiques’ sur nous-même, attendu que rien de ce qui nous concerne personnellement n’appartient au public, et que d’ailleurs ces choses ne peuvent avoir pour personne le moindre intérêt véritable: la doctrine seule compte, et, devant elle, les individualités n’existent pas. » [Voile d’Isis, 1932.]



On présente ainsi bien souvent mais évidemment à tort J. Evola ou F. Schuon comme des continuateurs de l’œuvre de René Guénon. Un simple examen de leurs œuvres respectives permet de lever tous les doutes sur une telle prétention. Prenons à titre d’exemple, les divergences radicales concernant la ‘personnalité’ et l’œuvre de Dante:

Voyons ce que R. Guénon nous révèle du contenu doctrinal du traité De Monarchia de Dante:

« L’Empereur, tel que le conçoit Dante, est tout à fait comparable au Chakravartî ou monarque universel des Hindous, dont la fonction essentielle est de faire régner la paix sarvabhaumika, c’est-à-dire s’étendant à toute la terre (...) » [L’ésotérisme de Dante, ch. VII.]

« Nous avons noté ailleurs l’analogie qui existe entre la conception du Chakravartî et l’idée de l’Empire chez Dante, dont il convient de mentionner ici, à cet égard, le traité De Monarchia. » [Le Roi du Monde, ch. II.]

Le titre de ‘Roi du Monde’, pris dans son acception la plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, s’applique proprement à Manu, le Législateur primordial et universel (...) » [Ibid., ch. II.]

« Le terme Chakravartî (...) s’applique fort bien, suivant les données de la tradition hindoue, à la fonction du Manu ou de ses représentants (...) » [Ibid., ch. II.]

Ainsi le Traité de la Monarchie n’est-il rien moins qu’un ultime témoignage occidental sur la doctrine du Roi du Monde.

Contre cette révélation, on a cherché à limiter l’autorité de Dante, le jugeant incapable du discernement des rapports hiérarchiques. On a ainsi réussi le tour de force de laisser croire que Dante, l’auteur de la Divine Comédie..., voulait ignorer la dépendance de la royauté à l’égard du sacerdoce. Mais ce qui est encore plus fort, c’est que l’on a reproché à R. Guénon de n’avoir pas dénoncé cette soi-disant erreur dans la doctrine de Dante ! Il faut reconnaître que la manoeuvre est habile et d’ailleurs elle a réussi à en abuser plus d’un.

Il est significatif de voir que certains de ceux que l’on veut voir comme des ‘continuateurs’ ou des disciples de René Guénon, et non des moindres, ont usé de cet artifice.

Faisant très certainement allusion, sans le citer, au Traité de la Monarchie, Julius Evola déclare:

« (...) Contrairement à la tendance de certains de surestimer l’ésotérisme de Dante, et malgré la présence effective de cet ésotérisme dans beaucoup de ses conceptions, sur le plan où nous nous plaçons ici [qui concerne la conception dantesque des rapports entre l’Eglise et l’Empire] Dante apparaît bien davantage comme un poète et comme un combattant, que comme celui qui affirme une doctrine sans compromis. Il montre trop de passion et d’esprit partisan quand il est militant, alors qu’il est trop chrétien et contemplatif quand il passe au domaine spirituel. » [Le mystère du Graal et l’idée impériale gibeline, ch. 26.]

Il n’est pas surprenant de voir J. Evola reprocher à Dante d’être trop chrétien et contemplatif quand il le voudrait à son image comme un ‘Kshatriya révolté’. Ayant une conception fautive de la doctrine du Roi du Monde, on ne peut être étonné de constater que J. Evola sous-estime Dante. R. Guénon dans le compte rendu du livre de J. Evola, Rivolta contro il mondo moderno, dont la sobriété est bien révélatrice d’une critique contenue, précise avoir des réserves à faire sur quelques points. Voici l’un d’entre eux:

« Ainsi, quand il s’agit de la source originelle des deux pouvoirs sacerdotal et royal, l’auteur a une tendance très marquée à mettre l’accent sur l’aspect royal au détriment de l’aspect sacerdotal. » [Comptes Rendus, p. 13.]

R. Guénon explique par ailleurs:

« Les Kshatriyas, même révoltés, ont plutôt tendance à affirmer une doctrine tronquée, faussée par l’ignorance ou la négation de tout ce qui dépasse l’ordre ‘physique’, mais dans laquelle subsistent encore certaines connaissances réelles, quoique inférieures; ils peuvent même avoir la prétention de faire passer cette doctrine incomplète et irrégulière pour l’expression de la véritable tradition. Il y a là une attitude qui, bien que condamnable au regard de la vérité, n’est pas dépourvue encore d’une certaine grandeur. » [Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. III.]

« Cette attitude des Kshatriyas révoltés pourrait être caractérisée assez exactement par la désignation de ‘luciférianisme’, qui ne doit pas être confondu avec le ‘satanisme’, bien qu’il y ait sans doute entre l’un et l’autre une certaine connexion; le ‘satanisme est le renversement des rapports normaux et de l’ordre hiérarchique; et celui-ci est souvent une conséquence de celui-là, comme Lucifer est devenu Satan après sa chute. » [Ibid.]

N’est-ce pas une exacte illustration du point de vue et de l’œuvre de J. Evola, même si comme le souligne R. Guénon: « d’ailleurs, des termes comme ceux de ‘noblesse’, d’ ‘héroïsme’, d’ ‘honneur’, ne sont-ils pas, dans leur acception originelle, la désignation des qualités qui sont essentiellement inhérentes à la nature des Kshatriyas ? » [Ibid.]

Un Kshatriya révolté ne peut restituer à la tradition occidentale sa plénitude métaphysique. On ne peut que regretter cet aveuglement de J. Evola, car son œuvre s’en trouve irrémédiablement diminuée voire pervertie.

Mais venons-en à un détracteur bien plus influent dans le ‘milieu guénonien’.

On a pu lire cette déclaration ‘signée’ de F. Schuon: « Plus d’une fois, on a l’impression que René Guénon lit dans les documents ce qu’il désire y trouver. » [Les Dossiers H.]

F. Schuon précise avec arrogance que cela est « tout de même inouï que Guénon, qui s’est donné la peine d’écrire un livre sur l’ésotérisme de Dante, et qui a cité De Monarchia, ait ignoré la thèse de son héros. » [Ibid.]

A lire F. Schuon, cette thèse serait des plus élémentaires, il semble pouvoir la résumer en quelques lignes, mais une simple analyse des citations qu’il nous propose jette le doute sur sa prouesse. Il nous dit en effet: « Pour Dante, l’autorité du Pape vient du Christ et l’autorité de l’Empereur vient du Droit naturel ». [Ibid.] En réalité le texte précis de Dante est: « Le fondement de l’Eglise c’est le Christ (...) Le fondement de l’Empire, c’est le droit humain » [De Monarchia, III, 10, traduction B. Landry, Alcan.] Ce qui n’est visiblement pas comparable. F. Schuon ne paraît pas avoir compris que pour Dante comme pour tout un chacun, historiquement l’Eglise romaine est postérieure à l’Empire romain !

Doit-on se fier à cette autre appréciation de F. Schuon: « Pour Dante, ‘il est évident que l’autorité temporelle du monarque descend sur lui de la source universelle de l’autorité, sans aucun intermédiaire’; c’est la thèse du traité sur la Monarchie; l’Empereur ne reçoit pas son autorité du Pape. » [Les Dossiers H.]

