dimanche 28 octobre 2018

SHANKARA, Maître de la Non-Dualité


SHANKARA, Maître de la Non-Dualité


L’avatâra de Shiva


La Providence divine ne manque jamais de répondre à une sollicitation justifiée de la Tradition. Elle révèle alors un être dont la présence répondra à cette attente. Shankara est l’un de ces êtres exceptionnels. Nous ne retiendrons des récits de sa vie que les événements qui sont les symboles révélateurs de sa véritable nature et de sa fonction. Les circonstances de sa conception humaine nous en offrent une première illustration.

Les futurs parents de Shankara ne parvenaient pas à avoir de descendance. Afin d’obtenir une aide divine, ils partirent en pèlerinage vers le grand temple de Shiva pour accomplir les rites favorables à leur demande. Une nuit le Seigneur Shiva leur apparut en rêve pour accéder à leurs prières. Leur descendance serait assurée, mais ils devaient malgré tout choisir entre avoir un grand nombre d’enfants stupides et méchants mais dont les existences seraient longues ou bien n’avoir qu’un seul fils bon et intelligent mais dont la vie serait brève. Le fils unique fut l’objet de leur choix.

Contre toute attente, les futurs parents de Shankara font un choix contraire à la logique qui doit prévaloir en ce temps de Kali-Yuga, d’Âge Sombre, qui était le leur et le notre présentement. Cette phase finale du Manvantara, ou ère d’un Manu, est en effet caractérisée par le règne de la quantité au détriment de la qualité et par la ruine de l’esprit traditionnel. Le choix qui se voudrait adapté à cette phase devrait être celui d’une abondante progéniture aux qualités médiocres. Les futurs parents de Shankara font donc un choix héroïque en faveur de la sauvegarde de la Tradition. Il sacrifie l’abondance de longévité, la quantité temporelle (le temps étant d’ailleurs de peu de qualité dans cette phase, l’avoir en abondance est sans grande valeur) à la qualité intellectuelle et donc spirituelle. La fulgurance providentielle de l’autorité spirituelle est retenue. Le pouvoir lié à ces nombreuses destinées égarées dans la volonté de puissance est ainsi rejeté. Le choix des futurs parents de Shankara est celui de la Tradition qui sollicite ainsi l’intervention de l’Avatâra éternel qui se manifeste par cette naissance d’un avatâra mineur (amsha-avatâra) de Shiva. Un fils unique pourvu de toutes les qualités de l’Esprit.

« Ô descendant de Bharata, toutes les fois qu’il se produit un déclin (glâni) de l’Ordre (dharma, Loi) et que le désordre (a-dharma, le non-Ordre) se dresse (abhy-ut-thâna), alors (tadâ) Je (aham)  me projette (SRiJ, envoyer) Moi-même (âtmâ, soi-même) ». [Bhagavad-Gîtâ, IV, 7.]

Shankara voit ainsi le jour dans le village de Kâladi (Kâlati) au Kérala, province située à l’extrême Sud-Ouest de l’Inde méridionale. Cette localisation de la naissance de l’avatâra paraît en contradiction avec le sens de sa mission. On le verrait venant de l’Est (d’où la lumière paraît) et mieux encore du Nord (symbole du pôle spirituel). Mais puisqu’il descend en cet Âge Sombre, ce Kali-Yuga où tout est objet de confusion et de désordre, il doit opérer une réorientation de la Tradition. Ainsi bien que fondamentalement en Orient, il descend en cet Occident tout relatif pour le réorienter. L’avatâra redresse le Sud en Nord et l’Ouest en Est. Il descend donc symboliquement en ce lieu situé en Orient, mais à l’extrême Sud-Ouest. Les sources traditionnelles (multiples mais cohérentes sur le plan de la géographie sacrée) concernant son existence laissent entendre qu’il quitta son corps en un lieu situé à l’Est ou au Nord-Est, marquant ainsi l’aboutissement de cette réorientation.

Ses parents portent des noms bien significatifs. Son père se nomme Shiva-Guru et sa mère Ârya-Ambâ (ambâ, mère, ârya, noble)

Si l’on s’attarde selon le système de katapayâdi (lié à l’ordonnancement du syllabaire sanscrit) sur la numérologie du nom qui lui fut donné ShaNKaRa, on obtient 5512 (Sh 5; N 5; K 1; R 2) qui inversé, comme il est d’usage pour les datations, donne 2155:

            Le chiffre 2 désigne le deuxième mois lunaire, vaishakha.

            Le chiffre 1 montre qu’il s’agit de la première moitié de ce mois (la moitié blanche), shukla paksha.

            Le chiffre 5 indique le cinquième jour, tithi, c’est-à-dire panchamî.

            Shankara est donc né le cinquième jour dans la première moitié du mois de vaishakha.


La Tradition le fait naître au tout début du Vème siècle avant notre ère. L’historicisme veut le voir naître à la fin du VIIIème siècle de notre ère, soit pratiquement treize siècles plus tard. La science historique ne s’intéresse qu’aux individus et à ce qui les différencie, elle ignore la réalité d’une fonction traditionnelle qui peut être assurée par différentes individualités tout au long des siècles, toutes ces individualités portant alors le même nom puisqu’elles assument la même fonction. Shankara est avant tout le symbole même d’une telle fonction traditionnelle: celle de Porte-parole suprême de la Connaissance transmise par la Tradition. Cette fonction est née avec la Tradition, le nom de Shankara ne la représente que pour une phase particulière du cycle de la présente humanité. Cette phase appartenant au temps qualifié, elle ne peut se réduire à la durée quantitative d’une existence humaine. D’ailleurs, l’avatâra est-il seulement tributaire de la naissance ? Il n’est que le reflet de l’Avatâra éternel.

La cinquième année de Shankara est considérée comme celle du décès de son père Shivaguru et celle de son upanayana. On le dit déjà versé dans la connaissance des textes de la Tradition et sa précocité est telle qu’il lui suffit d’un cycle de cinq ans (le nombre cinq est symboliquement celui de l’homme individuel, du Microcosme) pour se voir remettre le cordon brahmanique. Ceci ne déroge pas véritablement à la règle même si l’upanayana est généralement conféré à l’âge de sept ans.

La mort du père de Shankara conforte symboliquement sa fonction d’avatâra. Il est alors le fruit incontestable de l’union de Purusha et de Prakriti, du Ciel et de la Terre. Sa mère devenant alors le symbole de Mâyâ, la Shakti de Brahma.

La fonction de l’upanayana (littéralement nayana, fait de guider; upa, près du [maître]) est de faire de l’être un dvi-ja (un deux fois né). La mort frappe alors tout ce qui limitait ses potentialités purement spirituelles, l’être est ainsi régénéré. Dans le cas de l’avatâra, ce qu’il accomplit a avant tout valeur d’exemple.

Shankara est maintenant un brahmachârî qui étudie les textes révélés. Le brahmacharya est le premier des âshramas, des stades de la vie. Shankara est un brahmachârî des plus doués. Vient un temps où sa mère envisage de le faire accéder au deuxième âshrama, le grihastha (littéralement celui qui habite une maison). Elle souhaite ainsi le voir fonder une famille. Mais Shankara sait qu’il doit au plus tôt atteindre le quatrième et dernier âshrama en devenant un sannyâsî. Un incident remarquable aidera à son dessein. Alors qu’il se baignait dans le fleuve, un crocodile le saisit à la cheville en l’entraînant dans le courant. Shankara appela à l’aide. Sa mère entendit ses cris et courut à son secours. Shankara tout en se débattant n’ignorait pas que l’unique façon d’échapper à l’emprise du crocodile était de renoncer à tout en devenant sannyâsî. Si l’on renonce à ce que l’on croit être (aux apparences, à l’Illusion), on ne peut plus être une proie pour qui que ce soit. Son propre renoncement imposait celui du crocodile. Comprenant cela, sa mère donna son consentement à ce qu’il renonce au monde. Shankara récita un mantra affirmant son renoncement et aussitôt le crocodile abandonnant sa prise, devint un gandharva et disparut.

Sa mission peut maintenant s’accomplir. Il quitte alors son village promettant à sa mère de revenir pour l’assister dans ses derniers instants et d’accomplir selon les règles les rites funéraires comme un fils doit le faire lors du décès de sa mère.

On peut comprendre que Shiva par sa qualité transformatrice est au-delà du principe substantiel (Prakriti) et qu’ainsi Mâyâ finalement disparaît devant l’avatâra de Shiva. Alors qu’un avatâra de Vishnu peut disparaître devant Prakriti.


Digvijaya yâtrâ


Les sources qui nous informent sur la « personnalité » de Shankara sont nombreuses. Le récit le plus connu est le Shankara digvijaya composé par Vidyâranya. Le terme dig-vijaya marque l’aspect victorieux (vijaya) du rôle de Shankara dans toutes les directions de l’espace (dik). Shankara a en effet entrepris un pèlerinage (yâtrâ) dans tout l’espace (dik) de l’Inde créant des mathas (institutions) qui perpétuent son enseignement. On attribue à Ânandagiri (Totakâchârya), l’un des principaux disciples de Shankara, la rédaction d’un de ces Shankaravijaya. On en dénombre près d’une dizaine. Vyâsâchala, Govindanâtha et Chidvilâsa notamment ont ainsi rédigé un Shankaravijaya. On peut mentionner comme autres sources le Shivarahasya ainsi que le Patanjalicharita. Enfin les différents mathas conservent certaines informations contenues dans les Guru-paramparâ-stotras.

Shankara, le sannyâsî, se met en route pour atteindre les rives d’un des fleuves sacrés de l’Inde, la Narmadâ. Ses pas le mènent à l’entrée d’une grotte où séjourne Govinda-Bhagavatpâda l’éminent disciple de Gaudapâda. Le nom de Gaudapâda est attaché aux kârikâs (strophes qui commentent) de la Mândûkya Upanishad. Govinda-Bhagavatpâda est en méditation. Shankara doit devenir son disciple, autant que l’on puisse parler à son sujet de cette illusoire distinction entre maître et disciple. Shankara expose alors l’essence de la Non-Dualité en dix strophes (ce nombre étant la symbole de l’accomplissement, marqué par le chiffre 1 signe de l’Être et le chiffre 0 signe du Non-Être, où le saguna Brahma s’efface dans le nirguna Brahma). Govinda-Bhagavatpâda ne peut alors qu’être conquis au centre même de sa méditation en reconnaissant l’incontestable autorité du jeune sannyâsî. Voici la traduction de ces dix strophes, le Dashashlokî:

1- « Ni la terre (bhûmi) ni l’eau (toya) ni le feu (tejas) ni l’air (vâyu) ni l’éther (kha) ni les facultés de sensation et d’action (indriya) ni l’assemblage (samûha) de tout cela: cette multiplicité (aneka) grossière (antikatva) n’est pas, [ne me concerne pas]. Cet Un (eka) qui est atteint (siddha) dans le sommeil profond (sushupti), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

2- « Ni les castes (varna), ni les règles (âchâra) et les lois (dharma) propres aux castes (varna) et aux stades de l’existence (âshrama) ne sont pour le Je (aham), [ne me concernent]; ni même la concentration (dhâranâ) ni même la méditation (dhyâna) ni même l’union (yoga), etc., [ne me concernent]. Et même la cessation (hâna) de la surimposition (adhyâsa) du moi (aham) sur le Je (aham) résultant (âshraya) du non-soi (anâtmâ) [ne me concerne pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

Cette question fondamentale de la surimposition (adhyâsa), Shankara la choisira pour thème de son introduction (dont nous donnerons la traduction) pour son commentaire des Brahma-sûtras.

3- « Ni mère (mâtri) ni père (pitri) ni déité (deva) ni monde (loka) ni Veda ni sacrifice (yajna) ni lieux saints (tîrtha) ne sont à considérer (BRÛ); dans le sommeil profond (sushupti), même ce qui, comme (âtmakatva) le vide ultime (ati-shûnya), est anéanti (nirasta), [ne me concerne pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

4- « Les conceptions (mata) relevant du Sânkhya, des Shaiva (aspects shivaïtes), des Pancharâtra (aspects vishnouïtes), des Jaina, du Mîmânsâ , etc. ne sont pas, [ne me concernent pas]; même les conceptions (anubhûti) qui se distinguent (vishishta) comme (âtmakatva) extrêmement pures (vishuddha) [ne me concernent pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

5- « Ni le haut (ûrdhva) ni le bas (adhas) ni l’intérieur (antar) ni l’extérieur (bâhya) ni le centre (madhya) ni tous les pourtours (tiryak) ni l’avant ni l’arrière (pûrvâpara dik) ni tout ce qui peut être contenu (vyâpakatva) dans l’espace intermédiaire (viyat), [toutes ces déterminations ne me concernent pas]. Cet aspect (rûpa) un (eka) sans discontinuité (khanda), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

L’aspect un sans discontinuité symbolise l’Infini qui est absolument indivisible, qui est le Tout. Ainsi rien ne peut être absolument séparé dans le Tout, les limitations ne peuvent être que relatives; une juxtaposition de réalités limitées et donc finies ne pouvant restituer l’Infini. Le Tout n’est pas qu’un assemblage d’êtres, de mondes, d’anges, de principes, d’Être, de Non-Être, il en est la suprême Intégration.

