René Guénon,
le Solitaire
Neti neti, ‘ni ceci, ni cela’, tel est l’un des grands
préceptes de la tradition hindoue. La vérité est à ce prix. Cette révélation,
contenue dans les Upanishads, peut
être appliquée, dans un premier temps de façon singulière et puis
fondamentalement, pour atteindre réellement l’œuvre de R. Guénon. Ce petit
livre fournit la matière de ce premier temps, le lecteur devra ensuite s’en
remettre avec opiniâtreté à l’œuvre dans son intégralité.
Si R. Guénon a connu de nombreux ‘ennemis’, il n’a pas
moins été trahi par ceux qui se comptaient parmi ses ‘amis’. Si l’on dénonce
les mensonges de ses ‘ennemis, ni ceci,
et si l’on démasque les tromperies de ses ‘amis’, ni cela; on devrait pouvoir accéder sans entrave au seuil de son œuvre...
Reconnaissance
sans connaissance
On ne peut qu’être abasourdi en lisant certaines
notices publiées dans des dictionnaires ou des encyclopédies. Ainsi le Petit Robert 2, dictionnaire universel des noms propres déclare que:
- Shankarâchârya est un « philosophe indien qui
exposa les doctrines hindoues du Vedânta moniste et fonda des sectes
shivaïtes » (le rédacteur de cette notice ignore ce qu’est la Non-Dualité
qui n’est ni moniste, ni sectaire).
- Râmana Maharshi est un « philosophe religieux
hindou qui continua, dans le Sud de l’Inde, la tradition mystique de
Râmakrishna; qui n’écrivit rien et refusa d’avoir des disciples » (le
rédacteur se trompe sur toute la ligne sauf en ce qui concerne le fait de ne
pas reconnaître de disciples. Râmana Maharshi, le shivaïte, ne se reconnaît pas
dans le courant vishnouïte, même s’il ne l’exclut pas, de Râmakrishna qui
n’était d’ailleurs pas un mystique. Il a d’autre part écrits des textes (hymnes
et traités).
Voyons ce que l’on écrit sur R. Guénon:
- « Philosophe français (Blois, 1886 - Le Caire,
1951). Fondateur de la revue La Gnose
(1909), il s’est livré à une étude approfondie des principaux textes mystiques
(hindous, taoïstes, musulmans), opposant à l’aspect exotériques des religions
historiques constituées une tradition unique, originelle, la connaissance
ésotérique (La Métaphysique orientale,
1939; Aperçus sur l’initiation,
1946) ».
Pour ne pas accabler les rédacteurs de ce dictionnaire
disons que ceux des autres dictionnaires et encyclopédies ne font pas mieux, si
ce n’est pire. En voici la preuve avec cette notice du Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse:
- « Philosophe et écrivain français. Après une
carrière dans les cercles occultistes français, il s’établit en Egypte et s’y
convertit à l’islam. Sa doctrine, très originale et syncrétiste, principalement
d’essence védantine, se présente comme l’expression unique en Occident modernes
d’idées traditionnelles. On doit à R. Guénon: Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1922; le Symbolisme de la croix, 1931; Aperçus sur l’initiation, 1946 ».
On trouve ici un bon résumé des contrevérités qui
émaillent le plus grand nombre des notices biographiques: occultiste,
syncrétiste, etc. R. Guénon est tout sauf cela. Encore faut-il se donner la
peine de vérifier par soi-même et de lire son œuvre, sinon on ne peut que se
laisser influencer par toutes ces fausses informations. René Guénon dérange
parce qu’il parle vrai et que la Vérité n’est pas toujours facile à supporter.
Cette vérité est celle que l’on atteint dans le
Silence spirituel, mais on ne pense qu’à se livrer à de futiles bavardages. R.
Guénon en a été la victime et ce n’est pas sa Parole que l’on écoute mais le
bruit de tous les mensonges qui tentent d’étouffer son œuvre.
Une bonne façon de discréditer un auteur est de
l’enfermer dans une formule si possible scandaleuse. On connaît ainsi ce
passage du Matin des magiciens (1960)
de L. Pauwels et J. Bergier:
« La nouveauté formidable de l’Allemagne nazie,
c’est que la pensée magique s’est adjoint la science et la technique. Les
intellectuels détracteurs de notre civilisation, tournés vers l’esprit des
anciens âges, ont toujours été des ennemis du progrès technique. Par exemple,
René Guénon ou Gurdjieff, ou les innombrables hindouistes. Mais le nazisme a été
le moment où l’esprit de magie s’est emparé des leviers du progrès matériel.
Lénine disait que le communisme, c’est le socialisme plus l’électricité. D’une
certaine façon, l’hitlérisme, c’était le guénonisme plus les divisions
blindées ».
Voilà d’une simple phrase comment les mentalités ont
été manipulées d’autant que ce livre a été lu par le plus grand nombre. On
retrouve l’écho de cette formule dans la notice consacrée à R. Guénon dans le Dictionnaire des intellectuels français sous la direction de J. Julliard et M. Winock
(1996):
« ...On connaît ce mot qui circulait dans les
milieux évoliens: ‘Hitler ? C’est Guénon avec les Panzerdivisionen.’ Bien entendu, cette boutade ne donne pas le
‘sens ultime’ du guénonisme, mais indique tout le travail à faire sur
l’histoire de la pensée réactionnaire en Europe dans le siècle qui
s’achève. »
La métaphysique est ainsi réduite à de la basse
politique. Ce qui confirme le dicton: calomniez, calomniez, il en restera
toujours quelque chose.
Dans son ouvrage sur les maîtres de l’occultisme, (1990), A. Nataf s’essaye à une autre
formule aussi méprisante:
« Le Marx de l’ésotérisme; plus que tout autre
peut-être, René Guénon a, en l’époque actuelle, œuvré pour que la culture
renoue avec la tradition (...) Une somme d’ésotérisme; l’influence de Guénon
déborde les milieux qui s’intéressent à l’ésotérisme. André Gide et André
Breton ont réfléchi sur l’œuvre guénonienne. Celle-ci, en effet, est une somme
d’ésotérisme ou plutôt une pensée totalisante. Il n’est pas exagéré de dire que
Guénon est le Marx de l’occultisme. Même visée universalisante et réductrice in fine: tous les ésotérismes se
rejoignent dans une tradition unique; même apocalyptique révoltée (le
kali-yuga, chez l’un; la lutte des classes chez l’autre); même sens de la
nécessité historique, etc. La différence est que Marx vise, du moins le dit-il,
à concrétiser la justice et à l’élargir, tandis que Guénon veut restaurer les
‘élites’. Une telle analyse ne suffit pas pour présenter la pensée de Guénon.
Elle pose une précaution méthodologique: Marx comme Guénon doivent se lire avec
prudence. »
Dans son Enquêtes
sur la droite extrême, (1992), le journaliste R. Monzat nous présente R.
Guénon comme le:
« Chantre de la tradition, qui explique le
curieux soutien de l’extrême droite aux ‘durs’ du camp musulman (...) Guénon
donne une importance primordiale à l’ésotérisme, selon lui au coeur de toutes
les traditions religieuses; or, les aspects ésotériques du christianisme
primitif ont vite disparu. Guénon a reconstruit un ésotérisme chrétien
imaginaire qui aurait survécu jusqu’à l’époque moderne, avant de disparaître
(...) Nul n’a su donner autant de chair au mythe de la ‘tradition primordiale’,
au nom duquel Guénon reconstruit la métaphysique, l’histoire des religions,
celle de l’humanité (...) Le système de Guénon est une construction personnelle
qui s’insère dans l’occultisme occidental contemporain, rejeton éclectique
d’apports gnostiques, théosophiques, maçonniques, traditions elles-mêmes
éclectiques... Certains des traits les plus agaçants de Guénon pour un lecteur
profane son sa prétention à ‘connaître’ la vérité par des voies qu’il ne
condescend point à nous expliquer, les mystères qui l’aident à masquer ses
faiblesses au cours de polémiques contre des rédacteurs de revues confidentielles.
Il est difficile d’apprécier la valeur de l’œuvre de Guénon, car presque tous
les travaux qui lui sont consacrés émanent de disciples plus ou moins avoués
(...) [Guénon] n’a jamais réussi à séparer l’étude de vrais traditions
spirituelles de naïvetés ou superstitions héritées de ses premiers pas
occultistes. Il n’a jamais cessé d’accorder de l’importance aux cercles
occultistes occidentaux, qu’il leur fasse confiance ou qu’il les dénigre (...)
Quoique René Guénon n’ait jamais eu d’activité politique, il évoluait dans des
milieux ‘Action française’ (...) Guénon est un maître à penser incontesté pour
la nouvelle droite et pour certains courants royalistes. »
La note calomnieuse est salée: ‘ésotérisme
imaginaire’, ‘reconstruction’, ‘systématisme’, ‘éclectisme’, ‘naïveté’...
Comme si ce n’était pas assez, la campagne de
désinformation se poursuit avec l’ouvrage de R. Faligot et R. Kauffer, Le marché du diable, (1995). Comme R.
Monzat, ils consacrent plusieurs pages de leur ouvrage à R. Guénon où s’entrechoquent
de fausses informations. Ils cherchent à nous faire croire que ce dernier
pouvait avoir eu une certaine sympathie pour les ‘frères musulmans’ et faire
preuve de prosélytisme pour l’islam:
« (...) [Guénon] fréquente assidûment
l’université El Azhar, haut lieu de la théologie sunnite, où il côtoie des
frères musulmans (...) Il appelle ses amis et correspondants à l’étranger à
rejoindre l’islam. »
On y note aussi ce rapprochement bien suspect:
« (...) Au début des années trente alors que
Guénon s’installait sur le bord du Nil (...) et que Hassan-el-Banna venait
juste de créer la société des frères musulmans. »
Le lecteur peut ainsi choisir et voir en R. Guénon le
chantre du nazisme ou celui des groupes islamiques armés.
Pour quelqu’un qui n’a jamais revendiqué le moindre
rôle politique, qui a condamné les divagations nazies:
« Nous laissons entièrement de côté l’usage tout
artificiel, et dépourvu de toute base traditionnelle, qui est fait actuellement
du swastika, notamment par certains
groupements politiques allemands, dits ‘racistes’, qui en ont fait très
arbitrairement un signe d’antisémitisme, sous prétexte que cet emblème serait
propre à la soi-disant ‘race âryenne’, et qui le désignent d’ailleurs par
l’appellation fantaisiste et quelque peu ridicule de hakenkreuz ou ‘croix à crochets’. » [Le symbolisme de la croix, 1931.]
Et qui a même déconseillé aux Occidentaux de prendre
appui sur les doctrines islamiques:
« Les formes d’expression des doctrines hindoues,
tout en étant encore extrêmement différentes de toutes celles auxquelles est
habituée la pensée occidentale, sont relativement plus assimilables, et elles
réservent de plus larges possibilités d’adaptation (...) En effet, il y aurait
aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui,
(...), n’en seraient pas moins assez graves; et peut-être n’y aurait-il pas
beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation musulmane
est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus
orientales, et surtout sa partie métaphysique, qui est celle qui nous intéresse
ici, leur échappe entièrement. » [Orient
et Occident, 1924.]
Si tout cela n’est pas de l’intoxication mentale
qu’est-ce alors ?
Mais poursuivons notre enquête et voyons ce que nous
disent les hommes de lettres.
Commençons par Gide puisque c’est celui que l’on cite
le plus couramment comme cette autorité qui viendrait valider l’oeuvre de R.
Guénon. A croire que R. Guénon a besoin de cette sorte de suffrage. Suivons cet
entretien entre A. Gide et H. Bosco:
« (Gide) s’écria soudain: ‘Si Guénon a raison, eh
bien ! toute mon œuvre tombe...’ A quoi quelqu’un répondit: ‘Mais alors
d’autres tombent avec elle, et non des moindres, celle de Montaigne, par
exemple...’ C’était, certes, tomber en excellente compagnie, et, en fait, ne
pas trop courir le risque de tomber vraiment. En évoquant cette chute fictive
et fraternelle de Montaigne et de Gide, on réservait la part du moraliste. Elle
est de taille. Gide réfléchissait. A le voir, il ne semblait pas satisfait de
cette éventualité, somme toute, très honorable: elle l’inquiétait. Enfin, ému,
il avoua la raison de son inquiétude: ‘Je n’ai rien, absolument rien à objecter
à ce que Guénon a écrit. C’est irréfutable.’ Comme aucun de nous ne se jugeait
en mesure de réfuter ce que Gide, lui-même, venait de déclarer irréfutable, on
se taisait. L’aveu inattendu était d’une telle importance qu’il ne pouvait être
suivi que d’un silence approbatif, dont cependant nul de nous n’attendait qu’il
annonçât une déclaration de ralliement à la doctrine de Guénon. En effet, Gide
dit: ‘Les jeux sont faits, je suis trop vieux.’ Ce retour sur lui-même, loin de
l’abattre, le réconforta. Il reprit pied. ‘Et puis, affirma-t-il, j’aime
passionnément la vie, la vie multiple. Je ne consens pas à priver la mienne du
plaisir qu’elle prend à la diversité merveilleuse du monde, et pourquoi ? Pour
sacrifier à une abstraction: à l’Unité, l’Unité indéfinissable ! Mais définir
me plaît par-dessus toutes choses. Les êtres limités, les créatures
périssables, seules, m’intéressent et suscitent mon amour, mais non pas l’Être,
l’Être illimité. Je ne tiens pas du tout à m’y perdre, mais, bien au contraire,
à m’y conserver, tant que je vis. » [Extrait du numéro spécial de la NRF consacré à André Gide.]