Si telle était la thèse de Dante, pourquoi aurait-il écrit un traité aussi élaboré, une simple phrase aurait suffit. Mais F. Schuon veut manifestement ignorer le contenu doctrinal de ce traité et notamment les références à la doctrine du Roi du Monde. Ignorance qui se fait jour dans un texte antérieur, lourd de conséquences, où la question de la thèse de Dante est là aussi débattue, ce qui n’est sans doute pas un pur hasard, mais avec des développements bien différents. Il s’agit de l’article intitulé Mystères christiques, publié en 1948 dans les Etudes Traditionnelles. F. Schuon écrit:

« Le Christianisme - que l’on pourrait appeler provisoirement une ‘religion initiatique’ si ce n’était là une contradiction dans les termes - établit à maintes reprises, et pour ainsi dire à toute occasion, la distinction entre les ‘Grands’ et les ‘Petits Mystères’ ».

Puis il ajoute en note: « (...) A l’intérieur de la Chrétienté d’Occident, on retrouve encore la distinction des deux grandes catégories de ‘Mystères’ dans les fonctions respectives du Pape et de l’Empereur: si Dante a soutenu la position de ce dernier, ce n’était point pour défendre le pouvoir temporel contre l’autorité spirituelle, mais pour empêcher les empiétements d’une autorité spirituelle délimitée, sur le terrain d’une autre autorité spirituelle également délimitée, la papauté correspondant aux ‘Grands Mystères’ et l’Empire - en tant qu’héritier du sacerdoce de la Rome antique - aux ‘Petits Mystères’; tout le problème est dans le fait que Dante considère l’Empereur, non dans son rôle politique, mais dans sa fonction spirituelle héritée de la tradition romaine, et sanctionnée par ces paroles évangéliques: ‘Donnez à César ce qui est à César’. En un certain sens, le complément exotérique naturel du Christianisme serait, pour Dante, non la Loi mosaïque, mais l’Empire romain, la Loi romaine. Le Pape, puisqu’il était incontestablement le successeur du Pontifex Maximus de Rome, croyait pouvoir prétendre par là à la fonction d’Empereur, soit en s’attribuant un pouvoir temporel trop étendu, soit en considérant la ‘consécration’ de l’Empereur comme une ‘institution’: or, ce n’est de toute évidence pas de Saint Pierre que César tenait son autorité, comme Dante s’attache précisément à le démontrer. L’Empereur, puisqu’il était incontestablement le successeur de César et d’Auguste, était par là aussi Pontifex Maximus, donc détenteur des ‘Petits Mystères’; la situation était insoluble en raison de la confusion des pouvoirs. »

On constate à la lecture de ce texte les multiples insuffisances doctrinales de F. Schuon. Comment peut-on envisager une autorité spirituelle détentrices des ‘Grands Mystère’ comme délimitée ? Ainsi le Pontifex Maximus ne serait détenteur que des ‘Petits Mystères’ ! Chaque phrase de ce texte porte à la confusion; Dante n’est ici préoccupé que par « le complément exotérique du Christianisme » ! La faculté de F. Schuon à invertir les hiérarchies s’exprime avec plus de complexité et moins de netteté que chez J. Evola; elle n’en est que plus redoutable et les thèses développées par F. Schuon ne font que détourner encore un peu plus les occidentaux de la juste perception de leur tradition et notamment de la question occidentale du Roi du Monde.

Les Occidentaux ont le plus grand mal à reconnaître les limitations de leur propre tradition. R. Guénon soucieux de vérité n’a pas manqué de les relever. Aussi n’est-il pas étonnant de voir une clientèle nombreuse préférer les points de vue d’un J. Evola ou d’un F. Schuon qui les étourdissent en leur contant que non seulement leur tradition n’est pas incomplète mais qu’elle est même bien supérieure aux autres. J. Evola a ainsi attribué à l’hermétisme une place illégitime comme F. Schuon a fait du Christianisme une tradition tout à fait exceptionnelle. R. Guénon a dû rectifier ces errances en publiant notamment deux articles respectivement: La Tradition hermétique en 1931 et Christianisme et Initiation en 1949. Mais malgré cela, nombreux sont ceux qui continuent à se bercer d’illusion. Ainsi J. Borella s’acharne encore à défendre la thèse de F. Schuon dans son ouvrage Esotérisme guénonien et mystère chrétien. Il est plus que singulier d’y constater que si J. Borella fait de F. Schuon un ‘penseur suisse’ ou de J. Evola un ‘philosophe ésotériste’, il ne décerne le titre de ‘métaphysicien’ qu’à René Guénon, J. Vallin n’étant qu’un ‘philosophe et sanscritiste’. Par cette simple distinction ne se mettait-il pas en contradiction avec sa propre thèse ? Car si R. Guénon est le ‘métaphysicien’ et F. Schuon un simple ‘penseur’, le premier n’a-t-il pas autorité sur le second ?

Rappelons, d’autre part, aux curieux de l’hermétisme le danger d’une certaine initiation qu’on peut dire ‘dévoyée’. (Voir à ce sujet Comptes Rendus, p. 47. Et notamment la remarque concernant Fulcanelli.)



Il nous faut en venir maintenant à un détracteur tardif mais non moins habile de R. Guénon. L’une des dernières personnes que l’on s’attendrait à voir jouer ce rôle si l’on ignorait le jeu de ces réactions concordantes. Nous pouvons lire sous la signature de Jean Reyor (pseudonyme de Marcel Clavelle) cette note que l’on pourrait croire anodine mais qui ne l’est certainement pas:

Parmi les énigmes de l’œuvre de Guénon, « il en est une aussi, à propos de Dante, dans Autorité spirituelle et pouvoir temporelle, d’une toute autre sorte (...) Il s’agit de la citation de De Monarchia que Guénon présente à l’appui de sa thèse de la primauté de l’autorité spirituelle. Certes le passage cité, isolé de son contexte, peut se prêter à une telle utilisation, mais comment Guénon, surtout dans un exposé public, a-t-il pu ne pas se sentir obligé d’attirer, par une note, l’attention sur le fait que le De Monarchia, dans l’ensemble allait à l’encontre de cette thèse ? » [Les cahiers de l’Herne.]

La primauté de l’autorité spirituelle est pour J. Reyor une thèse, c’est-à-dire une opinion individuelle contestable et donc J. Reyor implicitement la conteste. Il use alors de l’artifice que nous avons dénoncé précédemment laissant entendre que Dante conteste cette thèse ! Il laisse ainsi à penser au lecteur que R. Guénon qui ne pouvait ignorer ce soi-disant désaccord aurait eu la perfidie de vouloir non seulement le cacher, mais aurait voulu utiliser le texte de Dante pour accréditer sa propre thèse. Il influence avec soin le lecteur puisqu’il a l’habileté d’ajouter que ce passage du De Monarchia, isolé de son contexte peut se prêter à une telle utilisation. L’ironie est que même si l’on voulait suivre J. Reyor en se reportant au passage considéré on aurait la surprise de constater que le commentaire qu’en fait R. Guénon ne traite que des attributions des deux pouvoirs et nullement de leur dépendance. D’ailleurs R. Guénon n’a pas à accréditer sa ‘thèse’ puisque ce n’est pas une thèse mais la plus élémentaire vérité et Dante n’a jamais nié cette vérité.

Si J. Evola a toujours affiché avec netteté son désaccord avec René Guénon, si F. Schuon a finalement marqué son opposition en développant une thèse subversive vis-à-vis de la tradition occidentale, l’attitude de J. Reyor est d’une ambiguïté remarquable. Il n’affiche pas son désaccord, il le suggère. Mais là encore c’est la juste compréhension de la tradition occidentale qui est compromise. S’il fut sans doute l’un des ‘premiers’ dans l’entourage de R. Guénon, il est devenu le ‘dernier’ à pouvoir prétendre représenter l’aboutissement de l’œuvre de R. Guénon.