6- « Ni le blanc (shukla) ni le noir (krishna) ni le rouge (rakta) ni le jaune (pîta) ni la déformation (kubja, bossu) ni l’obésité (pîna, gras) ni le court (hrasva) ni le long (dîrgha) ni l’informe (a-rûpa) comme se présente (âkârakatva) la lumière (jyotis), [toutes ces déterminations ne me concernent pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

Cette énumération de couleurs est également une allusion aux castes (varna signifie aussi couleur). L’informe ici est ce qui est sans forme précise et non ce qui est au-delà de la forme, ce que l’on qualifierait alors d’informel.

7- « Ni le maître (shastri) ni les enseignements (shâstra) ni le disciple (shisya) ni l’étude (shikshâ) ni tu (tvam) ni je (aham) ni ce monde (prapâncha), [toutes ces déterminations ne me concernent pas]. L’éveil (avabodha) à la réalité sienne (sva-rûpa) qui n’admet pas (a-sahishnu) de déterminations (vikalpa), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

8- « Ni la veille (jâgrat) ni le rêve (svapna) ni le sommeil profond (sushupti) ne sont pour le Je (aham) ,[ne me concernent]; ni l’état de veille (vishva, vaishvânara) ni l’état de rêve (taijasa) ni l’état de sommeil profond (prâjna), ces trois (traya) états étant constitués (âtmakatva) d’ignorance (a-vidyâ), [ne me concernent]. Le Quatrième (turîya), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

On pourra se reporter à la Mândûkya-upanishad qui explicite ces trois états et le ‘Quatrième’.

9- « Le Soi (sva) qui pénètre tout (vyâpakatva), qui est le principe (prayoga) de la réalité (tattva), qui est (bhâva) le but suprême (siddha), qui ne dépend (âshrayatva) de rien (anaya), est autre (anya) que ce monde (jagat) totalement (samasta) insignifiant (tuccha). Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »

10- « Il n’est pas un (eka). Mais comment y aurait-il un second (dvitîya) qui soit autre (anya) ? Il n’est pas plus absolu (kevala-tva) que non-absolu (a-kevala-tva), Il n’est pas plus vide (shûnya) que non-vide (a-shûnya), Il est sans dualité (advaita-ka-tva). Car, puis-je exprimer (BHÛ) ce qui est le but suprême (siddha) de tout (sarva) le Védânta ?

Ces dix strophes offrent une déconcertante illustration de cette doctrine qui mène à la Non-Dualité, à reconnaître effectivement l’Infini. Il est indispensable ainsi de dépasser les oppositions (pour les transmuer en complémentaires), mais aussi les apparences, les conditionnements, les points de vue (darshana), les enseignements, les états de l’être et même d’aller au-delà de la cessation même de la ‘séparativité’, de la surimposition; car la Délivrance qui est effectivement non-duelle est totalement inconditionnée et n’est le fruit de quoi que ce soit.

Durant son séjour auprès de Govinda-Bhagavatpâda, Shankara synthétise cette doctrine qui sera à la source de ses grands commentaires et notamment de celui des Brahma-sûtras attribués à Bâdarâyana que la tradition identifie à Vyâsa.

C’est à Bénarès (Vârânasî, la ville sainte par excellence) qu’il écrira l’essentiel de son oeuvre formée de commentaires des principaux textes du Védânta. Ainsi les dix principales Upanishads mais aussi les Brahma-Sûtras ainsi que la Bhagavad-Gîtâ feront l’objet d’un bhâshya (commentaire).

Mais la fonction de Shankara ne se limite pas à l’élaboration d’une oeuvre écrite. Il parcourt l’Inde, visite les lieux saints (tîrtha) et fait partager la Science sacrée à ceux qui veulent l’entendre. Ceci ne se fait pas sans confrontations. Shankara est ainsi amené à débattre avec certains contradicteurs.

Un jour qu’il se tenait dans le Mukti-mandapa (à Vârânasî) entouré de ses disciples qui écoutaient ses commentaires des Brahma-Sûtras, un vieux brâhmane se joignit à l’assistance. Il assaillit bientôt Shankara de questions sur son commentaire des sûtras. La pertinence des questions et des réponses de l’un et l’autre ne permettait pas de trouver une issue à ce débat. Mais Padmapâda, l’un des disciples de Shankara, se rendant compte que le vieux brâhmane n’était autre que Vyâsa (l’auteur des Brahma-Sûtras, mais aussi du Mahâ-Bhârata) demanda à ce que le débat cesse puisqu’il ne pouvait y avoir de vainqueur entre Shankara, l’amsha-avatâra de Shiva, et Vyâsa, l’amsha-avatâra de Vishnu. Les attributs de Shiva sont aussi ceux de Vishnu comme les attributs de Vishnu sont ceux de Shiva, ceci permettant de comprendre que cette distinction principielle n’est pas irréductible mais qu’elle s’évanouit dans l’absolu Brahma, le nirguna Brahma (Brahma non-qualifié)

Shankara sera par contre tout naturellement vainqueur lorsqu’il débattra contre les tenants de la Pûrva-Mîmânsâ attribuée à Jaimini. Cette première Mîmânsâ est aussi dénommée Karma-Mîmânsâ, c’est-à-dire la Mîmânsâ concernant les actes (karma) rituels. La seconde Mîmânsâ, l’Uttara-Mîmânsâ, attribuée à Vyâsa, aussi dénommée Brahma-Mîmânsâ est celle de la Connaissance pure, de la Métaphysique. Cette dernière Mîmânsâ, ce dernier darshana, est proprement le Védânta.

En un lieu dont le symbolisme est particulièrement parlant puisqu’il se situe au confluent du Gange blanc (Gangâ), du Gange noir (Yamunâ) et de l’invisible Sarasvatî, Shankara rencontre (à Prayâga) Kumârila Bhatta (connu aussi sous le nom de Bhattapâda) l’un des plus grands représentants de cette Karma-Mîmânsâ. Cette rencontre est à la mesure du lieu qui est l’image même de la synthèse spirituelle où les contradictions apparentes se transmuent en complémentaires pour s’unir dans l’unité principielle comme les différents darshanas trouvent leur achèvement dans le Védânta, but et fin du Véda. Cette « solution » est d’ailleurs illustrée par Kumârila Bhatta qui a choisi de s’immoler par le feu (tusha-agni) pour se purifier de ses fautes. Son dernier darshana (vision) sera pour Shankara et pour la connaissance dont il est le Porte-parole.

Shankara sortira vainqueur d’un débat avec Mandana Mishra (connu aussi sous le nom de Vishvarûpa), autre représentant de la Karma-Mîmânsâ. C’est l’épouse de Mandana Mishra qui se voit acceptée comme arbitre de la discussion. Chacun des adversaires reçoit une guirlande de fleurs fraîches autour de la nuque. Celui dont la guirlande se fanera en premier sera reconnu comme perdant. Tel est l’arbitrage choisi par l’épouse qui se révélera être une représentante de la Shakti, de Sarasvatî. La vérité étant éternelle, elle ne peut symboliquement se faner. Shankara conservera sa propre guirlande dans toute sa fraîcheur et sera reconnu vainqueur. Mandana Mishra renonce alors au monde et devient disciple de Shankara sous le nom de Sureshvara. Mais pour que la victoire soit complète, Shankara se devait de convaincre aussi l’épouse de Mandana Mishra dont le nom Ubhaya Bhâratî évoque la polarité propre à la notion même de shakti, (ubhaya signifie les deux). La vérité ne peut totalement apparaître que si la complémentarité est pleinement reconnue et intégrée. Shankara sait vaincre toutes les oppositions apparentes. Ainsi la Shakti participe à son oeuvre. Shankara parvient ainsi à vaincre et à convaincre Ubhaya Bhâratî. On se trompe en le considérant comme le tenant d’un système particulier qui s’opposerait à d’autres systèmes. Cette confrontation a pour but de convaincre qu’aucun point de vue ne doit être considéré comme absolu. Le rite n’est pas condamnable s’il est considéré comme un moyen relatif mais il le devient s’il est perçu comme une fin en soi.

Shankara parcourt l’Inde pour répandre son enseignement. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. On ne fera pas l’inventaire de tous les sites qui l’accueilleront. Shankara se rend sur le Kurukshetra le lieu où s’instaura le prodigieux dialogue entre Krishna et Arjuna qui a été conservé et transmis sous le nom de Bhagavat-Gîtâ.

On le retrouve au Kashmîr. Près de Shrînagar se dresse un temple dédié à Shâradâ possédant quatre portes (chacune des portes faisant face à l’un des points cardinaux) et dont l’intérieur renferme le trône (pîtha) de Shâradâ (Déesse de la Connaissance) ou trône de l’omniscience (sarva-jnâ). On raconte que les portes ne s’ouvraient que devant les véritables maîtres de la connaissance. Après avoir débattu et vaincu tous les représentants des différentes doctrines et avoir vaincu la Déesse elle-même (comme il l’avait fait avec Ubhaya Bhâratî), Shankara put pénétrer à l’intérieur du temple et occuper le siège de Shâradâ, le trône de l’omniscience, privilège qui lui revenait de plein droit. (Certaines sources reconnaissent que ce privilège lui fut conféré alors qu’il résidait à Kânchî.)

Shankara accomplit le pèlerinage au mont Kailâsa (kailâsa-yâtrâ). Il reçoit de Shiva les cinq sphatika linga (linga de cristal): yoga-linga, bhoga-linga, vara-linga, mukti-linga et moksha-linga. Shankara aura soin de les déposer dans cinq temples pour qu’ils y soient honorés. Le yoga-linga à Kânchî, le bhoga-linga à Shringerî, le vara-linga à Nîlakantha-kshetra (Népal), le mukti-linga à Kedârnath (Kedâra, Kedâranâtha) et le moksha-linga à Chidâmbaram.

Les grandes villes saintes de l’Inde accueilleront Shankara dont la mission s’appuie sur la science de la géographie sacrée. Nous l’avons vu à Bénarès (Vârânasî). A Kânchî et à Dvârakâ (Dwârkâ), il instaure un matha (Institution, lieu de transmission de la connaissance). On le retrouve à Mathurâ et à Ujjain. S’est-il rendu à Ayodhyâ et à Hardwâr (Haridvara) qui figurent parmi les sept villes saintes ? On peut légitimement le penser.

Nous ne chercherons pas à retracer les parcours de Shankara au travers de l’Inde, ni à donner une liste complète (le pourrait-on d’ailleurs ?) des villes où il séjourna. Précisons encore qu’il se rendit à Râmeshvaram à l’extrême Sud, cette île où Râma laissa l’empreinte de son pied. Enfin diverses sources affirment qu’il put rencontrer dans les solitudes himalayennes Gaudapâda, l’auteur des kârikâs sur la Mândûkya-upanishad, le maître de Govinda Bhagavatpâda.

Shankara a chargé ses disciples de perpétuer son enseignement notamment en instituant un certain nombre de matha. On en reconnaît cinq principalement:

            Le matha de Badrinâth (Badarînâtha) dénommé le jyotis matha. Au Nord dans l’Uttar Pradesh.

            Le matha de Purî, le Govardhana matha ou Jagannâtha matha. Jagannâtha étant un des noms de Purî. À l’Est dans l’Orissâ.

            Le matha de Dvârakâ, dénommé le Kalikâ pîtha. À  l’Ouest dans le Gujarât, la ville a été fondée par Krishna.

            Le matha de Shringerî dénommé Shrîmatha ou Shâradâ pîtha. Au Sud-Ouest dans le Karnataka

            Le matha de Kânchî (-puram) dénommé le Kâmakoti pîtha. Au Sud-Est dans le Tamil Nâdu.