Moralité , Être même illimité, Gide n’a rien saisi de
la métaphysique. Son œuvre tombe, mais, pour tomber encore faut-il s’être
quelque peu élevé !
Dans un entretien avec F. Grover, A. Malraux, en
parlant de Paulhan, déclare:
« Paulhan en effet admirait Guénon, et Guénon,
certes, méritait cette admiration. Toutefois, il faut dire que Paulhan avait
inventé un Guénon qui eût été semblable à Paulhan et qu’il substituait au vrai
Guénon. Or Guénon était un grand esprit mais c’était aussi un redoutable
bafouilleur: il a écrit quinze fois la même chose. Il y avait chez lui quelque
chose de profond et quelque chose d’élémentaire. Paulhan avait donc inventé un
Guénon qui était comme lui et qui aurait été toujours profond. Or le contraste
entre les deux hommes est très net: Guénon écrivait dans un bavardage illimité
alors que Jean Paulhan est un modèle de densité (...) Guénon a écrit un livre,
l’Introduction aux doctrines hindoues qui était, à sa date, un livre capital.
Mais quand il écrit trois cents pages sur la franc-maçonnerie... c’est de la
moulinette... Je crois donc que Paulhan et Guénon ne se seraient pas accordés
sur certains points car Paulhan avait absolument besoin de savoir de quoi il
parlait. »
Ce propos de Malraux (qui reproche indûment à R.
Guénon, comme beaucoup, d’avoir ce qui semble bien être ses propres défauts)
est en contradiction avec la pensée de Paulhan telle qu’elle s’exprime dans ces
extraits de lettres:
« Nous ne reconnaissons dans l’ordre de la
pensée, aucune autorité, à qui nous fier sans réserves. Quelle que soit la
place que tiennent, dans les préoccupations de chacun de nous, l’oeuvre de
Marx, de Guénon, de Freud, de Spinoza ou la philosophie hindoue ce n’est qu’à
titre de matériaux que nous les
acceptons - nous tenant également libres sur tel point donné de les suivre ou
de les repousser. » [lettre à A. Rolland de Renéville, 1932.];
« Guénon me conseille de me convertir à l’islamisme. C’est, dit-il, la
seule religion qui puisse être entendue tout
entière (et y invite) sur le plan métaphysique. » [lettre à Monique de
Saint-Hélier, 1942.]
Comme on le verra un peu plus loin, R. Guénon n’a
jamais conseillé à quiconque de se convertir à quoi que ce soit !
On trouve ici aussi un aveu (‘qu’à titre de
matériaux’) qui confirme le pillage éhonté en le travestissant de
l’enseignement de R. Guénon; la ‘Science des symboles’ notamment a été ainsi
subvertie en magasin d’illustrations pour littérateurs en mal de fiction.
Louis Ferdinand Céline semble, par l’entremise de son
ami Albert Paraz, faire appel à R. Guénon pour se blanchir de son
antisémitisme. Dans son ouvrage intitulé Valsez
saucisses , A. Paraz écrit:
« J’ai écrit dans le Roi tout Nu, sous la botte, en 1941, que Bagatelles était un message immense, mais seulement quand il ne
parlait pas des juifs. C’est toujours mon avis et c’était déjà celui de Céline.
Il y a dans ce livre des passages qui datent, qu’on pourrait enlever. Et puis,
enfin, c’est écrit en 1937. Bien autrement concerté est le jugement exprimé, en 1945, APRES la libération, chez Gallimard, par le puissant René Guénon.
‘Pourquoi les représentants des tendances nouvelles Einstein, Bergson, Freud,
sont-ils tous de race juive, sinon parce qu’il y a dans la ‘mentalité moderne’
quelque chose qui correspond exactement au côté ‘maléfique’ et dissolvant du
nomadisme dévié, lequel prédomine chez les Juifs détachés de leur Tradition
?’Fichtre ! Voilà qui va loin. Et pas question d’inquiéter Gallimard, de
l’abattre au clair de lune. Tant mieux, nom de Dieu. »
A. Paraz, dans son aveuglement, n’est même pas capable
de recopier correctement la note de René Guénon publié dans Le règne de la quantité et les signes des
temps:
« (...) Une remarque en passant: pourquoi les
principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique,
Bergson en philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de
moindre importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il
y a là quelque chose qui correspond exactement au côté ‘maléfique’ et
dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs
détachés de leur tradition ? » [ch. XXXIV, note 1.]
On ne compte plus les écrivains qui ont lu René
Guénon; le plus souvent bien mal. Citons encore Drieu la Rochelle, Queneau,
Daumal (et les collaborateurs du Grand
Jeu), Artaud et puis bien sûr le pape du surréalisme, A. Breton, qui, dans
un entretien radiophonique, a déclaré:
« Parmi les collaborations souhaitées, je n’en
vois qu’une autre qui nous manqua: ce fut celle de René Guénon. Nous n’avions
guère de titres à y prétendre, il est vrai. Et pourtant ce fut aussi une
déception. Il est, de toute façon, très symptomatique que nous nous soyons
adressés à lui. Cela suffirait à montrer que, dès ce moment, nous étions
attirés par la pensée dite ‘traditionnelle’ et prêts à l’honorer en lui. Je
crois que, parmi nous, les plus inclinés dans cette voie étaient alors Artaud,
Leiris et moi, bien que ce fût Naville qui ait proposé d’écrire à Guénon. Il
est curieux de conjecturer en quoi l’évolution du surréalisme eût pu être
différente, si par impossible un tel concours ne s’était refusé... »
R. Guénon n’a jamais envisagé de se joindre à ces
‘surréalistes’ qu’il considérait, en 1932, comme « un petit groupe de
jeunes gens qui s’amusent à des facéties d’un goût douteux ». En 1949, son
jugement sera plus définitif puisqu’il reconnaît, et sans doute non sans
quelque raison, le surréalisme comme inspiré par la contre-initiation. La
littérature n’est pas toujours aussi innocente qu’on voudrait nous le faire
croire. La ‘fiction’ n’est pas sans influence sur les mentalités. L’usage des
‘matériaux’ traditionnelles à des fins imaginaires devient inévitablement
subversif.
IL semble bien y avoir deux bonnes façons de détourner
un œuvre comme celle de René Guénon. Dans un premier temps, on marque son
mépris, on feint de l’ignorer et dans un deuxième temps on la noie sous un
bavardage stérile. On peut parmi le petit monde des universitaires, historiens
des religions et hommes de science prendre l’exemple des indianistes qui
illustre bien ce mode d’action.
En 1949, dans un compte rendu de la revue Hind, R. Guénon cite et commente un
article de L. Renou. Ce dernier parlant de l’utilité d’un contact avec la masse
anonyme des lecteurs déclare:
« ce contact ne doit pas, cependant, être
recherché au détriment de la vérité. Il y a toujours quelque abus de pouvoir à
trancher dans l’arène de questions délicates, surtout pour un domaine comme
l’indianisme où tant de problèmes attendent leur solution. Mais tout est une
question de mesure. Ce qui est franchement malhonnête, c’est d’utiliser l’Inde
et la spiritualité indienne pour bâtir d’ambitieuse et vaines théories à
l’usage des Illuminés d’Occident. Par le foisonnement des systèmes, par
l’étrangeté de certaines conceptions, la pensée indienne donnait ici, il faut
l’avouer, quelque tentation. C’est en partant de notions et d’images indiennes,
plus ou moins déformées, que sont nées les sectes néo-bouddhistes, les
mouvements théosophiques qui ont pullulé en Occident. Le succès des
élucubrations d’un René Guénon, ces soi-disant révélations sur la Tradition
dont il se croit le détenteur, montrent assez le danger. On veut distinguer à
côté de l’indianisme officiel ou universitaire, voué, comme on nous dit, à la
grammaire, un indianisme qui seul atteint à l’essence des choses. En réalité,
un indianisme de voyageurs superficiels, de journalistes, quand ce n’est pas
celui de simples exploiteurs de la crédulité publique, qui se flattent
d’instruire un public ignorant sur le Vêdânta,
le Yoga ou le Tantrisme ».
Et voici le commentaire de René Guénon:
« Tous ceux qui ont la moindre connaissance de
notre œuvre sauront apprécier comme il convient l’ ‘honnêteté’ du procédé qui
consiste à placer la phrase qui nous vise, et dont ils pourront admirer par
surcroît l’exquise politesse, entre la mention des théosophistes et celle des
voyageurs et des journalistes; si incompréhensif que puisse être un
orientaliste, il n’est tout de même guère possible qu’il le soit au point de
n’avoir aucunement conscience de l’énormité de pareils rapprochements. Nous
souhaiterions à M. Louis Renou, ou à n’importe lequel de ses confrères, d’avoir
fait seulement la millième partie de ce que nous avons fait nous-même pour
dénoncer la malfaisance de ceux qu’il appelle les ‘Illuminés d’Occident’ ! D’un
autre côté, nous n’avons assurément rien de commun avec les voyageurs,
superficiels ou non, ni avec les journalistes, et nous n’avons jamais fait,
fût-ce occasionnellement, ni l’un ni l’autre de ces métiers; nous n’avons
jamais écrit une seule ligne à l’intention du ‘grand public’, dont nous ne nous
soucions nullement, et nous ne pensons pas que personne puisse pousser plus
loin que nous le mépris de tout ce qui est ‘vulgarisation’. Ajoutons que nous
ne prétendons être le ‘détenteur’ de quoi que ce soit, et que nous nous bornons
à exposer de notre mieux ce dont nous avons pu avoir connaissance d’une façon
directe, et non point à travers les ‘élucubrations’ déformantes des
orientalistes; mais évidemment, aux yeux de ceux-ci, c’est un crime
impardonnable de ne pas consentir à se mettre à leur école et de tenir
par-dessus tout à garder son entière indépendance pour pouvoir dire
‘honnêtement’ et ‘sincèrement’ ce qu’on sait, sans être contraint de le
dénaturer pour l’accommoder à leurs opinions profanes et à leurs préjugés
occidentaux. Maintenant, que nous en soyons arrivé à être considéré comme un ‘danger’
à la fois par les orientalistes ‘officiels ou universitaires’ et par les
‘Illuminés d’Occident’, théosophistes et occultistes de toute catégorie, c’est
là une constatation qui ne peut certainement que nous faire plaisir, car cela
prouve que les uns et les autres se sentent atteints et craignent de voir
sérieusement compromis le crédit dont ils ont joui jusqu’ici auprès de leurs
‘clientèles’ respectives... »
Dans le numéro spécial de Planète + plus (1970) consacré à René Guénon, nous croisons fort
curieusement J. Filliozat qui lui consacre un article où l’on peut lire ce
passage perfide:
« La plupart des doctrinaires qui pensent détenir
une vérité suprême tirée d’une tradition ou trouvée par eux-mêmes parlent ainsi
[condamnation de l’érudition] en s’adressant au public en général peu au
courant des exigences de la documentation scientifique, enclin à considérer
l’érudition comme un monstre de pédantisme et d’ennui, et ne sachant pas qu’il
ne peut exister de doctrine ‘officielle’, les savants ‘officiels’ étant loin de
s’accorder toujours entre eux et ne disposant d’aucune censure. Mais les
occultistes attribuent volontiers des activités occultes à ceux qu’ils
désignent comme leurs prétendus adversaires. En tout cas Guénon n’a pas
souffert dans sa liberté d’expression, n’a pas encouru apparemment de riposte
de la part de ceux qu’il a chargés de tant de péchés contre l’esprit, non
seulement Max Müller et Thibaut, le traducteur de Shankara, tous deux déjà
morts, mais encore Oltramare (...) Guénon a dénoncé à juste titre le préjugé
classique d’après lequel rien n’existerait de valable qui ne soit grec par
l’origine, mais il a substitué à ce préjugé celui d’une orthodoxie orientale,
çankarienne et soufie, en dehors de laquelle rien non plus n’existerait de
valable et de vrai. Son effort entre lui-même dans l’histoire de la philosophie
en contrepartie d’un classicisme outré mais non de l’indianisme dont il n’a
voulu voir qu’une partie, mais qu’il a généralement suivi dans cette partie
même. »
Un nouvelle génération d’indianiste n’adoptera plus ce
ton acerbe, mais introduira une reconnaissance subversive. Ainsi dans le
troisième tome de l’Histoire des religions dans l’Encyclopédie de la
pléiade, J. Varenne écrit:
« En France, on ne peut passer sous silence l’œuvre
de René Guénon. Sous prétexte de débarrasser l’ésotérisme de tout ce qui n’y
est pas ‘authentique’, à ses yeux, il l’imprègne de doctrines dérivant du
Védânta le plus strict, celui de Shankara, en qui il reconnaît l’expression la
plus achevée de la ‘tradition primordiale’. Tous les thèmes déjà présents dans
l’oeuvre de Schopenhauer se retrouvent ici, systématisés, présentés avec une
rigueur toute cartésienne. »
Ce rapprochement entre R. Guénon et Schopenhauer est
infamant. R. Guénon ne voyait en ce dernier qu’un occidental imbu de ce
sentimentalisme qui le poussait à rechercher des ‘consolations’ dans les Upanishads. J. Varenne a-t-il seulement
ouvert les ouvrages de René Guénon ?