Aurait-on la volonté de nous faire croire que l’œuvre de René Guénon ne porte pas en elle-même son propre aboutissement ? C’est sans doute avec cette prétention inouïe que les articles de J. Reyor ont été rassemblés en plusieurs ouvrages portant le titre perfide: Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon. Ainsi si l’on ne consulte pas les écrits de J. Reyor, l’œuvre de R. Guénon nous est à jamais inaccessible. La manœuvre ferait sourire s’il ne s’agissait que d’un argument purement commercial. Mais le plus grave c’est que non seulement ces ouvrages ne constituent pas un aboutissement de l’œuvre de R. Guénon qui n’en n’a nul besoin, ni une aide quelconque, mais que bien au contraire ils sont là pour détourner le lecteur d’une juste compréhension de cette œuvre. Qu’il nous suffise de citer ce passage bien révélateur:

« L’œuvre de Guénon est trop universelle pour être, à elle seule, le support intellectuel d’une vie spirituelle et il n’y a pas de ‘voie guénonienne’, mais l’œuvre a le mérite exceptionnel, unique peut-être, de fournir des ‘pierres de touche’ pour distinguer partout la vérité intacte de ses innombrables déformations et de ses multiples dégénérescences et un ‘fil d’Ariane’ pour se guider au milieu de la masse d’informations qui nous sont parvenues relativement aux diverses traditions. Nous dirions volontiers qu’il y a, pour chacun, un moment où il doit ‘quitter’ René Guénon et son universalité pour ‘s’enfermer’ mentalement (aussi bien que psychiquement et même ‘corporellement’) dans une forme traditionnelle déterminée des différents aspects de laquelle il doit acquérir une connaissance aussi complète que possible. » [Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon, volume I, p. 41.]

Le voilà donc ce sinistre aboutissement que l’on voudrait nous voir suivre !



Il nous faut maintenant dire quelques mots sur l’édition même de l’œuvre de René Guénon, en précisant que J. Reyor, M. Vâlsan et Roger Maridort ont pris une part active à sa publication. Le lecteur ne doit surtout pas ignorer que cette action s’est faite au détriment de l’oeuvre. Mais une première remarque s’impose avant d’en venir aux ‘ouvrages posthumes’. Le lecteur ne peut se fier aux rééditions des ouvrages publiés du vivant de R. Guénon. Prenons deux exemples récents. Le Symbolisme de la croix dont la deuxième édition date de 1950 aura vu toutes ses rééditions défigurées (par de nombreuses fautes d’impression qui altèrent certains passages du texte) jusqu’à cette dernière édition de 1996 qui enfin semble les corriger. Mais dans le même temps, la réédition récente (1997) de l’Introduction à l’études des doctrines hindoues se présente sans ‘table des matières’ !

On veut nous faire croire que l’œuvre de R. Guénon a été rééditée dans son intégralité ce qui est un mensonge éhonté. Une part très importante d’articles et de compte rendus n’a jamais été réédité et le reste l’a été avec des fautes et de nombreuses négligences. Qui veut connaître effectivement toute cette œuvre, doit se lancer dans une quête parfois difficile. J. Reyor est le premier des acteurs de ce massacre suivi de M. Vâlsan et de R. Maridort a qui revient la palme de la négligence. J. Reyor est le responsable des deux premiers ouvrages posthumes: Initiation et Réalisation spirituelle et Aperçus sur l’ésotérisme chrétien. Dans le premier, il n’indique même pas l’année de publication de chacun des articles rassemblés, quant au second qui ne devait être que provisoire et qui est toujours réédité c’est un recueil de circonstance qui ne correspond à rien et déforme la vision de R. Guénon sur la question que son titre suggère. M. Vâlsan a préparé le troisième intitulé dans un premier temps Symboles fondamentaux de la Science sacrée. Dans cet ouvrage, M. Vâlsan a fait preuve de partialité en ne reproduisant pas l’intégralité des articles écrits par R. Guénon pour la revue Regnabit, ou en faisant état de sa correspondance avec R. Guénon ce qui ne pouvait se légitimer. Au lieu d’avoir été refait, l’ouvrage paraît maintenant sous le titre Symboles de la Science sacrée dans une version abrégée, censurée, ce qui le rend peu présentable. Ainsi là encore c’est l’œuvre de R. Guénon qui en pâtit. Enfin R. Maridort s’est chargé de tous les autres ouvrages posthumes multipliant ainsi les publications afin de mieux disperser, semble-t-il, cette œuvre pourtant écrite pour ‘rassembler ce qui est épars’. Cette dispersion s’achève avec le volume intitulé Mélanges dont le titre ne pouvait pas être plus mal choisi lorsque l’on connaît le texte du compte rendu par R. Guénon pour le numéro spécial des Cahiers du Sud intitulé Mélanges sur l’Inde. Voici ce qu’il y écrivait:

« Ce titre n’est peut-être pas très heureux en lui-même, mais il faut reconnaître que, en fait, il exprime assez bien le caractère du contenu qui est effectivement très ‘mélangé’; c’est d’ailleurs ce qui arrive à peu près inévitablement dans une revue ‘ouverte’ à laquelle manque l’unité de direction doctrinale. »

Choisir un tel titre: est-ce pour nous faire comprendre que l’oeuvre de R. Guénon manque de cette unité de direction doctrinale ?

R. Maridort ne s’est pas limité à cette impardonnable maladresse. Il a cru bon de faire rééditer Le Théosophisme en y adjoignant des comptes rendus qui n’ont bien souvent rien à voir avec le contenu du livre. On lui doit enfin une réédition en format poche du Symbolisme de la croix (1970) avec une préface de R. Amadou. Une apothéose lorsque l’on sait ce que R. Guénon pensait de cet auteur. Rendant compte du livre de R. Amadou intitulé L’occultisme, Esquisse d’un monde vivant, (1950), R. Guénon écrivait en effet:

« L’auteur, au lieu de réserver, comme il se devrait, le nom d’ ‘occultisme’ aux conceptions spécifiquement modernes pour lesquelles il a été inventé, l’étend indûment, sur la foi de quelques similitudes apparentes, aux choses les plus différentes et même les plus contraires en réalité. Il confond ainsi sous un même vocable les diverses formes de l’ésotérisme traditionnel authentique et leurs déviations et contrefaçons multiples, citant les unes et les autres indistinctement et mettant le tout sur le même plan, sans parler des sciences dites ‘occultes’, des arts divinatoires et autre choses de ce genre. On peut facilement imaginer toutes les contradictions et les équivoques qui résultent d’un pareil mélange, dans lequel le meilleur et le pire sont inextricablement confondus; l’auteur ne paraît même pas s’apercevoir qu’il lui arrive de citer avec approbation des écrits qui sont en opposition formelle avec ses thèses; ainsi, il va jusqu’à nous mentionner en nous appliquant le qualificatif d’ ‘occultiste’ ce qui est vraiment un comble ! Comme si ce défaut n’était pas suffisant, il y a aussi, dans la façon dont toutes ces choses sont envisagées, une grave erreur de point de vue, car elles sont présentées comme constituant tout simplement une ‘philosophie (...) Ce n’est pas à dire qu’il ne se trouve pas parmi cela quelques vues intéressantes sur des points de détail; mais l’ensemble, disons-le nettement, est un véritable chaos (...) Un tel livre ne peut assurément que contribuer pour sa part à augmenter le désordre intellectuel de notre époque, dont il est lui-même un excellent exemple. » [Comptes Rendus, p. 114.]