            D’autres matha auraient été fondés à Bénarès ainsi que dans le Kérala où naquit Shankara.

Son enseignement se perpétue grâce aux dix ordres (dashanâmî) que Shankara a fondés. Voici la liste des noms qui identifient les représentants de chacun de ces dix ordres: Tîrtha, Âshrama, Vana, Âranya, Giri, Parvata, Sâgara, Sarasvatî, Bhâratî, Puri. Certains de ces ordres se rattachent plus particulièrement à l’un des matha:

            Badrinâth pour les Giri, les Parvata et les Sâgara;

            Purî pour les Vana et les Âranya;

            Dvârakâ pour les Tîrtha et les Âshrama;

            Shringerî pour les Sarasvatî, les Bhâratî et les Puri.

            Chacun de ces quatre mathas a été placé par Shankara sous l’autorité de l’un de ses quatre principaux disciples: Totaka a été ainsi en charge de celui de Badrinâth, Padmapada de celui de Purî, Hastâmalaka de celui de Dvârakâ et Sureshvara de celui de Shringerî.

On établit encore certaines correspondances entre ces quatre matha, les quatre Veda et les quatre mahâ-vâkya (les paroles essentielles):

Au matha de Badrinâth correspond l’Atharva-Veda ainsi que le mahâ-vâkya: « le Soi est Brahma » (ayam âtmâ Brahma) énoncé dans la Mândûkya-upanishad (2).

Au matha de Purî correspond le Rig-Veda ainsi que le mahâ-vâkya: « La connaissance est Brahma » (pra-jnânam Brahma) énoncé dans l’Aitareya-upanishad (V, 3).

Au matha de Dvârakâ correspond le Sâma-Veda ainsi que le mahâ-vâkya: « Tu es Cela » (tat tvam asi) énoncé dans la Chândogya-upanishad (VI, 8, 7).

Au matha de Shringerî correspond le Yajur-Veda ainsi que le mahâ-vâkya: « Je suis Brahma » (aham Brahma asmi) énoncé dans la Brihad-âranyaka-upanishad (I, 4, 10).

Le matha de Kânchî dont l’importance ne saurait être niée est absent de ces dernières listes. Certaines sources précisent qu’il échut à Sureshvara avec celui de Dvârakâ. D’autres sources indiquent que ce matha est celui de Shankara en personne occupant alors le sarvajnâ pîtha (le trône de l’omniscience). On remarquera que ni le matha de Shringerî (attribué à Sureshvara) ni le matha de Kânchî ne sont vraiment au Sud (mais respectivement au Sud-Ouest et au Sud-Est). D’ailleurs les représentants des dix ordres lorsqu’ils font le pèlerinage des quatre points cardinaux se rendent à Purî pour l’Est, à Badrinâth pour le Nord, à Dvârakâ pour l’Ouest et à Râmeshvaram pour le Sud. On peut ainsi penser que les deux mathas (Shringerî et Kânchî) sont les reflets d’un seul matha non manifesté, celui du centre, celui du Coeur de l’Inde où l’influence spirituelle de Shankara se conserve; les mathas manifestés n’étant que des irradiations de ce centre.

Donnons une traduction de l’Upadesha-panchakam (l’instruction en cinq versets) qui se décline en quarante injonctions que l’on peut considérer comme autant d’enseignements transmis aux représentants des dix ordres par Shankara:

I: 1- « Que le Veda soit toujours (nityam, éternellement) récité (adhi-I, connaître, révéler, apprendre). »

2- « Que les actes (karma, rites) qui y sont prescrits (udita) soient dûment accomplis (svanushthâ, su-anu-STHÂ). »

3- « Que l’hommage (apachiti) au Seigneur (îsha) soit effectué (vi-DHÂ) au moyen de ces [rites] ».

4- « Que l’attraction (mati, pensée) du désir (kâmya, agréable) soit combattue (TYAJ, abandonner) ».

5- « Que le courant (ogha, flot) du mal (pâpa, mauvais) soit endigué (pari-DHÂ, encercler) ».

6- « Que le danger (dosha, inconvénient) d’être (bhava) heureux (sukha, bonheur) soit pris en compte (anu-sam-DHÂ, être attentif) ».

            L’illusion du plaisir peut être un obstacle à la quête de la Délivrance.

7- « Que le désir (icchâ) du Soi (âtmâ) soit entretenu (vy-ava-SÂ, se convaincre) ».

8- « Que sa propre (nija) maison (griha) soit rapidement (tûrnam) abandonné (vi-nir-GAM, partir) ».

On doit ainsi se détacher de l’apparence des liens affectifs.

II: 9- « Que le lien (sanga) avec les êtres véritables (sat, ceux qui détiennent la connaissance) soit établi (vi-DHÂ) ».

10- « Que la dévotion (bhakti) pour le Seigneur (bhagavân) soit fermement (dridha) entreprise (adhi-I, connaître, apprendre) ».

11- « Que la [discipline] commençant (âdi) par la paix (shânti), etc. soit pratiquée (pari CHI) ».

12- « Que l’activité (les actions, karma) soit complètement (dridhataram, très fermement) abandonnée (sam-TYAJ) ».

Car l’action (karma) ne s’oppose pas à l’ignorance (a-vidyâ), mais la connaissance (vidyâ) détruit l’ignorance comme la lumière dissipe les ténèbres.

13- « Que le Maître (sadvivân, le Connaisseur, vidvân, de l’Être, sat) soit approché avec respect (upa-SRiP, ramper) ».

14- « Que chaque jour (pratidinam) ses sandales (pâdukâ) soient vénérées (SEV) ».

Les sandales d’un véritable maître reçoivent l’influence spirituelle de ce dernier (comme des reliques). Elles sont ainsi le ‘lieu’ le plus accessible où l’influence se met à la portée du disciple puisque symboliquement l’influence spirituelle du maître ne peut pas être plus proche du disciple, elle est ainsi ‘descendu aussi bas’ qu’il était possible pour atteindre ce dernier.

15- « Que Brahma, Un (eka) et Impérissable (akshara) soit recherché (arthyatâm, artha, but) ».

16- « Que le verbe (vâkya, parole) ultime (shiras, tête, sommet) de la Révélation (shruti) soit correctement écouté (sam-â-karnyatâm, karna, oreille) ».

Le verbe ultime de la Révélation (shrutishirovâkya) doit être ici assimilé aux Upanishads qui appartiennent à la shruti formant ainsi la part révélée du Védânta, l’aboutissement et le sommet du Veda (la fin, anta, du Veda).

III: 17- « Que le but (artha) de ce verbe (vâkya) soit recherché (vi-CHAR, vichâra, investigation) ».

18- « Que le point de vue (paksha, littéralement l’épaule) ultime (shiras) de la Révélation (shruti) soit pris comme appui (sam-â-SHRI) ».

Les Upanishads (shruti-shiras) doivent former cet appui essentiel.

19- « Que les doctrines erronées (dus-tarka) soient rejetées (su-vi-RAM) ».

Le terme tarka fait référence à la notion de raisonnement et de logique.

20- « Que la doctrine (tarka) approuvée (mata, pensée) par la Révélation (shruti) soit suivie (anu-sam-DHÂ) ».

21- « Que l’injonction (iti) ‘Brahma asmi’ (Je suis Brahma) soit reconnue (vi-BHÛ) ».

Allusion à l’un des mahâ-vâkya, celui énoncé dans la Brihad-âranyaka-upanishad.

22- « Que jour après jour (ahar-ahar) l’orgueil (garva) soit abandonné (pari-TYAJ) ».

23- « Que la pensée (mati) ‘Je (aham) suis le corps (deha)’ soit rejetée (UJJH) ».

24- « Que le bavardage (vâda, discussion) avec des hommes sages (budha-jana) soit abandonné (pari-TYAJ) ».

Mieux vaut se taire que de poser des questions futiles

IV: 25- « Que la maladie (vyâdhi) de la faim (kshudh) soit traitée (CHIT) ».

Le corps doit être satisfait simplement pour se faire oublier.

26- « Que chaque jour (pratidinam) l’herbe médicinale (aushadha) de l’aumône (bhikshâ) soit consommée (BHUJ, manger) ».

Ce que le Ciel nous donne est la meilleure médecine pour nous libérer de nos liens.

27- « Qu’aucune nourriture (anna) savoureuse (svâdu) ne soit quémandée (YÂCH) ».

28- « Que l’on se satisfasse (sam-TUSH) de ce qui est obtenu (prâpta) par le respect (vasha, volonté) de la règle (vidhi) ».

29- « Que le froid (shîta) et le chaud (ushna) et autres (âdi) [oppositions] soient supportés (vi-ShAH) ».

30- « Qu’aucune parole (vâkya) ne soit inutilement (vrithâ) prononcée (sam-uch-CHAR) ».

31- « Que l’indifférence (audâsînya) soit recherchée (abhy-ÂP) ».

32- « Que la sévérité (naishthurya) comme la faiblesse (kripâ) envers les gens (jana) soient rejetées (ut-SRiJ) ».

V: 33- « Que l’on s’assoit (ÂS) paisiblement (sukha) dans un lieu solitaire (eka-anta) ».

Littéralement, l’expression eka-anta signifie but (anta, fin) unique (eka, un). Cette instruction peut ainsi se comprendre comme une injonction a rechercher la Béatitude (sukha) du Soi, le but unique où l’on demeure (ÂS).

34- « Que la conscience (chetas) soit concentrée (sam-â-DHÂ, fixer) dans le Suprême (para-tara) ».

35- « Que la Plénitude (pûrna) du Soi (âtmâ) soit contemplée (su-sam-ÎKSH) ».

36- « Que ce monde (jagat) soit vu (DRiSH) annihilé (bâdhita) par Cela (tat), [le Soi] ».

37- « Que les actions (karma) antérieures (prâk) soient annulées (pra-vi-LÎ) par la puissance (bala) de la conscience (chit) ».

Les actions antérieures traduisent le sanchita-karma.

38- « Que l’on ne soit pas même lié (SHLISH) aux [actions] ultérieures (uttara) ».

Les actions ultérieures répondent à l’âgâmi-karma.

39- « Que les [actions] présentes (prârabdha, entrepris) soient consommées (BHUJ) ici-même (iha) ».

Shankara invite à se libérer des trois aspects de l’action (karma): sanchita, âgâmi et prârabdha.

40- « Que l’on soit enfin (atha, maintenant) uni (STHÂ) au Soi (âtmâ), le Suprême (para) Brahma ».

Nous n’avons pas exposé tous les hauts faits que l’on attribue à Shankara. On peut noter malgré tout son grand pouvoir sur l’un des éléments: l’eau. Ses capacités à détourner des fleuves ou à empêcher des inondations sont ici ou là relatées. On suggère ainsi sa pleine maîtrise du monde intermédiaire, du monde subtil, symbolisé par l’eau. Il peut ainsi réorienter notre courant mental, le canaliser et freiner ses débordements si l’on suit son enseignement.

Après avoir rempli sa mission, Shankara disparaît dans sa trente-troisième année. On peut noter que 33 ans est l’âge du Rose-Croix. Le véritable Rose-Croix est celui qui a réintégré le centre de l’état humain. Pour Shankara on peut y voir le signe du plein accomplissement de sa mission dans ce monde. Selon certaines sources, il meurt à Kedarnâth; d’autres sources le font mourir soit au Kashmîr, soit au Népal, soit enfin à Trichur dans le Kerala; mais le lieu le plus souvent mentionné est celui de Kânchî. Symboliquement ces différentes possibilités, ces différents lieux peuvent très bien se comprendre. Le Nord symbole du pôle spirituel, le Sud-Ouest (Kerala) où le cycle se referme enfin le Sud-Est comme reflet et aboutissement de la réorientation.


Bhâshyas


Shankara est-il un penseur, un philosophe ou un métaphysicien ? Aucun de ces termes ne saurait convenir si on leur donne l’acception qui est la leur dans l’usage moderne.

Ainsi n’est-il pas un penseur au sens où son oeuvre n’est pas l’expression d’un système (propre à un individu) aussi bien dans la ‘forme’ que dans le ‘fond’. Il n’est pas plus un philosophe qui aurait établi sa propre doctrine: on ne peut ainsi parler de la philosophie de Shankara comme on peut le faire pour celle de Leibniz ou de Bergson qui ont construit chacun un système propre de pensée reflet de leur vision individuelle des choses qui ne saurait être en aucune façon une expression de la Vérité. Par contre, si l’on se réfère au sens étymologique de ce terme, on peut alors le dire philosophe comme pouvait l’être Socrate, au sens où le philosophe est celui qui aime et fait aimer la Sagesse (philo-sophia). Mais il est avant tout un métaphysicien non au sens moderne et limité du terme, mais au sens étymologique. La métaphysique s’attache ainsi à ce qui est au-delà (meta) de la Physique (qui est alors la Nature comprise dans toute sa généralité).