Enfin nous trouvons cette familiarité dissolvante dans
l’ouvrage de Tara Michaël, chercheur au CNRS, intitulé Le Yoga de l’Eveil, (1992). Citant un texte de Shankara, l’auteur
précise en note au sujet de Buddhi:
« L’intelligence dans laquelle s’est produit
l’Eveil, l’intellect au sens guénonien du terme, source de toutes les
intuitions métaphysiques. »
L’auteur qui tout au long de son ouvrage ne manque pas
de donner précisément les références aux ouvrages de ses confrères, ne cite
aucun ouvrage de R. Guénon où le lecteur pourrait vérifier ses assertions. Il
est vrai que ce ‘sens guénonien’ est inventé. Si l’on se réfère à L’homme et son devenir selon le Vêdânta,
la Buddhi est décrite comme le
principe intellectuel, l’intellect supérieur. R. Guénon lui consacre d’ailleurs
un chapitre. Tara Michaël pense peut-être qu’il est inconvenant de citer un
ouvrage de René Guénon dans un travail d’indianiste. Mais que signifie cette
familiarité ?
Après le mépris, la mentalité moderne n’a trouvé que
le bavardage comme arme contre l’oeuvre de R. Guénon. Les Universitaires ont
multiplié les ouvrages où R. Guénon est pris comme cible. Avec naïveté,
nombreux sont ceux qui se sont réjouis de voir des thèses dites ‘guénoniennes’.
M. G. Vallin est ainsi présenté comme le premier de ces prodiges (en 1959) avec
son livre intitulé La perspective
métaphysique. On ne les compte plus à l’heure actuelle, l’une des plus
récentes étant celle de P. Geay intitulée Hermès
trahi (1996). Entre temps, les Universitaires nous ont submergé d’ouvrages,
d’articles et de colloques:
M. Eliade qui condescend à qualifier René Guénon d’
‘esprit savant et rigoureux’, ‘le plus autorisé des représentants de
l’ésotérisme moderne’, achève avec cette formule sidérante, montrant notamment
qu’il ignore ce qu’est un ‘adepte’:
« La plupart de ses adeptes sont des convertis à
l’islamisme ou se livrent à l’étude de la tradition indo-tibétaine. » [Occultisme, sorcellerie et modes culturelles,
ch. IV.]
Citons aussi Jean-Pierre Laurent, Marie-France James
qui ironise en qualifiant René Guénon de ‘notre ami’, Jean Borella, etc. Nous
renvoyons le lecteur à toute cette production bien indigeste, aux Dossiers H, au Cahier de l’Herne, à ces comptes rendus: Colloque de
Cerisay-La-Salle, Colloque du centenaire, etc.
Dire que nous approchons du terme de la présente
humanité, c’est nécessairement reconnaître que la disqualification doit avoir
force de loi. La fin d’un cycle étant en correspondance inverse avec son
origine, la tendance qualifiante du temps présent doit être à l’image de la
tendance disqualifiante de l’âge d’Or ! Ainsi c’est non sans regret que nous
devons confesser notre disqualification irrémédiable. Que l’on se rassure cette
tendance disqualifiante ne peut être absolue. Il nous faut calmer ces quelques
frémissements d’impatience condescendante. Car enfin, peut-on avoir
l’outrecuidance de nier la qualification de tel ou tel ? En Occident n’y a-t-il
pas eu René Guénon ? Et bien oui justement, car voici l’exception qui confirme
la règle.
Dans le cloaque occidental, René Guénon a généré par
son autorité une formidable impulsion, une action concordante à la mesure de la
déchéance du monde moderne. Mais lorsqu’on mobilise une telle puissance, on en
ressent immédiatement le choc en retour. Que R. Guénon ait pu y résister,
personne n’en doute. Mais son ‘entourage’ plus ou moins immédiat le pouvait-il ?
Une violente réaction concordante s’est alors
manifestée, prenant ainsi de multiples formes hiérarchisées. Plus le milieu
risquait d’être réceptif plus la réaction a été subtilement orchestrée. On peut
donc dire, à titre d’illustration, que le rejet a été bien plus fort dans les
milieux catholiques qu’il ne l’a été dans les milieux politiciens, littéraires
et universitaires (c’est-à-dire au sens de la Tradition: pseudo-intellectuels),
puisque bien évidemment les enjeux n’étaient pas du même ordre. Paradoxalement
l’épicentre de ce rejet se retrouve dans le milieu même que l’on qualifie de
‘guénonien’. On ne peut en être vraiment surpris puisqu’il fallait bien que la
réaction concordante cherche à agir au sein même du milieu où l’action
concordante risquait d’être la plus efficace. Ceux que l’on a voulu désigner
comme les premiers disciples de R. Guénon sont devenus volontairement ou non
des agents de cette réaction concordante dont on subit encore le contrecoup.
Que l’on ne s’étonne pas non plus d’y retrouver des individualités d’une
certaine stature seules capables de mettre en œuvre cette opposition
concordante apte à jeter le trouble dans ce milieu hétérogène (comme F. Schuon
parmi d’autres). On n’est jamais mieux trahi que par les siens. On comprend
ainsi pourquoi R. Guénon, avec véhémence, a toujours nié avoir eu des disciples
(voir plus loin). Il n’était que trop conscient des conditions de cette fin de
cycle et de la disqualification à résonance anti-traditionnelle voire
contre-initiatique qui la caractérise. Doit-on en conclure qu’il n’y a eu
aucune réponse ‘active’ à cette impulsion inaugurée par R. Guénon ? Non bien
évidemment. Il s’est alors construit une nouvelle action concordante mise en
oeuvre par des serviteurs qui se sont voulus ou crus fidèles. D’une amplitude
moindre (on peut difficilement en Occident être aussi qualifié que l’était René
Guénon), cette action concordante animée par le très petit nombre s’est
rapidement vu en but à ses propres limitations (trahissant ainsi René Guénon
par défaut; à l’exemple de M. Vâlsan ou D. Roman) ainsi qu’à une nouvelle
réaction concordante désireuse de confondre cette fidélité même (J. Reyor en
est peut-être l’un des meilleurs représentants). Si l’on observe le ‘milieu
guénonien’, on doit y trouver quasiment pas d’authentiques serviteurs, mais le
plus grand nombre de représentants de la réaction concordante, règne de la
quantité oblige. Les rôles les plus voyants et les plus sombres, les uns
masquant les autres, doivent revenir à ceux qui sont ainsi plus en adéquation
avec la mentalité moderne. Oubliant tout ce qu’ils doivent à R. Guénon, ils
n’ont que la critique et le mépris à la bouche. Critiques qu’ils auraient le
plus grand-peine à justifier si l’on avait plus souvent la volonté de les y
contraindre. Ainsi le ‘milieu guénonien’ qui devrait être le fer de lance d’une
action d’allégeance à la Tradition n’est bien que le creuset boueux d’une
réaction dispersante. Et pour comble, tout à été fait pour que l’on ne puisse
même pas lire l’œuvre de R. Guénon dans son intégrité et dans sa totalité !
(nous y reviendrons).
En nous appuyant toujours sur une analogie vibratoire,
on doit comprendre que R. Guénon n’a jamais pensé créer un phénomène de
résonance faisant vibrer le monde moderne au diapason de cette fréquence traditionnelle
dont il portait l’impulsion. Cette résonance n’aurait eu pour effet que de
ruiner prématurément le monde moderne en le privant de ses derniers
accomplissements. R. Guénon est venu soutenir cette puissance qui bien que
s’amoindrissant au fil du temps viendra mourir en fin de cycle entraînant avec
elle l’ultime dépôt de la tradition occidentale. Sa volonté était de faire en
sorte que le monde occidental aborde cette fin de cycle dans les meilleures
conditions par la ‘maîtrise’ de sa nature propre à la lumière de l’Orient seul
apte pour le guider. Son œuvre s’adresse aux ‘occidentaux’, au sens large du
terme, leur permettant dans un sacrifice libérateur (leurs individualités se
‘transformant’ dans l’accomplissement de leurs missions respectives) de devenir
les dépositaires effectifs de leur tradition et de la Tradition. Mais il semble
que l’ont n’ait pas voulu l’entendre. Car sous prétexte que la tradition
occidentale présente de ‘sérieux inconvénients’ on cherche à la fuir (presque
tous veulent se prendre pour des orientaux égarés en Occident) ou à lui prêter
des vertus qu’elle n’a pas. Combien d’occidentaux acceptent de voir leur
tradition telle qu’elle est pour en tirer les conclusions qui s’imposent. Un
peu de discernement empêcherait bien des illusions. Ne pourrait-on pas cesser
de voir des possibilités là où il n’y en a pas ?
S’il est un passage de l’œuvre de R. Guénon qui n’a
pas reçu toute l’attention qu’il méritait c’est bien celui-ci:
« (...) nous ne voulons pas non plus dissimuler
les difficultés; l’adaptation à telles ou telles conditions définies est
toujours extrêmement délicate, et il faut posséder des données théoriques
inébranlables et fort étendues avant de songer à tenter la moindre réalisation.
L’acquisition même de ces données n’est pas une tâche si aisée pour des
Occidentaux; en tout cas, et nous n’y insisterons jamais trop, elle est ce par
quoi il faut nécessairement débuter, elle constitue l’unique préparation
indispensable, sans laquelle rien ne peut être fait, et dont dépendent
essentiellement toutes les réalisations ultérieures, dans quelque ordre que ce
soit. » [Orient et Occident,
deuxième partie, ch. III.]
Combien ont respecté ce conseil simple mais essentiel
? Aucun ? Souhaitons que non.
R. Guénon ne pouvait qu’écrire dans l’avant-propos des
Aperçus sur l’initiation:
« Quant à nous, nous ne sommes nullement chargé
d’amener ou d’enlever des adhérents à quelque organisation que ce soit, nous
n’engageons personne à demander l’initiation ici ou là, ni à s’en abstenir, et
nous estimons même que cela ne nous regarde en aucune façon et ne saurait
aucunement rentrer dans notre rôle. »
Pseudo-continuateurs,
pseudo-disciples
Il nous faut encore reproduire cette mise au point
publiée par R. Guénon en 1932:
« Nous prions nos lecteur de noter: 1 - que, n’ayant jamais eu de
‘disciples’ et nous étant toujours absolument refusé à en avoir, nous
n’autorisons personne à prendre cette qualité ou à l’attribuer à d’autres, et
que nous opposons le plus formel démenti à toute assertion contraire, passée ou
future; 2 - que, comme conséquence
logique de cette attitude, nous nous refusons également à donner à qui que ce
soit des conseils particuliers, estimant que ce ne saurait être notre rôle,
pour de multiples raisons, et que, par suite, nous demandons instamment à nos
correspondants de s’abstenir de toute question de cet ordre, ne fût-ce que pour
nous épargner le désagrément d’avoir à y répondre par une fin de non-recevoir; 3 - qu’il est pareillement inutile de
nous demander des renseignements ‘biographiques’ sur nous-même, attendu que
rien de ce qui nous concerne personnellement n’appartient au public, et que
d’ailleurs ces choses ne peuvent avoir pour personne le moindre intérêt
véritable: la doctrine seule compte, et, devant elle, les individualités n’existent
pas. » [Voile d’Isis, 1932.]