Le lecteur est maintenant prévenu. Ce qu’on lui présente comme l’édition de l’oeuvre de René Guénon est très loin de ce que ce dernier se devait d’attendre. En terme juridique, on peut tout à fait dire que son ‘droit moral’ est véritablement bafoué.



Il est un article de René Guénon qui a fait l’objet d’une interprétation partisane. Il s’agit du texte intitulé Les mystères de la lettre Nûn (Symboles fondamentaux de la Science sacrée, ch. XXIII.) Il est nécessaire de démontrer que contrairement à ce que l’on pourrait croire certains passages d’une étude de M. Vâlsan ne sauraient être entendus comme une application légitime de cet article. Suivons le texte de R. Guénon qui conclut ainsi son article:

« Ce que nous venons de dire en dernier lieu permet d’entrevoir que l’accomplissement du cycle, tel que nous l’avons envisagé, doit avoir une certaine corrélation, dans l’ordre historique, avec la rencontre des deux formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa fin, et qui ont respectivement pour langues sacrées le sanscrit et l’arabe: la tradition hindoue, en tant qu’elle représente l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale, et la tradition islamique, en tant que ‘sceau de la Prophétie’ et, par conséquent, forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel. »

Citons maintenant un court passage de l’étude de M. Vâlsan :

« Nous avons vu plus haut que, selon une de ses applications notées par Guénon, le nûn arabe figure l’Arche du Déluge, or celle-ci contient ‘tous les éléments qui serviront à la restauration du monde et qui sont aussi les germes de son état futur’ (René Guénon, Le Roi du Monde, ch. XI.) L’Islam, forme traditionnelle venue en conclusion du cycle prophético-législatif et destinée à rester la seule forme pratiquée sur terre avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité, accomplira une telle fonction, parce qu’il a été constitué avec les caractères de généralité humaine et d’universalité spirituelle exigées à cette fin. Le Sceau de la Prophétie a reçu les Paroles synthétiques (Jawâmi’al-Kalim) correspondant aux prophètes législateurs, et ceux-ci constituent ensuite autant de types spirituels réalisables en formule muhammadienne; et c’est par la vertu de ce caractère totalisateur qu’il lui revient de recueillir et d’intégrer des éléments appartenant à l’ensemble de l’humanité traditionnelle. L’Arche de la fin de notre cycle est la Sharî’a (Coran et Sunna) de l’Islam. Le na sanscrit de son côté, et selon une signification corrélative à celle du nûn comme arche, correspondant à l’arc-en-ciel, phénomène céleste et lumineux, se rapporte naturellement à la connaissance transcendante. Le rôle qui revient à la tradition hindoue doit bien en effet être d’ordre informel et contemplatif pur; il coïncidera, en somme, avec cet enseignement réservé dont parlait Abdu-l-Karîm al-Jîlî et que nous avons déterminé comme devant être celui du Vêdânta auquel, du côté islamique, répond celui du Tasawwuf et plus précisément encore de l’Identité Suprême ou du Tawhîd métaphysique et initiatique. En tout état de cause, dans l’intégration finale dont il s’agit, l’Hindouisme ne peut jouer aucun rôle sur le plan formel de la tradition (...) » [Le triangle de l’Androgyne et le monosyllabe ‘Om’ in L’Islam et la fonction de René Guénon, p. 139.]

Notre intention n’est pas de contester le point de vue particulier de M. Vâlsan, mais de montrer qu’il ne se conforme pas à ce que nous suggère le texte de R. Guénon.

Lorsque M. Vâlsan déclare que ‘le nûn arabe figure l’Arche du Déluge’, il s’éloigne de la pensée de R. Guénon. Ce dernier précise dans son article que la lettre nûn:

« est constituée par la moitié inférieure d’une circonférence, et par un point qui est le centre de cette même circonférence. Or, la demi-circonférence inférieure est aussi la figure de l’arche flottant sur les eaux, et le point qui se trouve à son intérieur représente le germe qui y est contenu ou enveloppé. »

On voit ici que ce n’est pas la lettre nûn proprement dite, mais la demi-circonférence qui figure l’arche. Ce n’est pas qu’un simple nuance.

Mais citons maintenant le passage de l’article de R. Guénon qu’il convient de confronter:

« Revenons maintenant à la forme de la lettre nûn, qui donne lieu à une remarque importante au point de vue des relations qui existent entre les alphabets des différentes langues traditionnelles: dans l’alphabet sanscrit, la lettre correspondante na, ramenée à ses éléments géométriques fondamentaux, se compose également d’une demi-circonférence et d’un point; mais ici, la convexité étant tournée vers le haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus sa moitié inférieure comme dans le nûn arabe. C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou, pour parler plus exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires l’une de l’autre; en effet, si on les réunit, les deux points centraux se confondant naturellement, on a le cercle avec le point au centre, figure du cycle complet, qui est en même temps le symbole du Soleil dans l’ordre astrologique et celui de l’or dans l’ordre alchimique. De même que la demi-circonférence inférieure est la figure de l’arche, la demi-circonférence supérieure est celle de l’arc-en-ciel, qui en est l’analogue dans l’acception la plus stricte du mot, c’est-à-dire avec l’application du ‘sens inverse’; ce sont aussi les deux moitiés de l’ ‘Oeuf du Monde’, l’une ‘terrestre’, dans les ‘eaux inférieures’, et l’autre ‘céleste’, dans les ‘eaux supérieures’; et la figure circulaire, qui était complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés, doit se reconstituer à la fin du même cycle. On pourrait donc dire que la réunion des deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on les rapporte plus particulièrement au symbolisme ‘solaire’, la figure du na sanscrit correspond au Soleil levant et celle du nûn arabe au Soleil couchant. D’autre part, la figure circulaire complète est encore habituellement le symbole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence 9; mais ici, étant obtenue par l’union de deux nûn, elle vaut 2 x 50 = 100 = 102, ce qui indique que c’est dans le ‘monde intermédiaire’ que doit s’opérer la jonction; celle-ci est en effet impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine de la division et de la ‘séparativité’, et, par contre, elle est toujours existante dans le monde supérieur, où elle est réalisée principiellement en mode permanent et immuable dans l’ ‘éternel présent’. »

R. Guénon précise que le nûn a la forme d’une demi-circonférence, mais il ne laisse pas entendre que tout symbole ayant l’aspect d’une demi-circonférence est un nûn. Ainsi le nûn n’est qu’une des figures de l’arche et la tradition que cette lettre symbolise n’est ainsi qu’une des traditions qui participe à l’élaboration de l’arche. On ne peut donc considérer cette formulation: ‘L’Arche de la fin de notre cycle est la Sharî’a (Coran et Sunna) de l’Islam’, comme une conclusion que l’on puisse déduire du texte de R. Guénon.

D’ailleurs l’arche doit être fermée ‘par le haut’ pour s’immerger dans les ‘deux Océans’. La demi-circonférence inférieure doit s’unir à la demi-circonférence supérieure dans le même monde, dans le monde intermédiaire. Mais ce qu’il importe surtout de considérer dans cette question ce n’est pas l’enveloppe mais ce qu’elle contient: le germe. Ce germe mobilise toutes les traditions authentiques pour s’élaborer avant la fermeture de l’arche. Il est au centre de l’arche, exactement à la surface des eaux pour concilier les éléments formels et informels de chaque tradition dont le dépôt franchit le cycle. Une tradition ne peut avoir un rôle exclusif sur le plan formel ou informel. Chaque tradition est à l’image de la Tradition primordiale et comme image elle joue nécessairement un rôle formel jusqu’à la fermeture de l’arche à moins qu’elle n’ait totalement disparu avant cette échéance. Cette harmonisation des différentes traditions, cette conciliation, même si chaque tradition joue un rôle spécifique, ne se fait pas d’une façon systématique, leur universalité s’y oppose. Chaque tradition revendique cette universalité à juste titre mais aucune ne peut se l’accaparer si ce n’est d’une façon relative et sur le plan exotérique uniquement. Ainsi, le point de vue développé par M. Vâlsan, réducteur de celui de R. Guénon, se cantonne dans le domaine exotérique.