Le métaphysicien nous éveille à notre entière ‘réalité’ qui ne se limite pas qu’au Cosmos. Il nous fait reconnaître notre transcendance, comme on reconnaît une réalité que l’on n’a jamais cessé de connaître et cela en détruisant notre ignorance. Il cherche à faire réaliser (c’est-à-dire à rendre ‘réel’) ce qui ‘est’ effectivement.

Uni au Tout d’une façon indissoluble , l’être y trouve l’expression de son ultime réalité. Le Tout, l’Infini, est absolument non partifiable et ceci permet de fonder la transcendance de l’homme (l’homme est bien plus qu’une simple individualité illusoirement séparé de l’Infini). Croire que l’Infini est fait de parties, d’éléments distincts et absolus, c’est vouloir nier son infinitude. Une réunion d’éléments, de déterminations, de parties (qui sont évidemment finis par définition même) ne saurait restituer l’Infini (la réunion d’un ensemble d’éléments finis reste évidemment finie). Toute partition, toute considération d’aspects ou de déterminations ne peuvent être que relatives: ainsi l’homme qui s’identifie totalement à son moi en se différenciant absolument de tout ce qu’il ne croit pas être, ne fait que nier l’infinitude de l’Infini (la partition absolue du moi et du non-moi ne peut pas être). S’identifier à son moi, c’est nier sa transcendance et c’est refuser de reconnaître le ‘lien’ indissoluble qui unit au Principe.

La réalité de l’homme est donc faite de cette inaltérable identification dans le Tout, en Brahma. Seule l’ignorance donne à cette identification une valeur relative. L’homme ne la réalise pas effectivement, il ne la comprend pas.

La Tradition doit chercher à rétablir cette compréhension (au sens étymologique d’identification), cette union en proposant des voies de réalisation qui, dans leurs diversités, s’adaptent à la nécessaire multiplicité des êtres.

Les voies libératrices doivent tendre à la réalisation dans le respect indispensable de l’accomplissement de ce qui doit être. Pour répondre à l’infinitude de l’Infini, les êtres sont d’une diversité indéfinie, aussi les voies doivent-elles, pour s’adapter à cette multiplicité de nature, proposer une égale diversité de possibilités réalisatrices. Mais si les chemins authentiques sont multiples, il ne faut jamais perdre de vue qu’ils mènent tous au même but. Perdant ce but de vue, nombreux sont ceux qui croient reconnaître une opposition là où il n’y a qu’une différence toute relative. Plus on est proche du but, plus il est aisé de voir cette convergence; plus on en est éloigné, plus on sera tenté de condamner d’autres voies (toutes aussi orthodoxes) que l’on juge à tort divergentes.

Répondant à la nécessaire diversité des êtres, les voies traditionnelles doivent être multiples et convergentes. S’il en est qui sont plus directes, toutes mènent au même but suprême. C’est dans cette concordance que s’inscrit l’oeuvre de Shankara que l’on peut ainsi qualifier de shivaïte, de védântin et d’advaïtin sans jamais perdre de vue qu’elle a pour but la réalisation suprême.

Considérant la conceptualisation principielle de la tradition hindoue, on peut y suivre l’expression de sa détermination croissante qui nous mène à l’Existence cosmique.

En Brahma, l’Infini, il convient de distinguer un principe qui se définit comme son aspect proprement ontologique: Îshvara, l’Être qui se détermine à son tour dans un triplicité principielle (trimûrti) pour produire le Cosmos: Brahmâ, Vishnu, Shiva.

Brahmâ comme le nom même le laisse entendre est une projection, une détermination de Brahma marquée par une détermination correspondante du genre (en sanscrit, Brahma est du genre neutre et Brahmâ du genre masculin). Il représente Îshvara en tant que producteur des êtres, Vishnu est le conservateur des êtres et Shiva est le destructeur des êtres ou plus exactement le ‘transformateur’ des êtres, c’est-à-dire Celui qui fait aller au-delà de la forme (trans-formare), Celui qui libère de l’Illusion cosmique.

Ces deux aspects d’Îshvara, Vishnu et Shiva, répondent à deux tendances dans les voies traditionnelles. La tendance vishnouïte est celle de la ‘participation’ comme l’indique le terme bhakti qui sert à qualifier cette voie. La tendance shivaïte est alors celle de l’identification par la connaissance (jnâna). Nullement exclusive l’une de l’autre, ces deux voies tendent vers le même but. Car être en Brahma, c’est participer de sa Nature (sva-rûpa) et c’est également atteindre à l’identification effective (sva-âtmâ).

Rechercher la voie ‘active’ de l’identification par la connaissance, c’est vouloir atteindre plus directement au but. Sans s’opposer à la voie de bhakti, cette volonté ne fait, bien au contraire, que la suivre pleinement en l’accomplissant effectivement.

Choisir la tendance shivaïte, la voie de jnâna, c’est chercher à atteindre le dépassement de l’individualité formelle et illusoire dans l’identification effective en Brahma. Choisissant l’excellence, Shankara, l’avatâra de Shiva, ne pouvait que faire tendre vers la voie de jnâna. Il est shivaïte, non par opposition avec les autres voies, mais par la volonté de synthèse, de totalisation et d’effectivité qui caractérise cette voie.

Pour répondre à la diversité des êtres et surtout à la nature de leurs aptitudes spécifiques, la tradition hindoue a développé différents axes d’études qui ne sont pas autant de systèmes philosophiques (comme on le laisse entendre abusivement) mais bien des points de vue (darshana) qui cherchent ainsi à s’adapter aux possibilités des uns et des autres. On peut ainsi classer les darshanas en hiérarchie croissante liée à la profondeur totalisante du point de vue envisagé.

Les points de vue qui se limitent au plan individuel et cosmologique avec le Nyâya et le Vaisheshika. Les points de vue qui envisagent déjà la voie d’union, théoriquement avec le Sânkhya, d’une façon pratique avec le Yoga. Enfin les points de vue de la réflexion profonde avec les deux Mîmânsâ (dont nous avons déjà parlé) désignées comme Pûrva-Mîmânsâ et Uttara-Mîmânsâ, c’est-à-dire première et deuxième Mîmânsâ. La première Mîmânsâ est aussi désignée comme celle de l’action (Karma-Mîmânsâ) et la deuxième comme celle de la connaissance de Brahma (Brahma-Mîmânsâ). Cette seconde Mîmânsâ est le Védânta proprement dit.

Littéralement, le Védânta est la fin du Veda. Cette fin doit être entendue dans son double sens de conclusion et de but. Ainsi les Upanishads qui forment la base doctrinale révélée du Védânta sont comme une conclusion du Veda. Le Védânta accomplit pleinement le but suprême du Veda qui tend à la réalisation métaphysique de l’homme. Ce but est le terme de la réintégration effective en Brahma. Rechercher effectivement cette réintégration, qui est une Délivrance, en s’appuyant sur l’ultime expression du Veda, c’est marquer son rattachement au Védânta et c’est tendre vers la voie la plus directe, la plus complète et la plus efficace. Ceci nous permet de comprendre le choix de Shankara qui est ainsi le plus prestigieux védântin.

On ne peut que retrouver au sein du Védânta une semblable volonté d’adaptation aux diverses natures des êtres. Ainsi existe-t-il un double courant en réponse à la dualité cosmique.          Une tendance shivaïte qui s’exprime par l’oeuvre même de Shankara et que l’on désigne par le terme de ‘voie de la Non-Dualité’ (advaita-vâda). L’être y cherche activement , par la connaissance (jnâna), la réalisation ‘transformatrice’ de sa réintégration dans le Principe. L’être se ‘re-connaît’ par l’identification du Connaissant et du Connu dans la Connaissance elle-même, comme nous l’explique Shankara dans la strophe 41 de son Âtma-bodha:

jnâtri-jnâna-jneya-bhedah para-âtmani na vidyate / chid-ânanda-eka-rûpatvâd-dîpyate svayam-eva sah //

« Il n’y a plus de distinction (bheda) entre le connaissant (jnâtri), la connaissance (jnâna) et le connu (jneya) dans le suprême (para) Soi (âtmâ); étant identifié (eka-rûpa-tva, ne faisant qu’un) à la Conscience-Béatitude (chid-ânanda), Cela (sah), [le Soi] brille (DÎP) de lui-même (svayam) ».

Moins complète, mais nullement opposée, la tendance vishnouïte s’est exprimée dans quatre formes principales:

            l’école de Râmânuja avec le ‘non-dualisme qualifié’ (vishishta-advaita) qui, laissant persister une détermination, ne dépasse pas l’ordre ontologique, l’ordre de l’Être.

            Cette même limitation se retrouve dans les autres tendances vishnouïtes:

            l’école de Nimbârka dite bheda-abheda,

            l’école de Madhva dite dualiste (dvaita),

            l’école de Vallabha dite dvaita-advaita.

Il convient de ne pas se méprendre sur la signification des qualificatifs de ces voies vishnouïtes. Car laisser persister une distinction même entre la ‘distinction’ (bheda) et la ‘non-distinction’ (a-bheda) ou entre la ‘dualité’ (dvaita) et la ‘non-dualité’ (a-dvaita), c’est freiner la possibilité de synthèse en laissant persister une détermination nécessairement limitative (puisque analytique par définition même). La ‘Non-Dualité’ shankarienne est au-delà de toute distinction, même de celle de l’Être et du Non-Être. Elle marque la synthèse absolue, l’intégration infinie en Brahma. Shankara est ainsi l’advaïtin par excellence.

Ainsi tous les qualifiants attribués à Shankara, loin d’emprisonner sont oeuvre, ne font qu’en exalter l’universalité, la profondeur et la puissance réalisatrice. Le dire shivaïte, védântin, advaïtin, aide à parcourir la voie qu’il nous invite à suivre. Ce sont autant de marches qui nous élèvent, qui nous libèrent et non autant de schémas mentaux qui nous modèlent et nous limitent.

La part la plus importante de l’oeuvre écrite de Shankara est formée de commentaires et notamment de commentaires des textes fondamentaux du Védânta, c’est-à-dire des Upanishads (qui se rapportent à la shruti) de la Bhagavat-Gîtâ et des Brahma-Sûtras (textes qui se rapportent à la smriti). Voici dans son ensemble la liste des bhâshyas:

- Brahma-sûtra-bhâshya

- Bhagavat-gîtâ-bhâshya

            Commentaires des Upanishads:

- Brihad-âranyaka-upanishad-bhâshya

- Chândogya-upanisha-bhâshya

- Îshâ-[vâsya]-upanishad-bhâshya

- Kena-upanishad-bhâshya

- Katha-upanishad-bhâshya

- Prashna-upanishad-bhâshya

- Mundaka-upanishad-bhâshya

- Mândûkya-upanishad-bhâshya

- Aiterya-upanishad-bhâshya

- Taittirîya-upanishad-bhâshya

- Nrisimhapûrvatâpanîya-upanishad-bhâshya

On attribue également à Shankara le commentaire de quatre autres Upanishads:

- Atharvashikhâ-upanishad-bhâshya

- Atharvashiras-upanishad-bhâshya

- Shvetâshvatara-upanishad-bhâshya

- Vajrasûchikâ-upanishad-bhâshya

Voici maintenant la liste de ce que l’on nomme les commentaires brefs (laghu-bhâshya):

- Vishnu-sahasra-nâma-stotra-bhâshya

(le commentaire de l’hymne des mille noms de Vishnu)

- Sanatsujâtîya-bhâshya

- Lalitâtrishatî-bhâshya

- Hastâmalakîya-bhâshya

- Adhyâtmapatala-bhâshya


Le bhâshya constitue un genre particulier qui suit certaines règles. Voyons ainsi le commentaire fait par Shankara du verset (IV, 7) précédemment cité de la Bhagavat-Gîtâ dont voici le texte sanscrit:

yadâ yadâ hi dharmasya glânir-bhavati bhârata,

abhyutthânam-adharmasya tadâtmânam srijâmy-aham

Le commentaire de Shankara est très bref. Cet exemple nous permet d’illustrer un aspect de la forme classique que revêt tous les commentaires traditionnels des textes sanscrits. Voici le texte du commentaire de Shankara:


yadâ yadâ hi dharmasya glânir hânih varna-âshrama-âdi-lakshanasya prâninâm-abhyudaya-nihshreyasa-sâdhanasya bhavati bhârata, abhyutthânam udbhavah adharmasya, tadâ tadâ âtmânam srijâmy-aham mâyayâ