On présente ainsi bien souvent mais évidemment à tort
J. Evola ou F. Schuon comme des continuateurs de l’œuvre de René Guénon. Un
simple examen de leurs œuvres respectives permet de lever tous les doutes sur
une telle prétention. Prenons à titre d’exemple, les divergences radicales
concernant la ‘personnalité’ et l’œuvre de Dante:
Voyons ce que R. Guénon nous révèle du contenu
doctrinal du traité De Monarchia de
Dante:
« L’Empereur, tel que le conçoit Dante, est tout
à fait comparable au Chakravartî ou
monarque universel des Hindous, dont la fonction essentielle est de faire
régner la paix sarvabhaumika,
c’est-à-dire s’étendant à toute la terre (...) » [L’ésotérisme de Dante, ch. VII.]
« Nous avons noté ailleurs l’analogie qui existe
entre la conception du Chakravartî et
l’idée de l’Empire chez Dante, dont il convient de mentionner ici, à cet égard,
le traité De Monarchia. » [Le Roi du Monde, ch. II.]
Le titre de ‘Roi du Monde’, pris dans son acception la
plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, s’applique
proprement à Manu, le Législateur
primordial et universel (...) » [Ibid.,
ch. II.]
« Le terme Chakravartî
(...) s’applique fort bien, suivant les données de la tradition hindoue, à la
fonction du Manu ou de ses
représentants (...) » [Ibid.,
ch. II.]
Ainsi le Traité
de la Monarchie n’est-il rien moins qu’un ultime témoignage occidental sur
la doctrine du Roi du Monde.
Contre cette révélation, on a cherché à limiter
l’autorité de Dante, le jugeant incapable du discernement des rapports
hiérarchiques. On a ainsi réussi le tour de force de laisser croire que Dante,
l’auteur de la Divine Comédie...,
voulait ignorer la dépendance de la royauté à l’égard du sacerdoce. Mais ce qui
est encore plus fort, c’est que l’on a reproché à R. Guénon de n’avoir pas
dénoncé cette soi-disant erreur dans la doctrine de Dante ! Il faut reconnaître
que la manoeuvre est habile et d’ailleurs elle a réussi à en abuser plus d’un.
Il est significatif de voir que certains de ceux que
l’on veut voir comme des ‘continuateurs’ ou des disciples de René Guénon, et
non des moindres, ont usé de cet artifice.
Faisant très certainement allusion, sans le citer, au Traité de la Monarchie, Julius Evola
déclare:
« (...) Contrairement à la tendance de certains
de surestimer l’ésotérisme de Dante, et malgré la présence effective de cet
ésotérisme dans beaucoup de ses conceptions, sur le plan où nous nous plaçons
ici [qui concerne la conception dantesque des rapports entre l’Eglise et
l’Empire] Dante apparaît bien davantage comme un poète et comme un combattant,
que comme celui qui affirme une doctrine sans compromis. Il montre trop de
passion et d’esprit partisan quand il est militant, alors qu’il est trop
chrétien et contemplatif quand il passe au domaine spirituel. » [Le mystère du Graal et l’idée impériale
gibeline, ch. 26.]
Il n’est pas surprenant de voir J. Evola reprocher à
Dante d’être trop chrétien et contemplatif quand il le voudrait à son image
comme un ‘Kshatriya révolté’. Ayant
une conception fautive de la doctrine du Roi du Monde, on ne peut être étonné
de constater que J. Evola sous-estime Dante. R. Guénon dans le compte rendu du
livre de J. Evola, Rivolta contro il
mondo moderno, dont la sobriété est bien révélatrice d’une critique contenue,
précise avoir des réserves à faire sur quelques points. Voici l’un d’entre eux:
« Ainsi, quand il s’agit de la source originelle
des deux pouvoirs sacerdotal et royal, l’auteur a une tendance très marquée à
mettre l’accent sur l’aspect royal au détriment de l’aspect sacerdotal. »
[Comptes Rendus, p. 13.]
R. Guénon explique par ailleurs:
« Les Kshatriyas, même révoltés, ont plutôt
tendance à affirmer une doctrine tronquée, faussée par l’ignorance ou la
négation de tout ce qui dépasse l’ordre ‘physique’, mais dans laquelle
subsistent encore certaines connaissances réelles, quoique inférieures; ils
peuvent même avoir la prétention de faire passer cette doctrine incomplète et
irrégulière pour l’expression de la véritable tradition. Il y a là une attitude
qui, bien que condamnable au regard de la vérité, n’est pas dépourvue encore
d’une certaine grandeur. » [Autorité
spirituelle et pouvoir temporel, ch. III.]
« Cette attitude des Kshatriyas révoltés pourrait
être caractérisée assez exactement par la désignation de ‘luciférianisme’, qui
ne doit pas être confondu avec le ‘satanisme’, bien qu’il y ait sans doute
entre l’un et l’autre une certaine connexion; le ‘satanisme est le renversement
des rapports normaux et de l’ordre hiérarchique; et celui-ci est souvent une
conséquence de celui-là, comme Lucifer est devenu Satan après sa chute. »
[Ibid.]
N’est-ce pas une exacte illustration du point de vue
et de l’œuvre de J. Evola, même si comme le souligne R. Guénon:
« d’ailleurs, des termes comme ceux de ‘noblesse’, d’ ‘héroïsme’, d’
‘honneur’, ne sont-ils pas, dans leur acception originelle, la désignation des
qualités qui sont essentiellement inhérentes à la nature des Kshatriyas
? » [Ibid.]
Un Kshatriya révolté ne peut restituer à la tradition
occidentale sa plénitude métaphysique. On ne peut que regretter cet aveuglement
de J. Evola, car son œuvre s’en trouve irrémédiablement diminuée voire
pervertie.
Mais venons-en à un détracteur bien plus influent dans
le ‘milieu guénonien’.
On a pu lire cette déclaration ‘signée’ de F. Schuon:
« Plus d’une fois, on a l’impression que René Guénon lit dans les
documents ce qu’il désire y trouver. » [Les Dossiers H.]
F. Schuon précise avec arrogance que cela est
« tout de même inouï que Guénon, qui s’est donné la peine d’écrire un livre
sur l’ésotérisme de Dante, et qui a cité De
Monarchia, ait ignoré la thèse de son héros. » [Ibid.]
A lire F. Schuon, cette thèse serait des plus
élémentaires, il semble pouvoir la résumer en quelques lignes, mais une simple
analyse des citations qu’il nous propose jette le doute sur sa prouesse. Il
nous dit en effet: « Pour Dante, l’autorité du Pape vient du Christ et
l’autorité de l’Empereur vient du Droit naturel ». [Ibid.] En réalité le texte précis de Dante est: « Le fondement
de l’Eglise c’est le Christ (...) Le fondement de l’Empire, c’est le droit
humain » [De Monarchia, III, 10,
traduction B. Landry, Alcan.] Ce qui n’est visiblement pas comparable. F.
Schuon ne paraît pas avoir compris que pour Dante comme pour tout un chacun,
historiquement l’Eglise romaine est postérieure à l’Empire romain !
Doit-on se fier à cette autre appréciation de F.
Schuon: « Pour Dante, ‘il est évident que l’autorité temporelle du
monarque descend sur lui de la source universelle de l’autorité, sans aucun
intermédiaire’; c’est la thèse du traité sur la Monarchie; l’Empereur ne reçoit
pas son autorité du Pape. » [Les
Dossiers H.]
Si telle était la thèse de Dante, pourquoi aurait-il
écrit un traité aussi élaboré, une simple phrase aurait suffit. Mais F. Schuon
veut manifestement ignorer le contenu doctrinal de ce traité et notamment les
références à la doctrine du Roi du Monde. Ignorance qui se fait jour dans un
texte antérieur, lourd de conséquences, où la question de la thèse de Dante est
là aussi débattue, ce qui n’est sans doute pas un pur hasard, mais avec des
développements bien différents. Il s’agit de l’article intitulé Mystères christiques, publié en 1948
dans les Etudes Traditionnelles. F.
Schuon écrit:
« Le Christianisme - que l’on pourrait appeler
provisoirement une ‘religion initiatique’ si ce n’était là une contradiction
dans les termes - établit à maintes reprises, et pour ainsi dire à toute
occasion, la distinction entre les ‘Grands’ et les ‘Petits Mystères’ ».
Puis il ajoute en note: « (...) A l’intérieur de
la Chrétienté d’Occident, on retrouve encore la distinction des deux grandes
catégories de ‘Mystères’ dans les fonctions respectives du Pape et de
l’Empereur: si Dante a soutenu la position de ce dernier, ce n’était point pour
défendre le pouvoir temporel contre l’autorité spirituelle, mais pour empêcher
les empiétements d’une autorité spirituelle délimitée, sur le terrain d’une
autre autorité spirituelle également délimitée, la papauté correspondant aux ‘Grands
Mystères’ et l’Empire - en tant qu’héritier du sacerdoce de la Rome antique -
aux ‘Petits Mystères’; tout le problème est dans le fait que Dante considère
l’Empereur, non dans son rôle politique, mais dans sa fonction spirituelle
héritée de la tradition romaine, et sanctionnée par ces paroles évangéliques:
‘Donnez à César ce qui est à César’. En un certain sens, le complément
exotérique naturel du Christianisme serait, pour Dante, non la Loi mosaïque,
mais l’Empire romain, la Loi romaine. Le Pape, puisqu’il était
incontestablement le successeur du Pontifex
Maximus de Rome, croyait pouvoir prétendre par là à la fonction d’Empereur,
soit en s’attribuant un pouvoir temporel trop étendu, soit en considérant la
‘consécration’ de l’Empereur comme une ‘institution’: or, ce n’est de toute
évidence pas de Saint Pierre que César tenait son autorité, comme Dante
s’attache précisément à le démontrer. L’Empereur, puisqu’il était
incontestablement le successeur de César et d’Auguste, était par là aussi Pontifex Maximus, donc détenteur des
‘Petits Mystères’; la situation était insoluble en raison de la confusion des
pouvoirs. »
On constate à la lecture de ce texte les multiples
insuffisances doctrinales de F. Schuon. Comment peut-on envisager une autorité
spirituelle détentrices des ‘Grands Mystère’ comme délimitée ? Ainsi le
Pontifex Maximus ne serait détenteur que des ‘Petits Mystères’ ! Chaque phrase
de ce texte porte à la confusion; Dante n’est ici préoccupé que par « le
complément exotérique du Christianisme » ! La faculté de F. Schuon à
invertir les hiérarchies s’exprime avec plus de complexité et moins de netteté
que chez J. Evola; elle n’en est que plus redoutable et les thèses développées
par F. Schuon ne font que détourner encore un peu plus les occidentaux de la
juste perception de leur tradition et notamment de la question occidentale du
Roi du Monde.
Les Occidentaux ont le plus grand mal à reconnaître
les limitations de leur propre tradition. R. Guénon soucieux de vérité n’a pas
manqué de les relever. Aussi n’est-il pas étonnant de voir une clientèle
nombreuse préférer les points de vue d’un J. Evola ou d’un F. Schuon qui les
étourdissent en leur contant que non seulement leur tradition n’est pas
incomplète mais qu’elle est même bien supérieure aux autres. J. Evola a ainsi
attribué à l’hermétisme une place illégitime comme F. Schuon a fait du
Christianisme une tradition tout à fait exceptionnelle. R. Guénon a dû
rectifier ces errances en publiant notamment deux articles respectivement: La Tradition hermétique en 1931 et Christianisme et Initiation en 1949.
Mais malgré cela, nombreux sont ceux qui continuent à se bercer d’illusion.
Ainsi J. Borella s’acharne encore à défendre la thèse de F. Schuon dans son
ouvrage Esotérisme guénonien et mystère
chrétien. Il est plus que singulier d’y constater que si J. Borella fait de
F. Schuon un ‘penseur suisse’ ou de J. Evola un ‘philosophe ésotériste’, il ne
décerne le titre de ‘métaphysicien’ qu’à René Guénon, J. Vallin n’étant qu’un
‘philosophe et sanscritiste’. Par cette simple distinction ne se mettait-il pas
en contradiction avec sa propre thèse ? Car si R. Guénon est le ‘métaphysicien’
et F. Schuon un simple ‘penseur’, le premier n’a-t-il pas autorité sur le
second ?