La tradition hindoue nous enseigne que la présente humanité est entrée dans la phase extrême du Kali-Yuga, c’est-à-dire dans la fin du présent Manvantara ou ère d’un Manu. Cette échéance est la plus importante qu’une humanité puisse avoir à affronter. Toute fin d’un cycle donné est à considérer selon deux aspects principaux:

- Un épuisement des possibilités en potentialité à l’origine du cycle envisagé et qui doivent s’y manifester.

- Une synthétisation du germe qui porte les potentialités du cycle qui doit lui succéder.

Ce qui ne s’épuise pas, c’est donc justement le germe du cycle futur. On peut dire que cette synthétisation du germe est ‘passive’, ‘obscure’, au sens où le germe est ‘ce qui reste’. L’épuisement sera alors ‘actif’ et constituera la part visible de l’activité dans une fin de cycle.

Dans le cadre d’une fin de Manvantara, l’humanité consacre ainsi toute sa puissance à cet épuisement des possibilités. Bien que ces ultimes possibilités soient dans leur écrasante majorité de nature anti-traditionnelle voire contre-initiatique, on oublie de voir qu’une part de ces possibilités qui s’épuisent sont de nature traditionnelle et notamment initiatique. En effet, on semble ne pas comprendre que le germe ne concernera que l’humanité future et qu’ainsi l’action traditionnelle dans cette fin de Manvantara doit épuiser toutes les possibilités traditionnelles qui ne se résorberont pas dans le germe du Manvantara futur.

Cette notion d’épuisement traditionnel doit permettre de mieux appréhender, en cette fin de cycle, le milieu traditionnel et de mieux comprendre son action. Le texte de R. Guénon (Les mystères de la lettre nûn) que nous venons de citer permet de connaître le domaine où se résorbe le germe du cycle futur, ou d’un autre point de vue, dans quel domaine l’arche se forme.

On comprend ainsi que l’épuisement concerne les possibilités du monde inférieur, domaine de la division et de la ‘séparativité’ ainsi que les possibilités du monde intermédiaire qui pourraient s’opposer à la jonction de l’arche si elles ne devaient pas être épuisées.

On peut donc dire que c’est ce qui ‘se sépare’ qui s’épuise et aussi que tout ce qui s’épuise se sépare. La Tradition, dans la diversité de ses formes, réalise alors cet épuisement des aspects qui tendent vers une matérialisation et un formalisme de plus en plus accentués. Les communautés se divisent dans la désorganisation et le fractionnement des voies traditionnelles en de multiples chemins tortueux aboutissant dans cet effritement même à des impasses de fait, même si ce ne sont pas des impasses de principe. La Tradition, presque entière, se déchire entre la ‘cristallisation’ propre à l’intégrisme et la ‘dissolution’ propre au progressisme. La fin ultime d’un Manvantara ne peut laisser la place à une éventuelle restauration de certaines formes ou aspects de la Tradition. Lorsque les temps sont proches tout ce qui ne saurait être recueilli dans l’arche doit s’éteindre.

L’intégrisme se crispe sur la forme extérieure d’une tradition au lieu de chercher à en conserver l’essentiel qui habitera le germe du cycle futur; c’est un ‘conservatisme’, un vishnouïsme amoindri presque stérile.

Le progressisme détruit la forme extérieure mais ne sait aller au-delà de cette forme; c’est un shivaïsme puéril qui détruit tout ce qu’il touche au lieu de le ‘transformer’, c’est-à-dire d’atteindre l’essentiel qui est derrière la forme.

L’œuvre de René Guénon, comme sa fonction, n’est en rien ‘intégriste’ ou ‘progressiste’, mais elle aide à l’accomplissement et donc à l’épuisement des rares possibilités supérieures de la Tradition (dans ses différentes formes) sans oublier la plus haute d’entre elles, c’est-à-dire la possibilité de la Délivrance qui restera une possibilité exceptionnelle ‘jusque’ dans le non-temps du basculement d’un cycle à l’autre.

Cette œuvre, dans sa dimension shivaïte, est de révéler la Tradition primordiale, c’est-à-dire d’atteindre à la connaissance des principes. Dans sa dimension vishnouïte, elle se concentre sur le ‘germe’ plus que sur l’arche qui le contiendra. Le shivaïsme essentiel est bien de se détacher de la forme pour se transformer et réintégrer le Principe. Le vishnouïsme essentiel, en cette fin de cycle, est de se préoccuper avant tout du ‘germe’ plutôt que des aspects particuliers de l’arche.

Ce soucis d’exclusivisme que nous avons constaté chez M. Vâlsan et qui se présente pour ce dernier sous cette équation arche = Islam, prend une autre forme chez Denys Roman (pseudonyme de Marcel Maugy) et se conjugue ainsi arche = Franc-Maçonnerie, comme semble bien nous l’indiquer ce passage de son ouvrage intitulé René Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie, (Avant-Propos):

« De tous les personnages du Nouveau Testament, il n’en est aucun qui ait avec la fin du cycle des rapports aussi intimes que les deux saints Jean. Et l’on peut en déduire qu’un Ordre placé sous leur patronage particulier doit lui aussi avoir quelque relation avec cette fin. Il ne faut pas chercher ailleurs, pensons-nous, la raison pour laquelle cet Ordre a été ‘élu’ pour devenir ‘Arche’ où s’est produit ‘l’entassement’ de tout ce qu’il y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental. »

Pour les uns et pour les autres, il n’est sans doute pas inutile de relire deux passages de l’œuvre de R. Guénon:

« Nous pouvons affirmer ceci: jamais aucune organisation orientale n’établira de ‘branches’ en Occident. » [Orient et Occident, deuxième partie, ch. III.]

Les disciples de F. Schuon, de M. Vâlsan, de R. Maridort, de M. Pallavicini, etc. voudraient-ils faire mentir René Guénon ? Mais appartiennent-ils à des organisations orientales ?

« Le dépôt de la connaissance initiatique effective n’est plus gardé réellement par aucune organisation occidentale. » [Le Roi du Monde, ch. VIII.]

Là encore les disciples de J. Reyor, de D. Roman, de J. Tourniac, etc. veulent-ils nous faire croire que René Guénon se trompe ?

Auteur très prolixe, Jean Tourniac (pseudonyme de Jean-Léon Granger) a publié notamment des Propos sur René Guénon (qui ont connu une nouvelle édition en deux volumes sous le titre Présence de René Guénon où l’auteur donne la pleine mesure de ses bavardages déformants) dans lesquels il prouve son incompréhension de l’œuvre de R. Guénon. En voici un exemple:

« Il faudrait ajouter aux considérations précédentes que la rencontre des Guénoniens, à laquelle nous avons fait allusion, aurait, par contrecoup, une influence bénéfique pour la Maçonnerie, en lui faisant prendre conscience de sa valeur opérative (...) [Propos sur René Guénon, p. 146.]