Nous avons volontairement souligné les mots du commentaire qui sont communs à ceux du texte de la Bhagavat-Gîtâ et ajouté une ponctuation. On voit tout de suite comment le commentaire se forme. Shankara reprend le texte à commenter et donne parfois un synonyme parfois une explication. Voyons cela en détail. Shankara reprend le premier membre de phrase ‘yadâ yadâ hi dharmasya glânir’ [donc (hi), toutes les fois (yadâ yadâ) qu’il se produit un déclin (glâni) de l’Ordre (dharma)] et indique un synonyme pour glâni = hâni (déclin) puis il commente: c’est le déclin (hâni) de ce [dharma, Ordre] qui a pour institutions (lakshana) celles des castes (varna), des stades de l’existence terrestre (âshrama), etc. (âdi) et qui a pour but (sâdhana) [d’instaurer] la prospérité (abhyudaya) et la suprême félicité (nihshreyasa) des êtres humains (prânin). Shankara cite habilement le texte de la Bhagavat-Gîtâ: ‘bhavati bhârata’ [(ce déclin) se produit (bhavati) ô descendant de Bharata] ‘abhyutthânam adharmasya’ [le désordre (a-dharma, le non-Ordre) se dresse (abhy-ut-thâna)], tout en indiquant un synonyme pour abhyutthânam = udbhava (naissance). Puis répétant le mot tadâ (alors), Shankara cite la fin du texte de la Bhagavat-Gîtâ: ‘tadâ-âtmânam srijâmy-aham’ [alors (tadâ) Je (aham) me projette (SRiJ, envoyer) Moi-même (âtmâ, soi-même)]. Puis il commente d’un seul mot: mâyayâ. Cette descente est donc le fait de Mâyâ. La brièveté du commentaire a de quoi surprendre pour une question aussi complexe que celle des avatâras. Faut-il y voir une discrétion en regard de la propre situation de Shankara ?

Prenons maintenant d’autres exemples. Voyons comment Shankara a considéré les quatre mahâ-vâkya dans ses commentaires des Upanishads respectives.

Ces quatre mahâ-vâkya sont totalement intégrés au texte des Upanishads. Le Commentaire de Shankara tient compte de cette configuration et ne distingue pas particulièrement ‘la parole essentielle’ correspondante. Voyons le texte de l’Aitareya-upanishad (V, 3 ou III, 1, 3):

« Cela (esha) est Brahma, cela est Indra, cela est Prajâpati, tous (sarva) ces Deva et ces cinq grands éléments (mahâ-bhûta): terre (prithivî), air (vâhu), éther (âkâsha), eau (âpas) feu (jyotis), ces (etat) [choses] et celles (idam) qui sont ainsi mêlées (mishra) [d’aspects] ténus (kshudra), germes (bîja) d’une sorte (itara) ou d’une autre (itara), [celles] nées de l’oeuf (ânda-ja), nées de la matrice (jâru-ja, vivipare), nées de la vapeur d’eau (sveda-ja, né comme ce qui transpire), nées en sortant du [sol] (udbhid-ja, né en surgissant, en poussant [du sol]), chevaux (ashva), vaches (go), hommes (purusha), éléphants (hastin); ainsi, celles qui sont soumises au souffle (prâna), qui sont mobiles (jangama), qui volent (patatrin) et [aussi] celles qui sont immobiles (sthâvara). Tout (sarva) cela est guidé par la connaissance (prajnâ-netra, netra ‘le guide, l’oeil’), repose (pratishthita) dans la connaissance (prajnâna); le monde (loka) est guidé par la connaissance (prajnâ-netra), la connaissance (prajnâ) est son assise (pratishthâ), la connaissance (prajnâna) est Brahma ».

Les deux derniers mots ont ainsi été reconnus comme mahâ-vâkya. Voyons la fin du commentaire de Shankara qui s’achève par ces mots: « tasmât prajnânam brahma (ainsi la connaissance est Brahma) ». Shankara ne commente pas particulièrement ce mahâ-vâkya et se montre plus préoccupé par l’expression prajnâ-netra. Voici le texte sanscrit des dernières expressions de l’Upanishad que nous venons de traduire:

            / sarvam tat-prajnâ-netram prajnâne pratishthitam prajnânetro lokah prajnâ pratishthâ prajnânam brahma /

Et voyons maintenant le texte sanscrit des dernières lignes du commentaire de Shankara:

            / sarvam tat asheshatah prajnâ-netram, prajnaptih prajnâ, tach-cha brahma-eva, nîyate’neneti netram, prajnâ netram yasya tad-idam prajnâ-netram; prajnâne brahmany-utpatti-sthiti-laya-kâleshu pratishthitam, prajnâ-âshrayam-ity-arthah / prajnânetro lokah pûrvavat, prajnâchakshur-vâ sarva eva lokah / prajnâ pratishthâ sarvasya jagatah / tasmât prajnânam brahma /


Nous avons, ici aussi, volontairement souligné les mots du commentaire qui sont communs à ceux du texte de l’Upanishad et ajouté une ponctuation. Suivons ce commentaire. Shankara cite le texte de l’Upanishad et commente avec un synonyme (ashesha) du mot sarva: « tout (sarva) cela (tat), entièrement (asheshatas), est prajnânetra ». Puis il nous explique d’une part que prajnâ est prajnapti (connaissance) et que cela (tat) est comme Brahma; et d’autre part que netra est ce par quoi quelqu’un (idam) est guidé (). Ainsi ce qui a la connaissance (prajnâ) comme guide (netra) est prajnâ-netra. Maintenant Shankara commente les termes prajnâne (prajnâ au locatif) pratishthitam: « Ce qui est en connaissance (prajnâ) est en Brahma dans toute la durée (kâla) de la production (utpatti), du séjour (sthiti) et de la dissolution (laya); pratishthita est ce qui a pour but (artha) de donner appui (âshraya) à la connaissance (prajnâ) ». Shankara cite l’Upanishad: « prajnânetro lokah » et précise que cette expression vient d’être expliquée: « [Elle] est comme précédemment (pûrvavat) ». Puis il ajoute: « ou () cela [signifie] que ce monde (loka) entier (sarva) a pour oeil (chakshus) celui de la connaissance (prajnâ) ». Il explique ensuite que l’expression « prajnâ pratishthâ » concerne le monde (jagat) entier (sarva) et conclut: « tasmât prajnânam brahma (ainsi la connaissance est Brahma) ».

Cet autre extrait d’un passage d’un commentaire de Shankara nous fait mesurer le caractère très spécifique de ce genre d’écrit et la difficulté à le traduire pour le rendre intelligible dans une langue occidentale. Mais poursuivons notre exploration des commentaires des mahâ-vâkya. Considérons maintenant la Chândogya-Upanishad (VI, 8, 7):

« Ce qui est cette essence subtile (animâ, racine du monde), Ce qui fait que tout (sarvam) est de la nature de Cela (aitad-âtmya); Cela (tat) est vérité (satya), Cela (sah) est le Soi (âtmâ), ô Shvetaketu, ‘tu (tvam) es (asi) Cela (tat)’.- ‘Seigneur (bhagavân) instruisez-moi (vi-JNÂ) encore’.- Il répondit, ‘soit, ô disciple (somya)’ ».

Nous ne retiendrons du commentaire par Shankara que le très bref passage qui concerne le mahâ-vâkya (tat-tvam-asi):

            atah tat sat tvam-asi-iti (...)

Shankara se contente d’indiquer qu’il faut interpréter tat (Cela) comme sat (Être pur). Son propos est ainsi bien plus implicite qu’explicite.

Si l’on se penche maintenant sur le mahâ-vâkya figurant dans la Mândûkya-Upanishad (2), on pourra faire le même constat d’un certain silence essentiel de Shankara qui préfère commenter d’autres expressions de l’Upanishad dont voici le texte traduit:

« Car tout (sarvam) cela est Brahma, le Soi est Brahma (ayam âtmâ brahma), ce (sah) Soi (ayam-âtmâ) a quatre quartiers (catush-pat) ».

Shankara constate dans son commentaire que si dans la strophe précédente de l’Upanishad le Soi a été désigné (abhihita) implicitement (paroksha, invisible), il est maintenant indiqué (nir-DISH) explicitement (pratyakshata) au moyen de cette différence (vishesha) qui est [l’expression] ‘ayam-âtmâ brahma’. Voici le texte sanscrit:

            / tach-cha brahma paroksha-abhihitam pratyakshato visheshena nirdishati ayam-âtmâ brahma-iti /

Shankara ne dit rien de plus qui puisse se rapporter directement à ce mahâ-vâkya.

Nous ne citerons pas le texte assez long de la Brihad-Âranyaka-Upanishad (I, 4, 10) où figure le quatrième mahâ-vâkya énoncé d’ailleurs deux fois: « aham brahma-asmi, Je suis Brahma ». Nous ne retiendrons qu’un court extrait de son commentaire qui se rapporte au mahâ-vâkya. Shankara énonce cette correspondance: « [la formulation] ‘Je suis Brahma’ (aham brahma-asmi) équivaut à [la formulation] le Soi (âtmâ) est le Visionnaire (drashtri) de la vision (drishti) ».


Le commentaire le plus significatif de Shankara est celui qu’il composa pour les Brahma-Sûtras. Attribués à Bâdarâyana, les Brahma-Sûtras renferment 555 sûtras qui se répartissent en quatre chapitres (adhyâya). Chaque chapitre est à son tour divisé en quatre parties (pâda). Enfin selon le commentateur les pâda sont divisés en plusieurs sections (adhikarana).

On ne peut donner un aperçu sur l’ensemble du texte des Brahma-Sûtras. Chaque adhyâya a reçu un titre particulier pour le qualifier, mais pas vraiment pour le résumer. Dans le commentaire de Shankara, le premier adhyâya porte le titre de samanvaya (accord, relation): relation entre le symbole et ce qu’il symbolise; accord entre les expressions employées dans les Upanishads et la réalité de ce qu’elles représentent. Le deuxième adhyâya est qualifié par le terme avirodha (non-contradiction); ce titre tend à démontrer qu’il ne peut y avoir d’oppositions irréductibles, les objections sur la conception du Réel doivent être levées. Le troisième adhyâya, consacré aux moyens d’atteindre la Délivrance, porte ainsi le nom de sâdhana (réalisation). Enfin, le quatrième adhyâya est consacré au but véritable qui n’est autre que la Délivrance (moksha), voilà pourquoi ce chapitre porte le qualificatif de phala (fruit).

Les sûtras de Bâdarâyana exposent implicitement tous les aspects du Védânta (que le commentateur doit expliciter) qui dans une vision harmonieuse du Réel (samanvaya) et une conciliation des oppositions apparentes (avirodha) mène à une compréhension de la Réalité (sâdhana) dont la Réalisation est le fruit (phala).

Nous donnons une traduction littérale de la fameuse introduction que Shankara a composée pour son commentaire des Brahma-Sûtras:

« Le milieu (vishaya) et l’être (vishayin), respectivement domaine (gochara) de la notion (pratyaya) du vous (yushmat) et du nous (asmat), s’opposant par nature (sva-bhâva) l’un à l’autre comme les ténèbres (tamas) et la lumière (prakâsha), s’excluent l’un de l’autre; et leurs attributs (dharma) respectifs s’excluent bien plus encore. Aussi la surimposition (adhyâsa) à l’être (vishayin) doué essentiellement de conscience (chit-âtmaka), domaine de la notion du nous, du milieu (vishaya), domaine de la notion du vous, et de ses attributs serait une erreur (mithyâ). De même la surimposition de l’être et de ses attributs au milieu [serait également une erreur]. Pourtant la surimposition à l’un de l’essence (âtmaka) et des attributs (dharma) de l’autre est un manque de discernement (viveka), ces catégories (dharmin) et ces attributs (dharma) étant pourtant totalement distincts; accoupler ainsi le vrai (satya) et le faux (anrita) en déclarant ‘je (aham) suis cela (idam)’ ou ‘cela (idam) est à moi (aham)’ est une pratique (vyavahâra) naturelle (naisargika) du monde (loka) qui est le signe d’une connaissance (jnâna) erronée (mithyâ).