Rappelons, d’autre part, aux curieux de l’hermétisme
le danger d’une certaine initiation qu’on peut dire ‘dévoyée’. (Voir à ce sujet
Comptes Rendus, p. 47. Et notamment
la remarque concernant Fulcanelli.)
Il nous faut en venir maintenant à un détracteur
tardif mais non moins habile de R. Guénon. L’une des dernières personnes que
l’on s’attendrait à voir jouer ce rôle si l’on ignorait le jeu de ces réactions
concordantes. Nous pouvons lire sous la signature de Jean Reyor (pseudonyme de
Marcel Clavelle) cette note que l’on pourrait croire anodine mais qui ne l’est
certainement pas:
Parmi les énigmes de l’œuvre de Guénon, « il en
est une aussi, à propos de Dante, dans Autorité
spirituelle et pouvoir temporelle, d’une toute autre sorte (...) Il s’agit
de la citation de De Monarchia que
Guénon présente à l’appui de sa thèse de la primauté de l’autorité spirituelle.
Certes le passage cité, isolé de son contexte, peut se prêter à une telle
utilisation, mais comment Guénon, surtout dans un exposé public, a-t-il pu ne
pas se sentir obligé d’attirer, par une note, l’attention sur le fait que le De Monarchia, dans l’ensemble allait à
l’encontre de cette thèse ? » [Les
cahiers de l’Herne.]
La primauté de l’autorité spirituelle est pour J.
Reyor une thèse, c’est-à-dire une opinion individuelle contestable et donc J.
Reyor implicitement la conteste. Il use alors de l’artifice que nous avons
dénoncé précédemment laissant entendre que Dante conteste cette thèse ! Il
laisse ainsi à penser au lecteur que R. Guénon qui ne pouvait ignorer ce
soi-disant désaccord aurait eu la perfidie de vouloir non seulement le cacher,
mais aurait voulu utiliser le texte de Dante pour accréditer sa propre thèse.
Il influence avec soin le lecteur puisqu’il a l’habileté d’ajouter que ce
passage du De Monarchia, isolé de son
contexte peut se prêter à une telle utilisation. L’ironie est que même si l’on
voulait suivre J. Reyor en se reportant au passage considéré on aurait la
surprise de constater que le commentaire qu’en fait R. Guénon ne traite que des
attributions des deux pouvoirs et nullement de leur dépendance. D’ailleurs R.
Guénon n’a pas à accréditer sa ‘thèse’ puisque ce n’est pas une thèse mais la
plus élémentaire vérité et Dante n’a jamais nié cette vérité.
Si J. Evola a toujours affiché avec netteté son
désaccord avec René Guénon, si F. Schuon a finalement marqué son opposition en
développant une thèse subversive vis-à-vis de la tradition occidentale,
l’attitude de J. Reyor est d’une ambiguïté remarquable. Il n’affiche pas son
désaccord, il le suggère. Mais là encore c’est la juste compréhension de la
tradition occidentale qui est compromise. S’il fut sans doute l’un des
‘premiers’ dans l’entourage de R. Guénon, il est devenu le ‘dernier’ à pouvoir
prétendre représenter l’aboutissement de l’œuvre de R. Guénon.
Aurait-on la volonté de nous faire croire que l’œuvre
de René Guénon ne porte pas en elle-même son propre aboutissement ? C’est sans
doute avec cette prétention inouïe que les articles de J. Reyor ont été
rassemblés en plusieurs ouvrages portant le titre perfide: Pour un aboutissement de l’œuvre de René Guénon. Ainsi si l’on ne
consulte pas les écrits de J. Reyor, l’œuvre de R. Guénon nous est à jamais
inaccessible. La manœuvre ferait sourire s’il ne s’agissait que d’un argument
purement commercial. Mais le plus grave c’est que non seulement ces ouvrages ne
constituent pas un aboutissement de l’œuvre de R. Guénon qui n’en n’a nul
besoin, ni une aide quelconque, mais que bien au contraire ils sont là pour
détourner le lecteur d’une juste compréhension de cette œuvre. Qu’il nous
suffise de citer ce passage bien révélateur:
« L’œuvre de Guénon est trop universelle pour
être, à elle seule, le support intellectuel d’une vie spirituelle et il n’y a
pas de ‘voie guénonienne’, mais l’œuvre a le mérite exceptionnel, unique
peut-être, de fournir des ‘pierres de touche’ pour distinguer partout la vérité
intacte de ses innombrables déformations et de ses multiples dégénérescences et
un ‘fil d’Ariane’ pour se guider au milieu de la masse d’informations qui nous
sont parvenues relativement aux diverses traditions. Nous dirions volontiers
qu’il y a, pour chacun, un moment où il doit ‘quitter’ René Guénon et son
universalité pour ‘s’enfermer’ mentalement (aussi bien que psychiquement et
même ‘corporellement’) dans une forme traditionnelle déterminée des différents
aspects de laquelle il doit acquérir une connaissance aussi complète que
possible. » [Pour un aboutissement
de l’œuvre de René Guénon, volume I, p. 41.]
Le voilà donc ce sinistre aboutissement que l’on
voudrait nous voir suivre !
Il nous faut maintenant dire quelques mots sur
l’édition même de l’œuvre de René Guénon, en précisant que J. Reyor, M. Vâlsan
et Roger Maridort ont pris une part active à sa publication. Le lecteur ne doit
surtout pas ignorer que cette action s’est faite au détriment de l’oeuvre. Mais
une première remarque s’impose avant d’en venir aux ‘ouvrages posthumes’. Le
lecteur ne peut se fier aux rééditions des ouvrages publiés du vivant de R.
Guénon. Prenons deux exemples récents. Le Symbolisme
de la croix dont la deuxième édition date de 1950 aura vu toutes ses
rééditions défigurées (par de nombreuses fautes d’impression qui altèrent
certains passages du texte) jusqu’à cette dernière édition de 1996 qui enfin
semble les corriger. Mais dans le même temps, la réédition récente (1997) de l’Introduction à l’études des doctrines hindoues se présente sans ‘table des
matières’ !
On veut nous faire croire que l’œuvre de R. Guénon a
été rééditée dans son intégralité ce qui est un mensonge éhonté. Une part très
importante d’articles et de compte rendus n’a jamais été réédité et le reste
l’a été avec des fautes et de nombreuses négligences. Qui veut connaître
effectivement toute cette œuvre, doit se lancer dans une quête parfois
difficile. J. Reyor est le premier des acteurs de ce massacre suivi de M.
Vâlsan et de R. Maridort a qui revient la palme de la négligence. J. Reyor est
le responsable des deux premiers ouvrages posthumes: Initiation et Réalisation spirituelle et Aperçus sur l’ésotérisme chrétien. Dans le premier, il n’indique
même pas l’année de publication de chacun des articles rassemblés, quant au
second qui ne devait être que provisoire et qui est toujours réédité c’est un
recueil de circonstance qui ne correspond à rien et déforme la vision de R.
Guénon sur la question que son titre suggère. M. Vâlsan a préparé le troisième
intitulé dans un premier temps Symboles
fondamentaux de la Science sacrée. Dans cet ouvrage, M. Vâlsan a fait
preuve de partialité en ne reproduisant pas l’intégralité des articles écrits
par R. Guénon pour la revue Regnabit,
ou en faisant état de sa correspondance avec R. Guénon ce qui ne pouvait se
légitimer. Au lieu d’avoir été refait, l’ouvrage paraît maintenant sous le
titre Symboles de la Science sacrée
dans une version abrégée, censurée, ce qui le rend peu présentable. Ainsi là
encore c’est l’œuvre de R. Guénon qui en pâtit. Enfin R. Maridort s’est chargé
de tous les autres ouvrages posthumes multipliant ainsi les publications afin
de mieux disperser, semble-t-il, cette œuvre pourtant écrite pour ‘rassembler
ce qui est épars’. Cette dispersion s’achève avec le volume intitulé Mélanges dont le titre ne pouvait pas
être plus mal choisi lorsque l’on connaît le texte du compte rendu par R.
Guénon pour le numéro spécial des Cahiers
du Sud intitulé Mélanges sur l’Inde.
Voici ce qu’il y écrivait:
« Ce titre n’est peut-être pas très heureux en lui-même,
mais il faut reconnaître que, en fait, il exprime assez bien le caractère du
contenu qui est effectivement très ‘mélangé’; c’est d’ailleurs ce qui arrive à
peu près inévitablement dans une revue ‘ouverte’ à laquelle manque l’unité de
direction doctrinale. »
Choisir un tel titre: est-ce pour nous faire
comprendre que l’oeuvre de R. Guénon manque de cette unité de direction
doctrinale ?
R. Maridort ne s’est pas limité à cette impardonnable
maladresse. Il a cru bon de faire rééditer Le
Théosophisme en y adjoignant des comptes rendus qui n’ont bien souvent rien
à voir avec le contenu du livre. On lui doit enfin une réédition en format
poche du Symbolisme de la croix
(1970) avec une préface de R. Amadou. Une apothéose lorsque l’on sait ce que R.
Guénon pensait de cet auteur. Rendant compte du livre de R. Amadou intitulé L’occultisme, Esquisse d’un monde vivant,
(1950), R. Guénon écrivait en effet:
« L’auteur, au lieu de réserver, comme il se
devrait, le nom d’ ‘occultisme’ aux conceptions spécifiquement modernes pour
lesquelles il a été inventé, l’étend indûment, sur la foi de quelques
similitudes apparentes, aux choses les plus différentes et même les plus
contraires en réalité. Il confond ainsi sous un même vocable les diverses
formes de l’ésotérisme traditionnel authentique et leurs déviations et
contrefaçons multiples, citant les unes et les autres indistinctement et
mettant le tout sur le même plan, sans parler des sciences dites ‘occultes’,
des arts divinatoires et autre choses de ce genre. On peut facilement imaginer
toutes les contradictions et les équivoques qui résultent d’un pareil mélange,
dans lequel le meilleur et le pire sont inextricablement confondus; l’auteur ne
paraît même pas s’apercevoir qu’il lui arrive de citer avec approbation des
écrits qui sont en opposition formelle avec ses thèses; ainsi, il va jusqu’à
nous mentionner en nous appliquant le qualificatif d’ ‘occultiste’ ce qui est
vraiment un comble ! Comme si ce défaut n’était pas suffisant, il y a aussi,
dans la façon dont toutes ces choses sont envisagées, une grave erreur de point
de vue, car elles sont présentées comme constituant tout simplement une
‘philosophie (...) Ce n’est pas à dire qu’il ne se trouve pas parmi cela
quelques vues intéressantes sur des points de détail; mais l’ensemble,
disons-le nettement, est un véritable chaos (...) Un tel livre ne peut
assurément que contribuer pour sa part à augmenter le désordre intellectuel de
notre époque, dont il est lui-même un excellent exemple. » [Comptes Rendus, p. 114.]
Le lecteur est maintenant prévenu. Ce qu’on lui
présente comme l’édition de l’oeuvre de René Guénon est très loin de ce que ce
dernier se devait d’attendre. En terme juridique, on peut tout à fait dire que
son ‘droit moral’ est véritablement bafoué.
Il est un article de René Guénon qui a fait l’objet
d’une interprétation partisane. Il s’agit du texte intitulé Les mystères de la lettre Nûn (Symboles fondamentaux de la Science sacrée,
ch. XXIII.) Il est nécessaire de démontrer que contrairement à ce que l’on
pourrait croire certains passages d’une étude de M. Vâlsan ne sauraient être
entendus comme une application légitime de cet article. Suivons le texte de R.
Guénon qui conclut ainsi son article:
« Ce que nous venons de dire en dernier lieu
permet d’entrevoir que l’accomplissement du cycle, tel que nous l’avons
envisagé, doit avoir une certaine corrélation, dans l’ordre historique, avec la
rencontre des deux formes traditionnelles qui correspondent à son commencement
et à sa fin, et qui ont respectivement pour langues sacrées le sanscrit et
l’arabe: la tradition hindoue, en tant qu’elle représente l’héritage le plus
direct de la Tradition primordiale, et la tradition islamique, en tant que
‘sceau de la Prophétie’ et, par conséquent, forme ultime de l’orthodoxie
traditionnelle pour le cycle actuel. »
Citons maintenant un court passage de l’étude de M.