Bouddhisme et Hindouisme



Lorsque l’on prétend justifier les deux attitudes de René Guénon vis-à-vis du Bouddhisme, on en vient à déclarer:

« Il est devenu commun de dire que Guénon s’est trompé à ce propos du fait qu’il a modifié, à partir de la seconde édition de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, sa position initiale à l’égard de cette tradition. Or, cette rectification s’est accompagnée de beaucoup de restrictions et de nuances que certains négligent aujourd’hui. Il ne faut pas oublier que Guénon n’a jamais renié les critiques qu’il avaient formulées initialement; il les considérait, tout au contraire, comme parfaitement orthodoxes par référence aux réfutations formulées par Shankarâchârya à la lumière de la doctrine traditionnelle dont il était l’interprète. Si la position que Guénon adopta dans la deuxième édition reflétait les vues de l’hindou Coomaraswamy, qui étaient traditionnelles et orthodoxes, celles de la première édition reflétait celles de l’hindou Shankarâchârya qui, tout en procédant d’un autre point de vue, ne l’étaient pas moins. Faute de tenir compte de ces nuances, pourtant capitales, on aboutit à de nouvelles incompréhensions. » [Charles-André Gilis, Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, p. 89.]

Il est vrai de dire que R. Guénon ne s’est pas trompé puisqu’il n’a cessé d’exposer un point de vue orthodoxe (c’est le critère même de son œuvre), bien que ce point de vue ne soit à proprement parler ni celui de Shankara ni celui de Coomaraswamy. Mais il est faux de conclure, comme l’insinue M. Gilis, que si R. Guénon ne s’est pas trompé c’est parce qu’il n’aurait cessé de considérer le Bouddhisme comme une hérésie. Pour accréditer sa thèse, M. Gilis, qui se dit ‘disciple orthodoxe’ de Guénon !, écrit en effet:

« De plus, et ceci est plus rarement mentionné, le Christianisme et le Bouddhisme constituent tous deux ‘une hérésie formelle au point de vue de la tradition’ dont ils sont issus, comme René Guénon le mentionna expressément à propos du second. S’il s’est montré plus discret au sujet du Christianisme, cela n’est peut-être pas sans rapport avec les ‘raisons’ pour lesquelles il disait n’avoir ‘jamais senti aucune inclination pour traiter spécialement ce sujet’. Il est en tous cas extrêmement significatif que son article Christianisme et Initiation, dont sont extraites les citations qui précèdent, débute justement par un rapprochement entre ‘l’Eglise chrétienne’ et le Sangha bouddhique. » [Ibid., p. 87.]

Considérons le texte écrit par R. Guénon dans son article intitulé Christianisme et Initiation:

« C’est cette extension illégitime qui donna lieu ultérieurement, dans le Bouddhisme indien, à certaines déviations telles que la négation des castes: le Bouddha n’avait pas à tenir compte de celles-ci à l’intérieur d’une organisation fermée dont les membres devaient, en principe tout au moins être au-delà de leur distinction; mais vouloir supprimer cette même distinction dans le milieu social tout entier constituait une hérésie formelle au point de vue de la tradition hindoue. » [Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p. 11, note 2.]

C’est donc bien l’extension illégitime qui constitue une hérésie formelle et non le Bouddhisme en soi. On sait gré à M. Gilis de tendre à dissiper les ‘incompréhensions’, mais son obsession à vouloir démontrer que le Christianisme est une hérésie est telle qu’elle le pousse sur ce point à une interprétation fallacieuse de celui qu’il désigne comme son maître.

Il est significatif de constater que lorsque l’on dénonce une erreur manifeste de lecture de l’œuvre de R. Guénon comme nous le faisons ici-même, l’intéressé n’a, le plus souvent, même pas l’honnêteté de reconnaître sa négligence. Dans ce cas précis, non seulement M. Gilis n’a pas voulu reconnaître le ‘droit moral’ le plus élémentaire de René Guénon qui consiste à respecter son œuvre; mais il a préféré nous assimiler à un mauvais plaisant: Jean Robin, qui à l’exception d’un livre lisible mais contestable, se complaît dans la publication de fictions pseudo-ésotériques. Nous ne sommes donc ni un diffamateur ni un plagiaire.

            Ne doutant pas que R. Guénon ait pu se tromper au regard du Bouddhisme et rendant compte de l’ouvrage de M. Gilis, Elie Lemoine (connu aussi sous le pseudonyme de Moine d’Occident) écrit:

« Il est sans doute vrai de dire, comme le fait M. Gilis, que la première position de Guénon reflétait le point de vue hindou qui fut celui de Shankarâchârya, et pour lequel le Bouddhisme ne représentait qu’une hérésie, il n’en demeure pas moins que Guénon a rapporté et fait sienne la ‘légende des portes de l’Agarttha se fermant devant le Bouddha à la suite de sa révolte’, ce qui n’est pas précisément lui conférer un brevet d’orthodoxie. Mais il y a plus encore, et ce n’est pas M. Gilis qui nous contredira si nous disons que Guénon parlait au nom de la tradition primordiale et non à celui d’une tradition particulière. Dès lors, le jugement qu’il portait sur la tradition bouddhique n’était pas seulement le reflet de celui de Shankarâchârya, et il fallut les informations mises à sa disposition par Ananda K. Coomaraswamy pour qu’il revienne sur sa position initiale. » [Theologia sine metaphysica nihil, p. 218.]

Est-il permis de dire que les interprétations de Charles-André Gilis et de Elie Lemoine relatives aux sources de référence de Guénon au regard du Bouddhisme sont loin de rendre pleinement compte de la réalité ? R. Guénon ne s’est pas fait l’interprète de Shankara pour ce qui concerne le Bouddhisme puisque pour ce dernier le Bouddhisme comme tel n’existe pas. Shankara ne réfute que certaines écoles dont la doctrine était censée refléter les enseignements du Bouddha. Et puisque René Guénon parlait bien au non de la Tradition primordiale, il n’avait pas à ‘suivre’ le point de vue de A. K. Coomaraswamy. L’argumentation qu’il développe dans les éditions successives de Autorité spirituelle et pouvoir temporel ne doit rien à Shankara ni à A. K. Coomaraswamy. Il écrivait dans la première édition (1929, ch. VI.) de cet ouvrage:

« Les modernes théories ‘évolutionnistes’, sous leurs diverses formes, ne sont pas les seuls exemples de cette erreur qui consiste à mettre toute réalité dans le ‘devenir’, bien qu’elles y aient apporté une nuance spéciale par l’introduction de la récente idée de ‘progrès’; des théories de ce genre ont existé dès l’antiquité, notamment chez les Grecs, et ce cas fut aussi celui du Bouddhisme. Or, précisément, le Bouddhisme fut, dans l’Inde, une des principales manifestations de la révolte des Kshatriyas, de même que le Jaïnisme qui l’avait précédé et avec lequel il offre, sur bien des points, des similitudes s’expliquant aisément par leurs relations historiques, mais qui ne prit jamais une aussi grande extension. Il est connu que Shâkya-Muni, le fondateur du Bouddhisme, appartenait à la caste des Kshatriyas, mais il ne semble pas qu’on songe habituellement à tirer de ce fait les conséquences qu’il comporte; pourtant, on ne peut comprendre vraiment le caractère de cette doctrine hétérodoxe sans l’envisager sous cet aspect. On a pu voir, en effet, par ce que nous avons exposé [(...) Le pouvoir temporel se ruine lui-même en méconnaissant sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, parce que, comme tout ce qui appartient au monde du changement, il ne peut se suffire à lui-même, le changement étant inconcevable et contradictoire sans un principe immuable (...)], le lien très direct qui existe entre la négation de tout principe immuable et celle de l’autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au ‘devenir’ et l’affirmation de la suprématie des Kshatriyas; et il faut ajouter que, en soumettant l’être tout entier au changement, on le réduit par là même à l’individu, car ce qui permet de dépasser l’individualité, ce qui est transcendant par rapport à celle-ci, ce ne peut être que le principe immuable de l’être, qui est nié formellement par le Bouddhisme. »