Qu’est-ce que l’on nomme adhyâsa (surimposition) ?

[La surimposition], c’est un contenu (rûpa) de la mémoire (smriti), [qui a été enregistré] ailleurs (paratra), qui surgit (avabhâsa) comme une perception (drishta) première (pûrva) [concernant donc une autre chose que celle qui a été mémorisée]. Certains disent: ‘la surimposition, c’est donner les attributs (dharma) d’une chose à une autre’. D’autres: ‘la surimposition est une erreur de discernement (viveka) sur [l’attribution des choses]’. Enfin d’autres: ‘la surimposition, c’est d’attribuer des propriétés (dharma) contraires (viparîta) à une chose’. De toutes façons, ils s’accordent tous sur le fait que c’est l’apparition (avabhâsa) de l’attribut (dharma) d’une chose en une autre. C’est l’attitude (anubhava) du monde (loka) qui fait voir la nacre comme de l’argent ou la lune qui est une comme étant double.

Mais comment une surimposition (adhyâsa) du milieu (vishaya) et de ses attributs (dharma) peut-elle se faire au Soi interne (pratyagâtmâ) qui est hors-milieu (a-vishaya) ? Or la surimposition se fait d’un milieu (vishaya) [donné] avec un autre auquel on est confronté (avasthita) et tu as dit [implicitement au début de l’introduction] que le Soi interne (pratyagâtmâ) était hors-milieu (a-vishaya) puisqu’il n’est pas une notion (pratyaya) du vous (yushmat).

Le Soi interne (pratyagâtmâ) n’est pas exclusivement (ekânta) hors-milieu (a-vishaya). Il est le milieu (vishaya) de la notion du nous (asmat) et il est immédiatement perçu (aparoksha). Ensuite il n’y a pas de restriction (niyama) à ce que la surimposition se fasse d’un milieu (vishaya) [donné] avec un autre auquel on est confronté (avasthita). Les gens peu instruits surimposent (adhi-ÂS) à l’éther qui est imperceptible [diverses manifestations comme] la surface (tala), l’opacité (malinatâ) etc. Il n’y a pas d’incompatibilité (aviruddha) à la surimposition du non-soi (an-âtmâ) au Soi interne (pratyagâtmâ). Les pandits (pandita) pensent que la surimposition ainsi caractérisée est ignorance (a-vidyâ). Ils appellent connaissance (vidyâ) la certitude (avadhârana) de la nature propre (sva-rûpa) [d’une chose] par le discernement (viveka). Cela étant, la surimposition d’un défaut (dosha) ou d’une qualité (guna) d’une chose à une autre ne les affectent ni l’une ni l’autre. Cette surimposition réciproque du Soi (âtmâ) et du non-soi (an-âtmâ) nommée ignorance (a-vidyâ) est présupposée dans toutes les actions (vyavahâra) liées aux moyens de preuve (pramâna) et aux choses à prouver (prameya) que [ces actions] soient tributaires du Veda (vaidika) ou des affaires du monde (laukika); [elle est présupposée également] dans tous les enseignements (shâstra) qu’ils traitent d’injonctions (vidhi), d’interdictions (pratisheda) ou de la délivrance (moksha).

Comment la perception (pratyaksha) et autres moyens de preuve (pramâna) et les enseignements (shâstra) concerneraient-ils un milieu (vishaya) fait d’ignorance (a-vidyâ) ?

Parce que les moyens de preuve (pramâna) ne peuvent être utilisés sans un acteur de la preuve (pramâtri) lequel ne peut être sans la prétention (abhimâna) que le corps (deha), les facultés de sensation et d’action (indriya), etc., sont ‘je’ (aham) et au ‘je’ (aham). Si, en effet, les facultés de sensation et d’action (indriya) ne sont pas activées, la perception (pratyaksha) et autres [moyens de preuve] ne peuvent entrer en action (vyavahâra), et d’autre part les facultés de sensation et d’action (indriya) ne peuvent entrer en action (vyavahâra) sans support (adhishthâna). Et s’il n’y a pas surimposition du corps (deha) au Soi (âtmâ), alors il n’y a pas [préoccupation] d’action. Si rien de tout cela n’était, le Soi (âtmâ) sans attache (asanga) ne pourrait être l’acteur de la preuve (pramâtri). Or sans ce qui est de nature à être acteur de la preuve (pramâtri) les moyens de preuve (pramâna) ne se manifestent pas. Donc la perception (pratyaksha) et autres moyens de preuve (pramâna) ainsi que les enseignements (shâstra) concernent un milieu (vishaya) fait d’ignorance (a-vidyâ).

Il n’y a aucune différence entre tous les êtres vivants (pashu). Les bêtes et autres quand un son, par exemple, frappe leurs oreilles reculent si elles le jugent défavorable ou avancent dans le cas contraire. Ainsi quand elles aperçoivent un homme brandissant un bâton, elles se mettent à fuir, imaginant ‘il va me frapper’; quand elles voient quelqu’un qui a la main pleine d’herbe tendre, elles avancent vers lui. De même les humains, quoique leur faculté de penser (chitta) soit développée, prennent la fuite quand ils aperçoivent des gens pleins de force, au regard féroce, qui hurlent en brandissant des sabres; ils s’approchent au contraire vers ceux qui ont une attitude toute différente. L’activité (vyavahâra) qui concerne les moyens de preuve (pramâna) et les choses à prouver (prameya) est identique chez l’homme et chez les bêtes. Or il est établi que le comportement (prasiddha) des bêtes et autres vis-à-vis de l’activité (vyavahâra) comme la perception (pratyaksha) et autres [moyens] présuppose le non-discernement (a-viveka). On pourra conclure que les hommes qui ont même apparence (darshana) [que les bêtes] tout en ayant la pensée (mata) plus développée ont une activité semblable vis-à-vis de la perception (pratyaksha) et autres [moyens] dans la durée (kâla) [de la surimposition].

Quant à l’activité (vyavahâra) [réglée] par les enseignements (shâstra), un homme investi (pûrvakarin) par l’intellect supérieur (buddhi) ne se qualifie (adhi-KRi) pas si la relation (sambandha) du Soi (âtmâ) avec un autre monde (para-loka) lui est inconnue, néanmoins la réalité du Soi (âtma-tattva), comme le Védânta (vedânta) peut la faire connaître, qui est d’être au-delà de la faim et autres [désirs], au-delà des distinctions (bheda) comme celle des Brâhmanes et des Kshatriyas, au-delà de la transmigration (samsâra), n’a pas à être reconnu pour la qualification (adhikâra); cette reconnaissance serait sans utilité et incompatible avec la qualification (adhikâra) [propre à accomplir les rites efficacement]. Donc l’enseignement (shâstra) qui se mobilise avant une connaissance distinctive (vijnâna) du Soi (âtmâ) n’échappe pas à ce milieu (vishaya) d’ignorance (a-vidyâ). Ainsi des enseignements (shâstra) parmi d’autres comme ‘le Brâhmane doit accomplir des rites sacrificiels’ se mobilisent tant qu’il y a surimposition (adhyâsa) au Soi (âtmâ) de la [notion de] caste (varna), de stade de l’existence terrestre (âshrama), d’âge (vayas), de circonstance (avasthâ) et autres distinctions (vishesha).

Nous avons dit que ce que l’on nomme surimposition (adhyâsa), c’est l’idée (buddhi) de cela (tat) en non-cela (a-tat).

Quand un homme se considère comme sain ou malade suivant que sa femme, son fils ou ses autres parents sont sains ou malade, il surimpose (adhi-ÂS) au Soi (âtmâ) des attributs (dharma) extérieurs; quand il déclare: ‘je suis gros, je suis maigre, je suis pâle, je suis debout, je marche, je saute’, il surimpose (adhi-ÂS) [au Soi] des attributs (dharma) du corps (deha); quand il déclare: ‘je suis muet, je suis borgne, je suis impuissant, je suis sourd, je suis aveugle’, il surimpose (adhi-ÂS) [au Soi] des attributs (dharma) des facultés de sensation et d’action (indriya); de même pour les attributs (dharma) du sens interne (antahkarana) tels que le désir, la volonté, le doute, la détermination, etc. On surimpose (adhi-ÂS) ce qui assume la notion du je (aham-pratyayin) au Soi interne (pratyagâtmâ) qui est témoin (sâkshin) des manifestations propres [à ce qui assume cette notion du moi] et inversement on surimpose au Soi interne (pratyagâtmâ), témoin de tout (sarva), le sens interne (antahkarana) et autres. Telle est cette surimposition (adhyâsa) naturelle (naisargika), sans commencement (anâdi) ni fin (ananta), qui a une forme (rûpa) de notion (pratyaya) erronée (mithyâ), qui manifeste les états d’agent (kartri) et de jouisseur (bhoktri) et dont la perception (pratyaksha) est pour tout (sarva) le monde (loka). C’est pour abolir cette cause (hetu) sans but (an-artha) et atteindre la connaissance (vidyâ) de l’unité du Soi (âtmâ-eka) qu’on entreprend [l’étude de] tous les Védântas (vedânta). Tel est le but (artha) de tous les Védântas (vedânta). Nous allons le montrer dans cette étude réfléchie (mîmânsâ) de ce qui est ‘incorporé’ (shârîraka). »

Ici s’achève l’introduction de Shankara. Et voici le premier sûtra que Shankara doit commenter:

            athâto brahmajijnâsâ

            « Et maintenant (atha) donc (atas) la recherche (jijnâsâ) de Brahma ».

La lecture de cette introduction peut laisser le lecteur perplexe. Shankara joue avec les mots. Son texte est plus une illustration, un symbole, de la surimposition qu’une explication. Le symbole peut amener à la synthèse où tout s’éclaire, alors que l’explication ne nous laisserait que dans les affres de l’analyse indéfinie. Ainsi ce qu’il faut comprendre se cache derrière ce qu’il nous dit ! En effet, la première phrase de cette introduction est particulièrement caractéristique. Car faire une distinction entre la ‘notion du nous’ et la ‘notion du vous’, c’est mettre l’accent sur le caractère nécessairement relatif de toute distinction. Peut-on exclure l’être de son milieu ? Non. Ainsi il n’y a pas d’opposition absolue entre l’être (vishayin) et son milieu (vishaya), comme le démontre le caractère illusoire de la distinction du ‘nous et du ‘vous’. On pourrait penser qu’il y a bien opposition entre les ténèbres et la lumière. Mais, là encore, cette opposition est en elle-même relative, car, d’un certain point de vue, le principe non manifesté de la lumière peut justement être symbolisé par la lumière. La non-lumière est le principe de la lumière, comme le Non-Être est le principe de l’Être. Ainsi conçue, cette distinction reste bien relative, comme nous le montre Shankara par cette fausse opposition du ‘nous’ et du ‘vous’ qui définit la surimposition ou fausse imputation.


Stotra, prakarana et upadesha


L’autre partie de l’oeuvre de Shankara peut se répartir en hymnes (stotra), en traités (prakarana) et en instructions (upadesha). A cette répartition qu’il ne faut pas considérer comme restrictive, on doit ajouter le Prapanchasâra (-tantra).

Les stotra (qui sont des hymnes composés pour certains de quelques strophes, pour d’autres de quelques dizaines de strophes et pour d’autres enfin de plus d’une centaine de strophes) se répartissent ainsi:

- Ganapati-stotra (hymnes à Ganesha),

- Subrahmanya-stotra,

- Îshvara-stotra (notamment des hymnes à Shiva comme la Shiva-ânanda-laharî [l’océan de béatitude de Shiva] ou le Shiva-panchâkshara-stotra dont nous donnons plus loin la traduction),

- Devî-stotra (hymnes à la Déesse comme la saundarya-laharî [l’océan de beauté]),

- Vishnu-stotra (hymnes à Vishnu comme le Krishnâshtakam ou le Mohamudgara connu aussi sous le nom de Bhajagovinda),

- Samkîrna-stotra (hymnes divers comme ceux dédiés à la Narmadâ ou au Gange, etc.).

On compte ainsi bien plus de soixante hymnes de Shankara.