Vâlsan :
« Nous avons vu plus haut que, selon une de ses
applications notées par Guénon, le nûn
arabe figure l’Arche du Déluge, or celle-ci contient ‘tous les éléments qui
serviront à la restauration du monde et qui sont aussi les germes de son état
futur’ (René Guénon, Le Roi du Monde,
ch. XI.) L’Islam, forme traditionnelle venue en conclusion du cycle
prophético-législatif et destinée à rester la seule forme pratiquée sur terre
avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité, accomplira une
telle fonction, parce qu’il a été constitué avec les caractères de généralité
humaine et d’universalité spirituelle exigées à cette fin. Le Sceau de la
Prophétie a reçu les Paroles synthétiques (Jawâmi’al-Kalim)
correspondant aux prophètes législateurs, et ceux-ci constituent ensuite autant
de types spirituels réalisables en formule muhammadienne; et c’est par la vertu
de ce caractère totalisateur qu’il lui revient de recueillir et d’intégrer des
éléments appartenant à l’ensemble de l’humanité traditionnelle. L’Arche de la
fin de notre cycle est la Sharî’a
(Coran et Sunna) de l’Islam. Le na sanscrit de son côté, et selon une
signification corrélative à celle du nûn
comme arche, correspondant à l’arc-en-ciel, phénomène céleste et lumineux, se
rapporte naturellement à la connaissance transcendante. Le rôle qui revient à
la tradition hindoue doit bien en effet être d’ordre informel et contemplatif
pur; il coïncidera, en somme, avec cet enseignement réservé dont parlait
Abdu-l-Karîm al-Jîlî et que nous avons déterminé comme devant être celui du Vêdânta auquel, du côté islamique,
répond celui du Tasawwuf et plus
précisément encore de l’Identité Suprême ou du Tawhîd métaphysique et initiatique. En tout état de cause, dans
l’intégration finale dont il s’agit, l’Hindouisme ne peut jouer aucun rôle sur
le plan formel de la tradition (...) » [Le triangle de l’Androgyne et le monosyllabe ‘Om’ in L’Islam et la fonction de René Guénon,
p. 139.]
Notre intention n’est pas de contester le point de vue
particulier de M. Vâlsan, mais de montrer qu’il ne se conforme pas à ce que
nous suggère le texte de R. Guénon.
Lorsque M. Vâlsan déclare que ‘le nûn arabe figure l’Arche du Déluge’, il s’éloigne de la pensée de
R. Guénon. Ce dernier précise dans son article que la lettre nûn:
« est constituée par la moitié inférieure d’une
circonférence, et par un point qui est le centre de cette même circonférence.
Or, la demi-circonférence inférieure est aussi la figure de l’arche flottant
sur les eaux, et le point qui se trouve à son intérieur représente le germe qui
y est contenu ou enveloppé. »
On voit ici que ce n’est pas la lettre nûn proprement dite, mais la
demi-circonférence qui figure l’arche. Ce n’est pas qu’un simple nuance.
Mais citons maintenant le passage de l’article de R.
Guénon qu’il convient de confronter:
« Revenons maintenant à la forme de la lettre nûn, qui donne lieu à une remarque
importante au point de vue des relations qui existent entre les alphabets des
différentes langues traditionnelles: dans l’alphabet sanscrit, la lettre
correspondante na, ramenée à ses
éléments géométriques fondamentaux, se compose également d’une
demi-circonférence et d’un point; mais ici, la convexité étant tournée vers le
haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus sa moitié
inférieure comme dans le nûn arabe.
C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou, pour parler plus
exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires l’une de
l’autre; en effet, si on les réunit, les deux points centraux se confondant
naturellement, on a le cercle avec le point au centre, figure du cycle complet,
qui est en même temps le symbole du Soleil dans l’ordre astrologique et celui
de l’or dans l’ordre alchimique. De même que la demi-circonférence inférieure
est la figure de l’arche, la demi-circonférence supérieure est celle de l’arc-en-ciel,
qui en est l’analogue dans l’acception la plus stricte du mot, c’est-à-dire
avec l’application du ‘sens inverse’; ce sont aussi les deux moitiés de l’
‘Oeuf du Monde’, l’une ‘terrestre’, dans les ‘eaux inférieures’, et l’autre
‘céleste’, dans les ‘eaux supérieures’; et la figure circulaire, qui était
complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés, doit se
reconstituer à la fin du même cycle. On pourrait donc dire que la réunion des
deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la
jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on les
rapporte plus particulièrement au symbolisme ‘solaire’, la figure du na sanscrit correspond au Soleil levant
et celle du nûn arabe au Soleil
couchant. D’autre part, la figure circulaire complète est encore habituellement
le symbole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence 9; mais ici,
étant obtenue par l’union de deux nûn,
elle vaut 2 x 50 = 100 = 102, ce qui indique que c’est dans le
‘monde intermédiaire’ que doit s’opérer la jonction; celle-ci est en effet
impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine de la division et de la
‘séparativité’, et, par contre, elle est toujours existante dans le monde
supérieur, où elle est réalisée principiellement en mode permanent et immuable
dans l’ ‘éternel présent’. »
R. Guénon précise que le nûn a la forme d’une demi-circonférence, mais il ne laisse pas
entendre que tout symbole ayant l’aspect d’une demi-circonférence est un nûn. Ainsi le nûn n’est qu’une des figures de l’arche et la tradition que cette
lettre symbolise n’est ainsi qu’une des traditions qui participe à
l’élaboration de l’arche. On ne peut donc considérer cette formulation:
‘L’Arche de la fin de notre cycle est la Sharî’a
(Coran et Sunna) de l’Islam’, comme
une conclusion que l’on puisse déduire du texte de R. Guénon.
D’ailleurs l’arche doit être fermée ‘par le haut’ pour
s’immerger dans les ‘deux Océans’. La demi-circonférence inférieure doit s’unir
à la demi-circonférence supérieure dans le même monde, dans le monde
intermédiaire. Mais ce qu’il importe surtout de considérer dans cette question
ce n’est pas l’enveloppe mais ce qu’elle contient: le germe. Ce germe mobilise
toutes les traditions authentiques pour s’élaborer avant la fermeture de
l’arche. Il est au centre de l’arche, exactement à la surface des eaux pour
concilier les éléments formels et informels de chaque tradition dont le dépôt
franchit le cycle. Une tradition ne peut avoir un rôle exclusif sur le plan
formel ou informel. Chaque tradition est à l’image de la Tradition primordiale
et comme image elle joue nécessairement un rôle formel jusqu’à la fermeture de
l’arche à moins qu’elle n’ait totalement disparu avant cette échéance. Cette
harmonisation des différentes traditions, cette conciliation, même si chaque
tradition joue un rôle spécifique, ne se fait pas d’une façon systématique,
leur universalité s’y oppose. Chaque tradition revendique cette universalité à
juste titre mais aucune ne peut se l’accaparer si ce n’est d’une façon relative
et sur le plan exotérique uniquement. Ainsi, le point de vue développé par M.
Vâlsan, réducteur de celui de R. Guénon, se cantonne dans le domaine
exotérique.
La tradition hindoue nous enseigne que la présente
humanité est entrée dans la phase extrême du Kali-Yuga, c’est-à-dire dans la fin du présent Manvantara ou ère d’un Manu.
Cette échéance est la plus importante qu’une humanité puisse avoir à affronter.
Toute fin d’un cycle donné est à considérer selon deux aspects principaux:
- Un épuisement des possibilités en potentialité à
l’origine du cycle envisagé et qui doivent s’y manifester.
- Une synthétisation du germe qui porte les
potentialités du cycle qui doit lui succéder.
Ce qui ne s’épuise pas, c’est donc justement le germe
du cycle futur. On peut dire que cette synthétisation du germe est ‘passive’,
‘obscure’, au sens où le germe est ‘ce qui reste’. L’épuisement sera alors
‘actif’ et constituera la part visible de l’activité dans une fin de cycle.
Dans le cadre d’une fin de Manvantara, l’humanité consacre ainsi toute sa puissance à cet
épuisement des possibilités. Bien que ces ultimes possibilités soient dans leur
écrasante majorité de nature anti-traditionnelle voire contre-initiatique, on
oublie de voir qu’une part de ces possibilités qui s’épuisent sont de nature
traditionnelle et notamment initiatique. En effet, on semble ne pas comprendre
que le germe ne concernera que l’humanité future et qu’ainsi l’action
traditionnelle dans cette fin de Manvantara
doit épuiser toutes les possibilités traditionnelles qui ne se résorberont pas
dans le germe du Manvantara futur.
Cette notion d’épuisement traditionnel doit permettre
de mieux appréhender, en cette fin de cycle, le milieu traditionnel et de mieux
comprendre son action. Le texte de R. Guénon (Les mystères de la lettre nûn) que nous venons de citer permet de
connaître le domaine où se résorbe le germe du cycle futur, ou d’un autre point
de vue, dans quel domaine l’arche se forme.
On comprend ainsi que l’épuisement concerne les
possibilités du monde inférieur, domaine de la division et de la ‘séparativité’
ainsi que les possibilités du monde intermédiaire qui pourraient s’opposer à la
jonction de l’arche si elles ne devaient pas être épuisées.
On peut donc dire que c’est ce qui ‘se sépare’ qui
s’épuise et aussi que tout ce qui s’épuise se sépare. La Tradition, dans la
diversité de ses formes, réalise alors cet épuisement des aspects qui tendent
vers une matérialisation et un formalisme de plus en plus accentués. Les
communautés se divisent dans la désorganisation et le fractionnement des voies
traditionnelles en de multiples chemins tortueux aboutissant dans cet
effritement même à des impasses de fait, même si ce ne sont pas des impasses de
principe. La Tradition, presque entière, se déchire entre la ‘cristallisation’
propre à l’intégrisme et la ‘dissolution’ propre au progressisme. La fin ultime
d’un Manvantara ne peut laisser la
place à une éventuelle restauration de certaines formes ou aspects de la
Tradition. Lorsque les temps sont proches tout ce qui ne saurait être recueilli
dans l’arche doit s’éteindre.
L’intégrisme se crispe sur la forme extérieure d’une
tradition au lieu de chercher à en conserver l’essentiel qui habitera le germe
du cycle futur; c’est un ‘conservatisme’, un vishnouïsme amoindri presque
stérile.
Le progressisme détruit la forme extérieure mais ne
sait aller au-delà de cette forme; c’est un shivaïsme puéril qui détruit tout
ce qu’il touche au lieu de le ‘transformer’, c’est-à-dire d’atteindre
l’essentiel qui est derrière la forme.
L’œuvre de René Guénon, comme sa fonction, n’est en
rien ‘intégriste’ ou ‘progressiste’, mais elle aide à l’accomplissement et donc
à l’épuisement des rares possibilités supérieures de la Tradition (dans ses
différentes formes) sans oublier la plus haute d’entre elles, c’est-à-dire la
possibilité de la Délivrance qui restera une possibilité exceptionnelle
‘jusque’ dans le non-temps du basculement d’un cycle à l’autre.
Cette œuvre, dans sa dimension shivaïte, est de
révéler la Tradition primordiale, c’est-à-dire d’atteindre à la connaissance
des principes. Dans sa dimension vishnouïte, elle se concentre sur le ‘germe’
plus que sur l’arche qui le contiendra. Le shivaïsme essentiel est bien de se
détacher de la forme pour se transformer et réintégrer le Principe. Le
vishnouïsme essentiel, en cette fin de cycle, est de se préoccuper avant tout
du ‘germe’ plutôt que des aspects particuliers de l’arche.
Ce soucis d’exclusivisme que nous avons constaté chez
M. Vâlsan et qui se présente pour ce dernier sous cette équation arche = Islam,
prend une autre forme chez Denys Roman (pseudonyme de Marcel Maugy) et se
conjugue ainsi arche = Franc-Maçonnerie, comme semble bien nous l’indiquer ce
passage de son ouvrage intitulé René
Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie, (Avant-Propos):
« De tous les personnages du Nouveau Testament,
il n’en est aucun qui ait avec la fin du cycle des rapports aussi intimes que
les deux saints Jean. Et l’on peut en déduire qu’un Ordre placé sous leur
patronage particulier doit lui aussi avoir quelque relation avec cette fin. Il
ne faut pas chercher ailleurs, pensons-nous, la raison pour laquelle cet Ordre
a été ‘élu’ pour devenir ‘Arche’ où s’est produit ‘l’entassement’ de tout ce qu’il
y a eu de vraiment initiatique dans le monde occidental. »
Pour les uns et pour les autres, il n’est sans doute
pas inutile de relire deux passages de l’œuvre de R. Guénon:
« Nous pouvons affirmer ceci: jamais aucune
organisation orientale n’établira de ‘branches’ en Occident. » [Orient et Occident, deuxième partie, ch.
III.]
Les disciples de F. Schuon, de M. Vâlsan, de R.
Maridort, de M. Pallavicini, etc. voudraient-ils faire mentir René Guénon ?
Mais appartiennent-ils à des organisations orientales ?