Dans la deuxième édition (1947, ch. VI.) de ce même ouvrage, R. Guénon écrit:

« (...) des théories de ce genre ont existé dès l’antiquité, notamment chez les Grecs, et ce cas fut aussi celui de certaines formes du Bouddhisme, que nous devons d’ailleurs regarder comme des formes dégénérées ou déviées, bien que, en Occident, ont ait pris l’habitude de les considérer comme représentant le ‘Bouddhisme originel’. En réalité, plus on étudie de près ce qu’il est possible de savoir de celui-ci, plus il apparaît comme différent de l’idée que s’en font généralement les orientalistes; notamment, il semble bien établi qu’il ne comportait aucunement la négation de l’Âtmâ ou du ‘Soi’, c’est-à-dire du principe permanent et immuable de l’être, qui est précisément ce que nous avons surtout en vue ici; Que cette négation ait été introduite ultérieurement dans certaines écoles du Bouddhisme indien par les Kshatriyas révoltés ou sur leur inspiration, ou qu’ils aient seulement voulu l’utiliser pour leurs fins propres, c’est ce que nous ne chercherons pas à décider, car cela importe peu au fond, et les conséquences sont les mêmes dans tous les cas. »

Puis R. Guénon ajoute cette note très éclairante:

« On ne peut invoquer, contre ce que nous disons ici du Bouddhisme originel et d’une déviation ultérieure, le fait que Shâkya-Muni lui-même appartenait par sa naissance à la caste des Kshatriyas, car ce fait peut très légitimement s’expliquer par les conditions spéciales d’une certaines époque, conditions résultant des lois cycliques. On peut du reste remarquer, à cet égard, que le Christ aussi descendait, non de le tribu sacerdotale de Lévi, mais de la tribu royale de Juda. »

La question du Bouddhisme se résume donc d’une certaine façon à l’interprétation de l’appartenance de Shâkya-Muni à la caste des Kshatriyas. Il est très significatif de voir René Guénon répondre à sa propre objection. La Règle voulait que Shâkya-Muni soit un Kshatriya révolté, l’exception ‘cyclique’ en fait un Bouddha. L’œuvre de René Guénon expose toujours la Règle avant d’envisager l’exception, ce qui est on ne peut plus orthodoxe et pédagogique. Cette caractéristique rend ainsi son œuvre particulièrement adaptée à la tradition occidentale. Mais qui s’en étonnerait ?

Citons un passage de la traduction de l’ouvrage intitulé Hindouisme et bouddhisme de A. K. Coomaraswamy (1949, Gallimard, p. 151.):

« Nous pensons en avoir assez dit pour montrer sans doute possible que le ‘Bouddha’ et le ‘Grand Personnage’, l’ ‘Arhat’, le ‘Devenu-Brahma’ et le ‘Dieu des Dieux’ des textes palis est l’Esprit même et l’Homme Intérieur de tous les être, et qu’il est ‘Cela’ qui Se fait Soi-même multiple et en qui tous les êtres ‘redeviennent’; que le Bouddha est Brahma, Prajâpati, la Lumière des Lumières, le Feu ou le Soleil, le Premier Principe enfin, sous quelque nom que les anciens livres s’y réfèrent, et pour montrer que, pour aussi poussée que soit la description de la ‘vie’ et des exploits du Bouddha, ce sont les actes de Brahma en tant qu’Agni et Indra qu’ils rapportent. Agni et Indra sont le Prêtre et le Roi in divinis, et c’est avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, ce sont ces deux possibilités qu’il réalise, car, bien qu’en un sens son royaume ne soit pas de ce monde, il est également certain qu’en tant que Chakravartî il est à la fois prêtre et roi dans le sens même où le Christ est Prêtre et Roi. »

Rendant compte de ce même ouvrage, R. Guénon écrit:

« Un autre point qui est d’un grand intérêt est celui-ci: les noms et épithètes du Bouddha, d’une façon générale, sont, aussi bien que ses actes, ceux mêmes que la tradition védique rapporte plus spécialement à Agni et à Indra, à qui aussi la désignation d’Arhat est très souvent appliquée; or, Agni et Indra sont respectivement le Sacerdoce et la Royauté in divinis; c’est précisément avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, et l’on peut dire que, en choisissant la première, il les a réalisées toutes deux, car c’est là un des cas où, comme il a été dit plus haut [(...) Dieu est une Essence sans dualité (adwaita), mais qui subsiste dans une double nature, d’où la distinction du ‘Suprême’ (para) et du ‘Non-Suprême’ (apara), auxquels correspondent, à des points de vue divers, toutes les dualités dont un des termes, étant subordonné à l’autre, est contenu ‘éminemment’ dans celui-ci (...)], l’un des deux termes est contenu ‘éminemment dans l’autre. » [Etudes sur l’Hindouisme, p. 195.]

On voit ici que R. Guénon n’adopte pas le même point de vue que A. K. Coomaraswamy concernant l’identification du Bouddha au Chakravartî. Il déclarait d’ailleurs dans le Roi du Monde, (ch. II):

« L’idée d’un personnage qui est prêtre et roi tout ensemble n’est pas une idée très courante en Occident, bien qu’elle se trouve, à l’origine même du Christianisme, représentée d’une façon frappante par les ‘Roi-Mages’; même au moyen âge, le pouvoir suprême (selon les apparences extérieures tout au moins) y était divisé entre la Papauté et l’Empire. Une telle séparation peut être considérée comme la marque d’une organisation incomplète par en haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, puisqu’on n’y voit pas apparaître le principe commun dont procèdent et dépendent régulièrement les deux pouvoirs; le véritable pouvoir suprême devait donc se trouver ailleurs. En Orient, le maintien d’une telle séparation au sommet même de la hiérarchie est, au contraire, assez exceptionnel, et ce n’est guère que dans certaines conceptions bouddhiques que l’on rencontre quelque chose de ce genre; nous voulons faire allusion à l’incompatibilité affirmée entre la fonction de Buddha et celle de Chakravartî ou ‘monarque universel’, lorsqu’il est dit que Shâkya-Muni eut, à un certain moment, à choisir entre l’une et l’autre. »

R. Guénon ajoutait dans la première édition de ce même ouvrage:

« D’ailleurs, il est permis de penser que ce fut là tout autre chose qu’un choix volontaire, car le fait qui est ainsi présenté par le Bouddhisme semble bien n’être autre en réalité que celui qu’indiquent à la fois Saint-Yves et M; Ossendowski: Shâkya-Muni, alors qu’il projetait sa révolte contre le Brâhmanisme, aurait vu les portes de l’Agarttha se fermer devant lui. »

Cette confrontation de textes permet d’entrevoir que la question des liens du Bouddha avec l’Agarttha sont bien complexes et ne se résument pas à l’attribution ou non d’un simple brevet d’orthodoxie.

On aura donc compris que l’autorité de Guénon n’est subordonnée à aucune autorité ‘extérieure’. Son œuvre est totalement ‘originale’ et ‘originelle’ et chez lui l’erreur apparente peut bien se révéler être une vérité cachée.