Voici donc la traduction de l’hymne consacré au mantra de Shiva: « namah (hommage) shivâya (à Shiva) ». Ce mantra se compose ainsi de cinq syllabes représentées par cinq signes graphiques (N, M, SH, V, Y). Cet hymne intitulé Shiva-pancha-akshara-stotra [Hymne (stotra) aux cinq (pancha) syllabes (akshara)] se divise en cinq strophes. Chaque strophe débute par l’un des signes constitutifs du mantra:

1- « [Hommage] à celui qui a pour collier (hâra) le roi (indra) des serpents (nâga), qui a le [troisième] oeil (vi-lochana), qui a des cendres (bhasma) pour onguent (anga-râga), qui est le grand (mahâ) Être (îshvara); [hommage] à celui qui est éternel (nitya), qui est pur (shuddha), qui est nu (dig-ambara, qui a l’espace comme vêtement); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra, lettre, son) Na, hommage (namah) à Shiva ».

2- « [Hommage] à celui qui est oint (charchita) de santal (chandana) et d’eau (salila) du Gange (mandâkinî), qui est le grand (mahâ) Être (îshvara): maître (nâtha) des Pramatha et seigneur (Îshvara) de Nandi; [hommage] à celui à qui l’on donne en offrande (su-pûjita) de nombreuses (bahu) fleurs (pushpa) à commencer (mukhya) par celles de l’arbre mandâra; [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Ma, hommage (namah) à Shiva ».

3- « [Hommage] à celui qui est de bon auspice (shiva, bienfaisant), qui est le soleil (sûrya) levant (bâla) [révélant] le visage (vadana) de lotus (abja) de Gaurî, qui ruine (nâshaka) le sacrifice (adhvara) de Daksha; [hommage] au seigneur (shrî) à la gorge (kantha) bleu (nîla) qui a le taureau (vrisha) pour emblème (dhvaja); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) SHi, hommage (namah) à Shiva ».

4- « [Hommage] à celui qui est adoré (archita) comme la plus haute (shekhara) divinité (deva) par les grands (indra) et nobles (ârya) ascètes (muni): [les rishis] Vasishtha, Agastya (Kumbhodbhava) et Gautama; [hommage] à celui dont les yeux (lochana) sont la lune (chandra), le soleil (arka) et le feu (vaishvâ-nara, Agni, l’Universel, le Soi); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Va, hommage (namah) à Shiva ».

5- « [Hommage] à celui qui est la forme même (sva-rûpa) du sacrifice (yajna), qui porte (dhara) le chignon (jatâ), qui brandit (hasta) un arc (pinâka), qui est éternel (sanâtana); [hommage] à celui qui est divin (divya), qui est divinité (deva) qui est infini (dig-ambara, le ciel, ambara, dans toutes les directions, dish); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Ya, hommage (namah) à Shiva ».

Le terme dig-ambara se rencontre deux fois dans cet hymne. A la première strophe il est traduit par ‘nu’ et par ‘infini’ dans cette dernière strophe. Ambara, c’est le ciel que l’on peut considérer comme un vêtement qui nous couvre et s’il s’étend dans toutes les directions (dish), on n’a pas besoin d’autre couverture, on est nu mais enveloppé par le ciel. Si l’on s’identifie à cet espace qui nous couvre (ambara), on est alors le ‘ciel’ dans toutes ses directions (dish), on est ce qui enveloppe tout, le Principe, l’Infini.


Shankara a composé de nombreux traités (prakarana), plus d’une trentaine. Parmi ceux-ci le célèbre Âtma-bodha. Nous donnerons en conclusion la traduction du plus court d’entre eux: l’Ekashlokî composé d’une ‘seule (eka) strophe (shloka)’. Nous avons précédemment traduit deux de ces prakarana: le Dashashloki et l’Upadesha-panchakam (ce dernier pourrait figurer dans le groupe des ‘instructions’). Là encore, ces traités comptent parfois plus de cent strophes comme l’Aparokshânubhûti [la conception (anubhûti) explicitée (aparoksha) du (Soi)] ou moins d’une dizaine comme le Dhanyâshtakam [la huitaine des heureux (dhanya)]. Cinq strophes pour la Panchîkaranam et plus d’une cinquantaine pour le Vâkya-vritti.

Nous retiendrons l’Advaita-pancharatnam [les cinq (pancha) joyaux (ratna) de la Non-Dualité (advaita)] dont voici la traduction:

1- « Je (aham) ne suis ni le corps (deha), ni les facultés de sensation et d’action (indriya), ni le sens interne (antar-anga, organe interne), ni le moi individuel (ahamkâra), ni le groupe (varga) des souffles (prâna), ni l’intellect (buddhi); loin (dûra) de l’épouse (dâra), des enfants (apatya), des terres (kshetra), des richesses (vitta) et autres (âdi) [sources d’attachement], [je] suis le témoin (sâkshî), éternel (nitya), le Soi intérieur (pratyag-âtmâ), je (aham) suis Shiva ».

            Il faut bien comprendre que le premier ‘je’ (aham) est celui qui pose la question: « Qui (kah) suis-je (aham) ?, ko’ham ». Le second ‘Je’ (aham) est celui de la réponse: « Je (aham) suis Cela (sah), so’ham ».

2- « Par la non-reconnaissance (a-jnâna, ignorance) de la corde (rajju) un serpent (ahi) [peut] se surimposer (BHÂ, apparaître) à la corde (rajju); de même par ignorance (a-jnâna) du propre Soi (sva-âtmâ) la condition (bhâva) de jîva (vivant) est [surimposée] au Soi (âtmâ); par [la perception d’] une parole (ukti) efficace (âpta) la ruine (nâsha) de l’illusion (bhrânti) du serpent (ahi) est [obtenue], cela (sah) est [bien] une corde (rajju); [donc] par la parole (ukti) du maître (deshika), [on comprend:] je (aham) ne suis pas le jîva (vivant), je (aham) suis Shiva ».

3- « C’est par illusion (vi-moha) que ce monde (vishva) relatif (a-satya, sans vérité) apparaît (â-BHÂ) dans le Soi (âtmâ) dont la nature (rûpa) est vérité (satya), connaissance (jnâna) et béatitude (ânanda); tel un rêve (svapna) né des possibilités illusoires (moha) du sommeil (nidrâ), cela (tat) n’est pas vrai (satya); [je] suis pur (shuddha), infini (pûrna), éternel (nitya), un (eka), je (aham) suis Shiva ».

4- « Je (aham) ne suis pas né (jâta), je n’ai pas grandi (pra-vriddha), je ne suis pas mort (nashta); tous (sarva) ces attributs (dharma) naturels (prâkrita) sont dits (ukta) du corps (deha); la condition d’agent (kartri-tva) et autres (âdi) [conditions] constituées (maya) de conscience (chit) ne sont pas le moi individuel (ahamkara) mais mon (aham) Soi (âtmâ), je (aham) suis Shiva ».

On trouve ici une illustration des effets des deux pôles principiels de la manifestation. Le principe passif Prakriti et implicitement le principe actif Purusha. Les effets de cette polarité, comme la polarité principielle doivent finalement disparaître dans le Principe suprême, dans le Soi.

5- « Rien d’autre (anya) que ‘moi’ (mattas) n’existe ici (atra); le monde (vishva) est en vérité (satyam) une chose (vastu) extérieure (bâhya) façonnée (upa-KLiP) par Mâyâ; semblable (tulya) à un reflet (bhâsamâna) dans (antar) un miroir (âdarsha), il apparaît (BHÂ) en ‘moi’ (aham) qui suis non-duel (advaita); je (aham) suis donc (tasmât) [bien] Shiva ».

            Stotra, prakarana et upadesha. L’oeuvre de Shankara est aussi constituée d’Upadesha. On peut citer trois grands textes appartenant à cette catégorie: le Vivekachûdâmani [le suprême (chûdâ) joyau (mani) du discernement (viveka)], l’Upadeshasahasrî [ce qui comporte mille (sahasrî) instructions (upadesha)] et le Sarva-vedânta-siddhânta-sâra-samgraha.


Mâyâ


Nous retiendrons certaines strophes du Vivekachûdâmani pour illustrer la question de l’Illusion résultant de l’ignorance (a-vidyâ) sans pour autant oublier que Mâyâ est aussi identifiée à Prakriti ou à l’Avyakta. Mais citons cette strophe avant de parler de Mâyâ:

58- « Ce n’est ni par le Yoga , ni par le Sânkhya, ni par le Karma, ni par la Vidyâ que la Délivrance (moksha) se réalise (SIDH); [la Délivrance se réalise] dans la compréhension (bodha) de l’identité (eka-tva) entre Brahma et Âtmâ, et pas autrement (anyathâ) ».

            Il faut donc dépasser les quatre derniers darshanas, avoir assimilé le Sânkhya, le Yoga, la Karma-Mîmânsâ et la Brahma-Mîmânsâ (brahma-vidyâ) pour entrevoir la Délivrance. Mais poursuivons par ces strophes caractérisant les diverses facettes de Mâyâ:

110- « Ce qui a pour nom (nâma) Avyakta (indifférencié), c’est la puissance (shakti) de l’Être (parama-îsha), c’est Avidyâ (ignorance) sans commencement (an-âdi), c’est ce qui est constitué (âtmika) des trois (tri) qualités (guna), c’est le suprême (para), c’est Mâyâ, c’est ce que le sage (sudhî) peut deviner (anu-meya, par ‘mesure’ MÂ) à partir de ses effets (kârya), c’est ce qui a projeté (pra-SÛ) cet univers (jagat) entier (sarva) ».

111- « [Mâyâ] n’est composée (âtmika) ni de l’être (sat) ni du néant (a-sat) ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya), [Elle] n’est composée (âtmika) ni de ce qui est différencié (bhinna) ni de ce qui n’est pas différencié (a-bhinna) ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya), [Elle] n’est composée (âtmika) ni de ce qui est fait de parties (sânga) ni de ce qui n’est pas fait de parties (an-anga) ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya), [Elle] est le grand (mahâ) prodige (adbhutâ) dont la forme (rûpa) est indiscernable (a-nirvachanîya) ».

112- « [Mâyâ] est détruite (nâshya) en réalisant (vi-bodha, reconnaissance) Brahma pur (shuddha) et non-duel (advaya), comme l’illusion (bhrama, erreur) du serpent (sarpa) est [détruite] par le discernement (viveka) de la corde (rajju); [Elle] se déploie (pra-SIDH) avec rajas, tamas et sattva, les [trois] guna (qualités) qui dévoilent (prathita) ses propres effets (sva-kârya) ».

            Le déploiement de Mâyâ en fonction des guna s’accomplit avec l’avriti-shakti (pouvoir d’obnubilation) pour tamas, la vikshepa-shakti (pouvoir de projection, de dispersion) pour rajas et la jnâna-shakti  (pouvoir de connaissance) pour sattva.

122- « Cet Avyakta (indifférencié) s’exprime (nirukta) au travers des trois qualités (tri-guna); celui-ci est une cause (kârana) nommée (nâma) corps (sharîra) du Soi (âtmâ); celui-ci est l’état (ava-sthâ) particulier (vibhakti) du sommeil profond (sushupti) où le mode fonctionnel (vritti) de l’intellect (buddhi) et de toutes (sarva) les facultés de sensation et d’action (indriya) est annihilé (pralîna) ».

le kârana-sharîra (littéralement corps causal) est donc la forme principielle ou causale, c’est-à-dire principe de la manifestation formelle. En ce sens on peut le considérer comme le ‘corps’ du Soi.

124- « Le corps (deha), les facultés de sensation et d’action (indriya), le souffle (prâna), le mental (manas), le ‘je’ (aham), etc. (âdi); les transformations (vikâra), les modifications du milieu (vishaya), le plaisir (sukha) [ou la souffrance] et autres (âdi), l’air (vyoma) et autres (âdi) éléments (bhûta), l’univers (vishva) entier (akhila), y compris (paryanta) l’Avyakta (indifférencié); tout (sarva) enfin est le non-Soi (an-âtmâ) ».

125- « Sache (vid) que tout (sarva), Mâyâ et les effets (kârya) de Mâyâ, depuis (âdi, commencement) le Mahat (le Grand, le grand principe) jusqu’au (pary-anta, fin) corps (deha), [tout] est néant (a-sat) et propre (tattva) au non-Soi (an-âtmâ), [tout] est comme (kalpa) un mirage (marîchikâ) dans le désert (maru) ».

49- « Pour toi (tvam) qui es [pourtant] le suprême Soi (parama-âtmâ), l’association (yoga) avec l’ignorance (a-jnâna) instaure (tata) un lien (bandha) avec le non-Soi (an-âtmâ) [qui est] ainsi (eva) le samsâra (samsriti); [mais] le feu (vahni) de la connaissance (bodha) usant (VAD) du discernement (viveka) consume (pra-DAH) [jusqu’à] la racine (samûla) les effets (kârya) de l’ignorance (a-jnâna) ».