« Le dépôt de la connaissance initiatique
effective n’est plus gardé réellement par aucune organisation
occidentale. » [Le Roi du Monde,
ch. VIII.]
Là encore les disciples de J. Reyor, de D. Roman, de
J. Tourniac, etc. veulent-ils nous faire croire que René Guénon se trompe ?
Auteur très prolixe, Jean Tourniac (pseudonyme de
Jean-Léon Granger) a publié notamment des Propos
sur René Guénon (qui ont connu une nouvelle édition en deux volumes sous le
titre Présence de René Guénon où
l’auteur donne la pleine mesure de ses bavardages déformants) dans lesquels il
prouve son incompréhension de l’œuvre de R. Guénon. En voici un exemple:
« Il faudrait ajouter aux considérations
précédentes que la rencontre des Guénoniens, à laquelle nous avons fait
allusion, aurait, par contrecoup, une influence bénéfique pour la Maçonnerie,
en lui faisant prendre conscience de sa valeur opérative (...) [Propos sur René Guénon, p. 146.]
Bouddhisme
et Hindouisme
Lorsque l’on prétend justifier les deux attitudes de
René Guénon vis-à-vis du Bouddhisme, on en vient à déclarer:
« Il est devenu commun de dire que Guénon s’est
trompé à ce propos du fait qu’il a modifié, à partir de la seconde édition de
l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, sa position initiale à l’égard
de cette tradition. Or, cette rectification s’est accompagnée de beaucoup de
restrictions et de nuances que certains négligent aujourd’hui. Il ne faut pas
oublier que Guénon n’a jamais renié les critiques qu’il avaient formulées
initialement; il les considérait, tout au contraire, comme parfaitement
orthodoxes par référence aux réfutations formulées par Shankarâchârya à la
lumière de la doctrine traditionnelle dont il était l’interprète. Si la
position que Guénon adopta dans la deuxième édition reflétait les vues de
l’hindou Coomaraswamy, qui étaient traditionnelles et orthodoxes, celles de la
première édition reflétait celles de l’hindou Shankarâchârya qui, tout en
procédant d’un autre point de vue, ne l’étaient pas moins. Faute de tenir
compte de ces nuances, pourtant capitales, on aboutit à de nouvelles
incompréhensions. » [Charles-André Gilis, Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, p. 89.]
Il est vrai de dire que R. Guénon ne s’est pas trompé
puisqu’il n’a cessé d’exposer un point de vue orthodoxe (c’est le critère même
de son œuvre), bien que ce point de vue ne soit à proprement parler ni celui de
Shankara ni celui de Coomaraswamy. Mais il est faux de conclure, comme
l’insinue M. Gilis, que si R. Guénon ne s’est pas trompé c’est parce qu’il
n’aurait cessé de considérer le Bouddhisme comme une hérésie. Pour accréditer
sa thèse, M. Gilis, qui se dit ‘disciple orthodoxe’ de Guénon !, écrit en
effet:
« De plus, et ceci est plus rarement mentionné,
le Christianisme et le Bouddhisme constituent tous deux ‘une hérésie formelle
au point de vue de la tradition’ dont ils sont issus, comme René Guénon le
mentionna expressément à propos du second. S’il s’est montré plus discret au
sujet du Christianisme, cela n’est peut-être pas sans rapport avec les
‘raisons’ pour lesquelles il disait n’avoir ‘jamais senti aucune inclination
pour traiter spécialement ce sujet’. Il est en tous cas extrêmement
significatif que son article Christianisme
et Initiation, dont sont extraites les citations qui précèdent, débute
justement par un rapprochement entre ‘l’Eglise chrétienne’ et le Sangha bouddhique. » [Ibid., p. 87.]
Considérons le texte écrit par R. Guénon dans son
article intitulé Christianisme et
Initiation:
« C’est cette extension illégitime qui donna lieu
ultérieurement, dans le Bouddhisme indien, à certaines déviations telles que la
négation des castes: le Bouddha n’avait pas à tenir compte de celles-ci à
l’intérieur d’une organisation fermée dont les membres devaient, en principe
tout au moins être au-delà de leur distinction; mais vouloir supprimer cette
même distinction dans le milieu social tout entier constituait une hérésie
formelle au point de vue de la tradition hindoue. » [Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p. 11, note 2.]
C’est donc bien l’extension illégitime qui constitue
une hérésie formelle et non le Bouddhisme en soi. On sait gré à M. Gilis de
tendre à dissiper les ‘incompréhensions’, mais son obsession à vouloir
démontrer que le Christianisme est une hérésie est telle qu’elle le pousse sur
ce point à une interprétation fallacieuse de celui qu’il désigne comme son
maître.
Il est significatif de constater que lorsque l’on
dénonce une erreur manifeste de lecture de l’œuvre de R. Guénon comme nous le
faisons ici-même, l’intéressé n’a, le plus souvent, même pas l’honnêteté de
reconnaître sa négligence. Dans ce cas précis, non seulement M. Gilis n’a pas
voulu reconnaître le ‘droit moral’ le plus élémentaire de René Guénon qui
consiste à respecter son œuvre; mais il a préféré nous assimiler à un mauvais
plaisant: Jean Robin, qui à l’exception d’un livre lisible mais contestable, se
complaît dans la publication de fictions pseudo-ésotériques. Nous ne sommes
donc ni un diffamateur ni un plagiaire.
Ne
doutant pas que R. Guénon ait pu se tromper au regard du Bouddhisme et rendant
compte de l’ouvrage de M. Gilis, Elie Lemoine (connu aussi sous le pseudonyme
de Moine d’Occident) écrit:
« Il est sans doute vrai de dire, comme le fait
M. Gilis, que la première position de Guénon reflétait le point de vue hindou
qui fut celui de Shankarâchârya, et pour lequel le Bouddhisme ne représentait
qu’une hérésie, il n’en demeure pas moins que Guénon a rapporté et fait sienne
la ‘légende des portes de l’Agarttha
se fermant devant le Bouddha à la suite de sa révolte’, ce qui n’est pas
précisément lui conférer un brevet d’orthodoxie. Mais il y a plus encore, et ce
n’est pas M. Gilis qui nous contredira si nous disons que Guénon parlait au nom
de la tradition primordiale et non à celui d’une tradition particulière. Dès lors,
le jugement qu’il portait sur la tradition bouddhique n’était pas seulement le reflet de celui de
Shankarâchârya, et il fallut les informations mises à sa disposition par Ananda
K. Coomaraswamy pour qu’il revienne sur sa position initiale. » [Theologia sine metaphysica nihil, p.
218.]
Est-il permis de dire que les interprétations de
Charles-André Gilis et de Elie Lemoine relatives aux sources de référence de
Guénon au regard du Bouddhisme sont loin de rendre pleinement compte de la
réalité ? R. Guénon ne s’est pas fait l’interprète de Shankara pour ce qui
concerne le Bouddhisme puisque pour ce dernier le Bouddhisme comme tel n’existe
pas. Shankara ne réfute que certaines écoles dont la doctrine était censée
refléter les enseignements du Bouddha. Et puisque René Guénon parlait bien au
non de la Tradition primordiale, il n’avait pas à ‘suivre’ le point de vue de
A. K. Coomaraswamy. L’argumentation qu’il développe dans les éditions
successives de Autorité spirituelle et
pouvoir temporel ne doit rien à Shankara ni à A. K. Coomaraswamy. Il
écrivait dans la première édition (1929, ch. VI.) de cet ouvrage:
« Les modernes théories ‘évolutionnistes’, sous
leurs diverses formes, ne sont pas les seuls exemples de cette erreur qui
consiste à mettre toute réalité dans le ‘devenir’, bien qu’elles y aient
apporté une nuance spéciale par l’introduction de la récente idée de ‘progrès’;
des théories de ce genre ont existé dès l’antiquité, notamment chez les Grecs,
et ce cas fut aussi celui du Bouddhisme. Or, précisément, le Bouddhisme fut,
dans l’Inde, une des principales manifestations de la révolte des Kshatriyas, de même que le Jaïnisme qui
l’avait précédé et avec lequel il offre, sur bien des points, des similitudes
s’expliquant aisément par leurs relations historiques, mais qui ne prit jamais
une aussi grande extension. Il est connu que Shâkya-Muni, le fondateur du
Bouddhisme, appartenait à la caste des Kshatriyas,
mais il ne semble pas qu’on songe habituellement à tirer de ce fait les
conséquences qu’il comporte; pourtant, on ne peut comprendre vraiment le
caractère de cette doctrine hétérodoxe sans l’envisager sous cet aspect. On a
pu voir, en effet, par ce que nous avons exposé [(...) Le pouvoir temporel se
ruine lui-même en méconnaissant sa subordination vis-à-vis de l’autorité
spirituelle, parce que, comme tout ce qui appartient au monde du changement, il
ne peut se suffire à lui-même, le changement étant inconcevable et
contradictoire sans un principe immuable (...)], le lien très direct qui existe
entre la négation de tout principe immuable et celle de l’autorité spirituelle,
entre la réduction de toute réalité au ‘devenir’ et l’affirmation de la
suprématie des Kshatriyas; et il faut
ajouter que, en soumettant l’être tout entier au changement, on le réduit par
là même à l’individu, car ce qui permet de dépasser l’individualité, ce qui est
transcendant par rapport à celle-ci, ce ne peut être que le principe immuable
de l’être, qui est nié formellement par le Bouddhisme. »
Dans la deuxième édition (1947, ch. VI.) de ce même
ouvrage, R. Guénon écrit:
« (...) des théories de ce genre ont existé dès
l’antiquité, notamment chez les Grecs, et ce cas fut aussi celui de certaines
formes du Bouddhisme, que nous devons d’ailleurs regarder comme des formes
dégénérées ou déviées, bien que, en Occident, ont ait pris l’habitude de les
considérer comme représentant le ‘Bouddhisme originel’. En réalité, plus on
étudie de près ce qu’il est possible de savoir de celui-ci, plus il apparaît
comme différent de l’idée que s’en font généralement les orientalistes;
notamment, il semble bien établi qu’il ne comportait aucunement la négation de
l’Âtmâ ou du ‘Soi’, c’est-à-dire du
principe permanent et immuable de l’être, qui est précisément ce que nous avons
surtout en vue ici; Que cette négation ait été introduite ultérieurement dans
certaines écoles du Bouddhisme indien par les Kshatriyas révoltés ou sur leur
inspiration, ou qu’ils aient seulement voulu l’utiliser pour leurs fins
propres, c’est ce que nous ne chercherons pas à décider, car cela importe peu
au fond, et les conséquences sont les mêmes dans tous les cas. »
Puis R. Guénon ajoute cette note très éclairante:
« On ne peut invoquer, contre ce que nous disons
ici du Bouddhisme originel et d’une déviation ultérieure, le fait que
Shâkya-Muni lui-même appartenait par sa naissance à la caste des Kshatriyas,
car ce fait peut très légitimement s’expliquer par les conditions spéciales
d’une certaines époque, conditions résultant des lois cycliques. On peut du
reste remarquer, à cet égard, que le Christ aussi descendait, non de le tribu
sacerdotale de Lévi, mais de la tribu royale de Juda. »
La question du Bouddhisme se résume donc d’une
certaine façon à l’interprétation de l’appartenance de Shâkya-Muni à la caste
des Kshatriyas. Il est très significatif de voir René Guénon répondre à sa
propre objection. La Règle voulait que Shâkya-Muni soit un Kshatriya révolté,
l’exception ‘cyclique’ en fait un Bouddha. L’œuvre de René Guénon expose
toujours la Règle avant d’envisager l’exception, ce qui est on ne peut plus
orthodoxe et pédagogique. Cette caractéristique rend ainsi son œuvre
particulièrement adaptée à la tradition occidentale. Mais qui s’en étonnerait ?