Ce n’est pas ainsi que semble l’avoir compris Denys Roman qui naïvement, comme beaucoup d’autres, est convaincu que René Guénon a réellement commis « quelques erreurs qu’on peut relever dans certains de ses ouvrages », même s’il déclare:

« De ces deux erreurs, les deux qui aient vraiment de l’importance et dont on puisse tirer quelques ‘enseignements’ (car, chez Guénon, absolument rien ne saurait être sans signification, et même sans une signification souvent très importante) concernent le bouddhisme et les rapports entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel. »

D. Roman n’a même pas compris que l’enseignement est justement de se rendre compte qu’il n’y a pas d’erreur dans l’œuvre de René Guénon. Où sont d’ailleurs les autres erreurs présumées ? Mais poursuivons notre citation du texte de D. Roman:

« Arrêtons-nous cependant sur le ‘scandale’ que pourraient causer à certains l’erreur (réparée) de Guénon sur le bouddhisme et celle de Dante sur la primauté du spirituel. Nous rappellerons à ce propos que l’autorité des maîtres spirituels authentiques les plus éminents est cependant inférieure à l’autorité des Livres sacrés. La chose est d’ailleurs d’une évidence criante quand on pense à l’illustre Shankaracharya, considéré par les Hindous comme un avatara mineur de Shiva, mais qui ‘déraillait’ aussitôt qu’il se risquait à parler d’une tradition autre que la sienne, au point d’assurer tranquillement, dans ses admirables Commentaires sur les Brahma-sutras, que Shakya-muni avait inventé sa pernicieuse doctrine du bouddhisme afin de nuire à l’humanité pour laquelle il avait conçu une haine sans merci. Guénon, pensons-nous, était supérieur à Shankara comme il l’était à Dante, parce que son horizon intellectuel n’était pas limité à une seule tradition comme le Maître hindou, ou même à deux ou trois traditions comme l’Alighieri. De toute façon, ce qui pourrait nous ‘troubler’ dans l’enseignement guénonien, ce n’est pas si cet enseignement contenait tel ou tel ‘défaut’ de grande ou de minime importance, mais bien s’il était en contradiction avec les Livres sacrés des diverses traditions, et avant tout avec ceux de la tradition particulière du peuple dans la langue duquel il a formulé son message. Cette tradition est le Christianisme, dont le Livre sacré est la Bible. Les adversaires de Guénon ont fait assaut d’imagination pour le mettre en contradiction avec le Livre des livres: il n’y sont pas parvenus (...) » [Réflexions d’un Chrétien sur la Franc-Maçonnerie, p. 48.]

D. Roman n’a visiblement jamais consulté le Commentaire de Shankara sur les Brahma-Sûtras dans l’original sanscrit, sinon il saurait que Shankara ne ‘déraille’ pas puisqu’il ne réfute pas le ‘Bouddhisme’ mais certaines écoles ! Ainsi R. Guénon serait ‘supérieur’ à un avatâra de Shiva. Un tel propos montre l’ignorance de l’auteur. D’ailleurs comment peut-il juger de l’état spirituel de René Guénon ? Enfin, D. Roman rejoint tous ces Chrétiens et ces Musulmans qui se sont interrogés sur l’orthodoxie de l’œuvre de R. Guénon au regard de tel ou tel aspect de la Tradition. N’ont-ils pas compris que R. Guénon dit plus que telle ou telle forme traditionnelle ne le peuvent, puisqu’il parle au nom de leur principe commun.

L’étude des doctrines hindoues est un des conseils impérieux de R. Guénon. Leur intérêt se confirme lorsque l’on mesure le caractère fructueux des échanges entre R. Guénon et A. K. Coomaraswamy. Mais ce conseil n’est-il pas resté lettre morte ?

Comment comprendre l’attitude de René Allar ou celle d’Alain Daniélou ? Ce dernier n’a-t-il pas méconnu la dimension métaphysique de la tradition hindoue ? [Voir Comptes Rendus, p. 265.]

Comment comprendre l’errance de H. Hartung qui écrit dans L’Iris et Le Lotus ?:

« Au lendemain de ma rencontre avec le Maharshi et de mon entrée sur une Voie traditionnelle, je l’aborde unilatéralement, au nom des arguments, à vrai dire accablants, de René Guénon et de Julius Evola pour qui la psychanalyse se rapproche ‘même sans le vouloir’ du spiritisme. Puis, dans le cadre de mon métier d’enseignant au service de l’éducation permanente, je découvre ce milieu intellectuel pénétré de théories psychologiques et fais la connaissance de Karlfried Graf Dürckheim, formé par ... Jung, avant de découvrir le Zen. »

On regrettera enfin que les Jalons pour un accord doctrinal entre l’Eglise et le Vedânta posés par un Moine d’Occident dans son ouvrage Doctrine de la Non-Dualité (advaita-vâda) et Christianisme ne l’aient pas été à partir d’un contact plus direct avec l’œuvre de Shankara...



Métaphysique occidentale



On a conservé le texte d’une conférence faite par R. Guénon en Sorbonne (17 décembre 1925). On peut y lire ce passage:

« J’ai pris comme sujet de cet exposé la métaphysique orientale; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la métaphysique sans épithète, car, en vérité, la métaphysique pure, étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle; Ce sont seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales, soit occidentales; mais, sous leur diversité, c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une. S’il en est ainsi, pourquoi parler plus spécialement de métaphysique orientale ? C’est que, dans les conditions intellectuelles où se trouve actuellement le monde occidental, la métaphysique y est chose oubliée, ignorée en général, perdue à peu près entièrement, tandis que, en Orient, elle est toujours l’objet d’une connaissance effective. Si l’on veut savoir ce qu’est la métaphysique, c’est donc à l’Orient qu’il faut s’adresser; et, même si l’on veut retrouver quelque chose des anciennes traditions métaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un Occident qui, à bien des égards, était alors singulièrement plus proche de l’Orient qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est surtout à l’aide des doctrines orientales et par comparaison avec celles-ci que l’on pourra y parvenir, parce que ces doctrines sont les seules qui, dans ce domaine métaphysique, puissent encore être étudiées directement (...) J’ai dit métaphysique orientale, et non uniquement métaphysique hindoue, car les doctrines de cet ordre, avec tout ce qu’elles impliquent, ne se rencontrent pas que dans l’Inde, (...) Le cas de l’Inde n’est nullement exceptionnel sous ce rapport; il est exactement celui de toutes les civilisations qui possèdent ce qu’on peut appeler une base traditionnelle (...) La seule différence, c’est que, partout ailleurs que dans l’Inde, ces doctrines sont réservées à une élite plus restreinte et plus fermée (...) Dans l’Inde, on ne peut parler d’ésotérisme au sens propre de ce mot, parce qu’on n’y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique; il ne peut être question que d’un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure de ses propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu’il leur est impossible de franchir. » [La métaphysique orientale, p. 5.]

Si l’on entend le conseil impérieux de R. Guénon. On doit par l’étude de la métaphysique hindoue rétablir une ‘forme’ d’expression de la métaphysique occidentale et atteindre ainsi cette métaphysique ‘sans épithète’, c’est-à-dire la métaphysique pure. L’œuvre de R. Guénon participe de l’élaboration de cette ‘forme’, en l’occurrence ‘latine’. On peut ainsi lire en français:

« la métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être, qui ne peut être mise en doute que par ceux qui ignorent ses principes les plus élémentaires; et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. » [Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, chapitre intitulé La réalisation métaphysique.]

Ce texte est fondamental. Il permet de comprendre que la métaphysique est opérative, éminemment opérative comme la Connaissance même.

« S’il en est ainsi, c’est que toute connaissance vraie et vraiment assimilée est déjà par elle-même, non une réalisation effective sans doute, mais du moins une réalisation virtuelle, si l’on peut unir ces deux mots qui, ici, ne se contredisent qu’en apparence; autrement on ne pourrait dire avec Aristote qu’un être ‘est tout ce qu’il connaît’ » [Ibid., chapitre intitulé Le Vêdânta.]

La mentalité occidentale a rejeté et rejette la métaphysique, elle refuse de comprendre. Comment s’étonner alors que la Vérité rejette l’Occident ?

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