171- « En effet, il n’y a pas d’ignorance (a-vidyâ) en dehors (atirikta, différente) du mental (manas), car le mental (manas) est a-vidyâ, la cause (hetu) de l’enchaînement (bandha) des états d’être (bhava), [du samsâra]; quand cela (tat) disparaît (vinashta), tout (sakala) disparaît (vinashta); quand cela (ayam) se manifeste (vi-JRiMBH), tout (sakala) se manifeste (vi-JRiMBH) ».

392- « Tout (sarva) cet univers (jagat), circonscrit (ava-GAM) par la parole (vâch) et le mental (manas), est Être (sat) et rien d’autre (eva); il n’y a rien d’autre (eva) que l’Être (sat) pour ce qui se situe (sthitavân) aux frontières (sîma) ultimes (para) de Prakriti. En quoi le vase (kalasha), la cruche (ghata), la jarre (khumbha) et autres (âdi) [ustensiles] sont-ils identifiables (ava-GAM) à autre chose (prithak, séparé) qu’à de l’argile (mritsnâ) ? Ivre du vin (madirâ) de Mâyâ, l’[homme] égaré (bhrânta) parle (VAD) en usant des termes (iti) comme ‘je’ (aham), ‘toi’ (tvam) ».

Les frontières ultimes de Prakriti touchent à celles de Purusha. L’informe à l’épuisement des formes doit disparaître dans l’informel.

512- « Qu’en Prakriti, il y ait (AS) des changements (vikâra) de dix manières (dasha-dhâ), de cent manières (shata-dhâ) ou de mille manières (sahasra-dhâ), en quoi (kim) suis-je (aham) [lié] à ceux-ci (tat) ? [Je] suis la conscience (chit) inconditionnée (a-sanga, non attachement); le tumulte (dambara, tonnerre) des nuages (ambuda) ne perturbe (SPRISH) pas le ciel (ambara, éther) ».

Les trois puissances de dix (101 = 10, 102 = 100, 103 = 1000) évoquent les trois mondes et l’ensemble des possibilités qui s’y réalisent.

570- « Esclavage (bandha) et libération (moksha) sont tous deux suscités (KLiP) par Mâyâ, l’un et l’autre ne sont pas de la nature du Soi (sva-âtmâ); Il en est comme de l’apparition (âbhâsa) ou de la disparition (vi-nir-gama) du serpent (sarpa) [illusoire] dans [l’apparence] de la corde (rajju) qui est [toujours] identique (nishkriya, inactive, inerte) ».


Rappelons que Mâyâ est la ‘mère’ de l’avatâra. La notion de Mâyâ ne manque pas d’être paradoxale. Dans son lien au Principe, Mâyâ est la shakti de Brahma; dans l’absence erronée de ce lien c’est l’Illusion qui n’est pas (, n’est pas, ya, qui). Ainsi ce qui est proprement illusoire, c’est le fait de considérer la manifestation, le Monde, comme extérieur au Principe, à Brahma. C’est en ce sens que Mâyâ est avidyâ.


Âtma-bodha


Nous ne retenons de l’Âtma-bodha qu’un choix de strophes qui peuvent s’appliquer à l’état spirituel du Yogî:

47- « Le Yogî doué de la connaissance (vi-jnâna-vân) effective (samyak, parfaite) contemple (sthita, demeure) toutes choses (a-khila) en son propre Soi (sva-âtmâ); et par l’oeil (chakshus) de la connaissance (jnâna), il perçoit (ÎKSH) que le Soi (âtmâ) est Un (eka) et Tout (sarva) ».

48- « Comme les jarres (ghata) et autres (âdi) [ustensiles] ne sont que de l’argile (mrit), [de même] l’univers (jagat) entier (sarva) n’est que le Soi (âtmâ) hors duquel il n’est rien d’autre (anya) que le Soi (âtmâ); ainsi il [Yogî] perçoit (ÎKSH) que tout (sarva) est son propre Soi (sva-âtmâ) ».

53- « Quand les limitations surajoutées (upâdhi) sont supprimées (vi-laya), le Muni (synonyme de Yogî) se fond (VISH) dans l’Essence (vishnu, Être) qui est partout (nir-vishesha, sans déterminations) comme l’eau (jala) dans l’eau (jala), l’air (viyat) dans l’air (vyoma) ou le feu (tejas) dans le feu (tejas) ».

34- « [Il] est (AS) sans détermination qualitatives (nir-guna), sans action (nish-kriya), éternel (nitya), sans volition (nir-vikalpa), sans souillure (nir-anjana), sans changement (nir-vikâra), sans forme (nir-âkâra), perpétuellement (nitya) libre (mukta) et pur (nir-mala) ».

35- « Comme l’éther (âkâsha), [il] (aham) pénètre (GAM) tout (sarva) à l’intérieur (antar) et à l’extérieur (bahir); constamment (sadâ), [il] est impérissable (a-chyuta), immuable (sama) en tout (sarva), inaltérable (siddha), impassible (nih-sanga, sans attache), pur (nir-mala) et inébranlable (a-chala, immobile) ».

36- « [Il] (aham) est le Suprême (para) Brahma qui est éternel (nitya), pur (shuddha), libre (vi-mukta), seul (eka, un), incessamment rempli (akhanda) de Béatitude (ânanda), sans dualité (advaya), vérité (satya, Principe inconditionné de toute existence), connaissance (jnâna) et sans fin (an-anta) ».

54- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, après (apara) la possession (lâbha) duquel il n’y a rien à posséder (lâbha); après (apara) la jouissance (sukha) [de la Béatitude] duquel il n’y a point de félicité (sukha) qui puisse être désirée; et après (apara) l’obtention de la Connaissance (jnâna) duquel il n’y a point de connaissance (jnâna) qui puisse être obtenue ».

55- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, lequel ayant été vu (DRiSH) [par l’oeil de la Connaissance], aucun (apara) [objet] n’est contemplé (drishya); avec lequel étant identifié (BHÛ), aucune (punar, en arrière) modification (bhava) [telle que la naissance ou la mort] n’est [éprouvée]; lequel étant connu (JNÂ), aucune autre (apara) connaissance (jneya) n’est [à atteindre] ».

56- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, qui est répandu partout (pûrna), [dans tout]: dans l’espace intermédiaire (tiryak, entre), dans ce qui est au-dessus (ûrdhva) et dans ce qui est au-dessous (adhas) [c’est-à-dire dans l’ensemble des trois mondes]; Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude (ânanda), sans dualité (advaya), indivisible (ananta) et éternel (nitya) ».

57- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, affirmé (lakshate) dans le Védânta comme absolument distinct de ce qu’il pénètre [littéralement, ‘désigné (lakshate) dans les védânta par la méthode (rûpa) de l’élimination (vy-a-vritti) du non-cela (a-tat)’], immuable (avyaya), incessamment rempli (akhanda) de Béatitude (ânanda) et sans dualité (eka) ».

59- « [Il] est Brahma, en qui toutes choses (vastu) sont unies (yukta, liées, akhila, intégralement), de qui tous les actes (vyavahâra) dépendent (chid-anvita); c’est pourquoi (tasmât) Il est répandu en tout (sarva-gata), comme le beurre (sarpis) est essentiellement (akhila) [présent] dans le lait (kshîra) ».

60- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, qui n’est ni subtil (an-anu) ni grossier (a-sthûla), qui est sans grandeur ou dimension (a-hrasva, ni court), inétendu (a-dirgha, ni long), sans origine (a-ja, non-né), incorruptible (a-vyaya), sans figure (a-rûpa), sans qualité (a-guna), sans assignation (a-varna) ou caractère quelconque (âkhyâ, nom) ».

61- « Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, par lequel toutes choses (sarva) sont éclairées (BHÂS), dont la lumière (bhâsa) fait briller (BHÂS) le soleil (arka) et tous les corps lumineux (âdi, autre), mais qui n’est point rendu manifeste (BHÂS) par leur lumière (bhâs) ».

62- « Comme le feu (vahni) [pénètre] [intimement] un boulet (pinda) de fer (âyasa) incandescent (pratapta), Brahma pénètre (pra-KÂSH) l’univers (jagat) entier (akhila) intérieurement (antar) extérieurement (bahir) et de part en part (vyâpya), [les trois mondes], Il le fait briller (BHÂS) et [brille] de lui-même (svayam) ».

63- « Brahma ne ressemble (vilakshana) pas au Monde (jagat), et hors Brahma il n’y a rien (anyat, autre); tout ce qui semble exister (BHÂ) en dehors (anyat) de Lui (brahma) ne peut exister [de cette façon] qu’en mode illusoire (mithyâ), comme l’apparence de l’eau (marîchi, mirage) dans le désert (maru) ».

64- « De tout ce qui est vu (DRiSH), de tout ce qui est entendu (SHRÛ), rien n’existe (BHÛ) hors (anyat, autre) de Brahma; dans la Connaissance (jnâna) de la Vérité (tattva), Brahma est Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude (ânanda), sans dualité (advaya) ».

65- « L’oeil (chakshus) de la connaissance (jnâna) contemple (nir-ÎKSH) l’Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude (ânanda), l’Omniprésent (sarva-ga); mais l’oeil (chakshus) de l’ignorance (a-jnâna) ne l’aperçoit  (ÎKSH) point, comme un homme aveugle (andha) ne voit point la lumière (bhânu, soleil) sensible (bhâravân) ».

66- « Comme l’or (svarna) est débarrassé (mukta) [par le feu] de toutes ses scories (sarva-mala), le jîva (vivant) brûlant (uddîpta) du feu (agni) de la connaissance (jnâna) activé (paritâpita) par l’audition (shravana, l’enseignement) et autres (âdi) [moyens] est [débarrassé de toutes ses impuretés] et il brille (DYUT) [alors] de sa propre (svayam) [splendeur] ».

67- « Quand le Soi (âtmâ), Soleil (bhânu) de la Connaissance spirituelle (bodha), se lève (udita) dans le ciel du coeur (hrid-âkâsha, l’éther du coeur) Il chasse (upa-HRi) les ténèbres (tamas) [de l’ignorance], il brille (BHÂ) pénétrant (vyâpî) tout (sarva), enveloppant (dhârî) tout (sarva) et illuminant (BHÂS) tout (akhila) ».

68- « Celui qui a fait le pèlerinage (tîrtha) de son propre Soi (sva-âtmâ), [un pèlerinage] dans lequel il n’y a rien concernant (an-apa-ÎKSH) la situation (dish), la place (desha), le temps (kâla), etc. (âdi), qui est partout (sarva-ga, omniprésent), dans lequel ni le froid (shita) [ni le chaud], etc. (âdi), ne sont éprouvés, qui procure une félicité (sukha) permanente (nitya) et [une délivrance définitive] de tout trouble (niranjana); celui-là est (BHAJ) sans action (vi-nish-kriya), omniscient (sarva-vid), omniprésent (sarva-gata) et il obtient (BHÛ) l’éternelle Béatitude (amrita, immortalité) ».


Ekashlokî


Kim jyotis-tava bhânumân-ahani me râtrau pradîpâdikam syâd-evam ravi-dîpa-darshana-vidhau kim jyotir-âkhyâhi me / chakshus-tasya nimîlanâdi-samaye kim dhîr-dhiyo darshane kim tatrâham-ato bhavân paramakam jyotis-tad-asmi prabho //


            « Quelle (kim) est ta (tvam) lumière (jyotis) ?

            Pour moi (aham), le jour (ahar) c’est le soleil (bhânumân), la nuit (râtri) ce sont des (âdika, etc.) lampes (pradîpa).

            Peut-être (syât), mais (evam) dis-moi (AH) quel (kim) est le nom (âkhyâ) de la lumière (jyotis) pour l’obtention (vidhi) de la vision (darshana) du soleil (ravi) et de la lampe (dîpa) ?

            C’est l’oeil (chakshus).

            [Et] quel (kim) est  [le nom de la lumière] lors (samaya, condition) de la fermeture des yeux (nimîlana-âdi) ?

            C’est la pensée (dhî).

            [Et] quel (kim) est [le nom de la lumière] pour la vision (darshana) de la pensée (dhî) ?

            Là (tatra), c’est le ‘je’ (aham).

            Devenant (BHÛ) alors (atas) la suprême (paramaka) Lumière (jyotis), [je] suis (AS) cela (tat), ô maître (prabhu) ».

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