Citons un passage de la traduction de l’ouvrage
intitulé Hindouisme et bouddhisme de
A. K. Coomaraswamy (1949, Gallimard, p. 151.):
« Nous pensons en avoir assez dit pour montrer
sans doute possible que le ‘Bouddha’ et le ‘Grand Personnage’, l’ ‘Arhat’, le
‘Devenu-Brahma’ et le ‘Dieu des Dieux’ des textes palis est l’Esprit même et
l’Homme Intérieur de tous les être, et qu’il est ‘Cela’ qui Se fait Soi-même
multiple et en qui tous les êtres ‘redeviennent’; que le Bouddha est Brahma,
Prajâpati, la Lumière des Lumières, le Feu ou le Soleil, le Premier Principe
enfin, sous quelque nom que les anciens livres s’y réfèrent, et pour montrer
que, pour aussi poussée que soit la description de la ‘vie’ et des exploits du
Bouddha, ce sont les actes de Brahma en tant qu’Agni et Indra qu’ils
rapportent. Agni et Indra sont le Prêtre et le Roi in divinis, et c’est avec ces deux possibilités que le Bouddha est
né, ce sont ces deux possibilités qu’il réalise, car, bien qu’en un sens son
royaume ne soit pas de ce monde, il est également certain qu’en tant que
Chakravartî il est à la fois prêtre et roi dans le sens même où le Christ est
Prêtre et Roi. »
Rendant compte de ce même ouvrage, R. Guénon écrit:
« Un autre point qui est d’un grand intérêt est
celui-ci: les noms et épithètes du Bouddha, d’une façon générale, sont, aussi
bien que ses actes, ceux mêmes que la tradition védique rapporte plus
spécialement à Agni et à Indra, à qui aussi la désignation d’Arhat est très souvent appliquée; or, Agni et Indra sont respectivement le Sacerdoce et la Royauté in divinis;
c’est précisément avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, et l’on
peut dire que, en choisissant la première, il les a réalisées toutes deux, car
c’est là un des cas où, comme il a été dit plus haut [(...) Dieu est une
Essence sans dualité (adwaita), mais
qui subsiste dans une double nature, d’où la distinction du ‘Suprême’ (para) et du ‘Non-Suprême’ (apara), auxquels correspondent, à des
points de vue divers, toutes les dualités dont un des termes, étant subordonné
à l’autre, est contenu ‘éminemment’ dans celui-ci (...)], l’un des deux termes
est contenu ‘éminemment dans l’autre. » [Etudes sur l’Hindouisme, p. 195.]
On voit ici que R. Guénon n’adopte pas le même point
de vue que A. K. Coomaraswamy concernant l’identification du Bouddha au
Chakravartî. Il déclarait d’ailleurs dans le Roi du Monde, (ch. II):
« L’idée d’un personnage qui est prêtre et roi
tout ensemble n’est pas une idée très courante en Occident, bien qu’elle se
trouve, à l’origine même du Christianisme, représentée d’une façon frappante
par les ‘Roi-Mages’; même au moyen âge, le pouvoir suprême (selon les
apparences extérieures tout au moins) y était divisé entre la Papauté et
l’Empire. Une telle séparation peut être considérée comme la marque d’une organisation
incomplète par en haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, puisqu’on n’y voit pas
apparaître le principe commun dont procèdent et dépendent régulièrement les
deux pouvoirs; le véritable pouvoir suprême devait donc se trouver ailleurs. En
Orient, le maintien d’une telle séparation au sommet même de la hiérarchie est,
au contraire, assez exceptionnel, et ce n’est guère que dans certaines
conceptions bouddhiques que l’on rencontre quelque chose de ce genre; nous
voulons faire allusion à l’incompatibilité affirmée entre la fonction de Buddha et celle de Chakravartî ou ‘monarque universel’, lorsqu’il est dit que
Shâkya-Muni eut, à un certain moment, à choisir entre l’une et l’autre. »
R. Guénon ajoutait dans la première édition de ce même
ouvrage:
« D’ailleurs, il est permis de penser que ce fut
là tout autre chose qu’un choix volontaire, car le fait qui est ainsi présenté
par le Bouddhisme semble bien n’être autre en réalité que celui qu’indiquent à
la fois Saint-Yves et M; Ossendowski: Shâkya-Muni, alors qu’il projetait sa
révolte contre le Brâhmanisme, aurait vu les portes de l’Agarttha se fermer devant lui. »
Cette confrontation de textes permet d’entrevoir que
la question des liens du Bouddha avec l’Agarttha sont bien complexes et ne se
résument pas à l’attribution ou non d’un simple brevet d’orthodoxie.
On aura donc compris que l’autorité de Guénon n’est
subordonnée à aucune autorité ‘extérieure’. Son œuvre est totalement
‘originale’ et ‘originelle’ et chez lui l’erreur apparente peut bien se révéler
être une vérité cachée.
Ce n’est pas ainsi que semble l’avoir compris Denys
Roman qui naïvement, comme beaucoup d’autres, est convaincu que René Guénon a
réellement commis « quelques erreurs qu’on peut relever dans certains de
ses ouvrages », même s’il déclare:
« De ces deux erreurs, les deux qui aient
vraiment de l’importance et dont on puisse tirer quelques ‘enseignements’ (car,
chez Guénon, absolument rien ne saurait être sans signification, et même sans
une signification souvent très importante) concernent le bouddhisme et les
rapports entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel. »
D. Roman n’a même pas compris que l’enseignement est
justement de se rendre compte qu’il n’y a pas d’erreur dans l’œuvre de René
Guénon. Où sont d’ailleurs les autres erreurs présumées ? Mais poursuivons
notre citation du texte de D. Roman:
« Arrêtons-nous cependant sur le ‘scandale’ que
pourraient causer à certains l’erreur (réparée) de Guénon sur le bouddhisme et
celle de Dante sur la primauté du spirituel. Nous rappellerons à ce propos que
l’autorité des maîtres spirituels authentiques les plus éminents est cependant
inférieure à l’autorité des Livres sacrés. La chose est d’ailleurs d’une
évidence criante quand on pense à l’illustre Shankaracharya, considéré par les
Hindous comme un avatara mineur de
Shiva, mais qui ‘déraillait’ aussitôt qu’il se risquait à parler d’une
tradition autre que la sienne, au point d’assurer tranquillement, dans ses
admirables Commentaires sur les Brahma-sutras, que Shakya-muni avait
inventé sa pernicieuse doctrine du bouddhisme afin de nuire à l’humanité pour
laquelle il avait conçu une haine sans merci. Guénon, pensons-nous, était
supérieur à Shankara comme il l’était à Dante, parce que son horizon
intellectuel n’était pas limité à une seule tradition comme le Maître hindou,
ou même à deux ou trois traditions comme l’Alighieri. De toute façon, ce qui
pourrait nous ‘troubler’ dans l’enseignement guénonien, ce n’est pas si cet
enseignement contenait tel ou tel ‘défaut’ de grande ou de minime importance,
mais bien s’il était en contradiction avec les Livres sacrés des diverses
traditions, et avant tout avec ceux de la tradition particulière du peuple dans
la langue duquel il a formulé son message. Cette tradition est le
Christianisme, dont le Livre sacré est la Bible. Les adversaires de Guénon ont
fait assaut d’imagination pour le mettre en contradiction avec le Livre des
livres: il n’y sont pas parvenus (...) » [Réflexions d’un Chrétien sur la Franc-Maçonnerie, p. 48.]
D. Roman n’a visiblement jamais consulté le
Commentaire de Shankara sur les Brahma-Sûtras
dans l’original sanscrit, sinon il saurait que Shankara ne ‘déraille’ pas
puisqu’il ne réfute pas le ‘Bouddhisme’ mais certaines écoles ! Ainsi R. Guénon
serait ‘supérieur’ à un avatâra de
Shiva. Un tel propos montre l’ignorance de l’auteur. D’ailleurs comment peut-il
juger de l’état spirituel de René Guénon ? Enfin, D. Roman rejoint tous ces
Chrétiens et ces Musulmans qui se sont interrogés sur l’orthodoxie de l’œuvre
de R. Guénon au regard de tel ou tel aspect de la Tradition. N’ont-ils pas
compris que R. Guénon dit plus que telle ou telle forme traditionnelle ne le
peuvent, puisqu’il parle au nom de leur principe commun.
L’étude des doctrines hindoues est un des conseils
impérieux de R. Guénon. Leur intérêt se confirme lorsque l’on mesure le
caractère fructueux des échanges entre R. Guénon et A. K. Coomaraswamy. Mais ce
conseil n’est-il pas resté lettre morte ?
Comment comprendre l’attitude de René Allar ou celle
d’Alain Daniélou ? Ce dernier n’a-t-il pas méconnu la dimension métaphysique de
la tradition hindoue ? [Voir Comptes
Rendus, p. 265.]
Comment comprendre l’errance de H. Hartung qui écrit
dans L’Iris et Le Lotus ?:
« Au lendemain de ma rencontre avec le Maharshi
et de mon entrée sur une Voie traditionnelle, je l’aborde unilatéralement, au
nom des arguments, à vrai dire accablants, de René Guénon et de Julius Evola
pour qui la psychanalyse se rapproche ‘même
sans le vouloir’ du spiritisme.
Puis, dans le cadre de mon métier d’enseignant au service de l’éducation
permanente, je découvre ce milieu intellectuel pénétré de théories
psychologiques et fais la connaissance de Karlfried Graf Dürckheim, formé par
... Jung, avant de découvrir le Zen. »
On regrettera enfin que les Jalons pour un accord
doctrinal entre l’Eglise et le Vedânta posés par un Moine d’Occident dans son
ouvrage Doctrine de la Non-Dualité (advaita-vâda) et Christianisme ne l’aient pas été à partir d’un contact plus
direct avec l’œuvre de Shankara...
Métaphysique
occidentale
On a conservé le texte d’une conférence faite par R.
Guénon en Sorbonne (17 décembre 1925). On peut y lire ce passage:
« J’ai pris comme sujet de cet exposé la métaphysique
orientale; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la métaphysique sans
épithète, car, en vérité, la métaphysique pure, étant par essence en dehors et
au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale
ni occidentale, elle est universelle; Ce sont seulement les formes extérieures
dont elle est revêtue pour les nécessités d’une exposition, pour en exprimer ce
qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales, soit
occidentales; mais, sous leur diversité, c’est un fond identique qui se
retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique
vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une. S’il en est ainsi,
pourquoi parler plus spécialement de métaphysique orientale ? C’est que, dans
les conditions intellectuelles où se trouve actuellement le monde occidental,
la métaphysique y est chose oubliée, ignorée en général, perdue à peu près
entièrement, tandis que, en Orient, elle est toujours l’objet d’une connaissance
effective. Si l’on veut savoir ce qu’est la métaphysique, c’est donc à l’Orient
qu’il faut s’adresser; et, même si l’on veut retrouver quelque chose des
anciennes traditions métaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un
Occident qui, à bien des égards, était alors singulièrement plus proche de
l’Orient qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est surtout à l’aide des doctrines
orientales et par comparaison avec celles-ci que l’on pourra y parvenir, parce
que ces doctrines sont les seules qui, dans ce domaine métaphysique, puissent
encore être étudiées directement (...) J’ai dit métaphysique orientale, et non
uniquement métaphysique hindoue, car les doctrines de cet ordre, avec tout ce
qu’elles impliquent, ne se rencontrent pas que dans l’Inde, (...) Le cas de l’Inde
n’est nullement exceptionnel sous ce rapport; il est exactement celui de toutes
les civilisations qui possèdent ce qu’on peut appeler une base traditionnelle
(...) La seule différence, c’est que, partout ailleurs que dans l’Inde, ces
doctrines sont réservées à une élite plus restreinte et plus fermée (...) Dans
l’Inde, on ne peut parler d’ésotérisme au sens propre de ce mot, parce qu’on
n’y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique; il ne peut
être question que d’un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira
plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure de ses
propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités
humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu’il leur
est impossible de franchir. » [La
métaphysique orientale, p. 5.]
Si l’on entend le conseil impérieux de R. Guénon. On
doit par l’étude de la métaphysique hindoue rétablir une ‘forme’ d’expression
de la métaphysique occidentale et atteindre ainsi cette métaphysique ‘sans
épithète’, c’est-à-dire la métaphysique pure. L’œuvre de R. Guénon participe de
l’élaboration de cette ‘forme’, en l’occurrence ‘latine’. On peut ainsi lire en
français:
« la métaphysique affirme l’identité foncière du
connaître et de l’être, qui ne peut être mise en doute que par ceux qui
ignorent ses principes les plus élémentaires; et, comme cette identité est
essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle elle
ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. » [Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, chapitre
intitulé La réalisation métaphysique.]
Ce texte est fondamental. Il permet de comprendre que
la métaphysique est opérative, éminemment opérative comme la Connaissance même.
« S’il en est ainsi, c’est que toute connaissance
vraie et vraiment assimilée est déjà par elle-même, non une réalisation
effective sans doute, mais du moins une réalisation virtuelle, si l’on peut
unir ces deux mots qui, ici, ne se contredisent qu’en apparence; autrement on
ne pourrait dire avec Aristote qu’un être ‘est tout ce qu’il connaît’ » [Ibid., chapitre intitulé Le Vêdânta.]
La mentalité occidentale a rejeté et rejette la
métaphysique, elle refuse de comprendre. Comment s’étonner alors que la Vérité
rejette l’Occident ?
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