SHANKARA, Maître de la Non-Dualité
L’avatâra de Shiva
La Providence divine ne
manque jamais de répondre à une sollicitation justifiée de la Tradition. Elle
révèle alors un être dont la présence répondra à cette attente. Shankara est
l’un de ces êtres exceptionnels. Nous ne retiendrons des récits de sa vie que
les événements qui sont les symboles révélateurs de sa véritable nature et de
sa fonction. Les circonstances de sa conception humaine nous en offrent une
première illustration.
Les futurs parents de
Shankara ne parvenaient pas à avoir de descendance. Afin d’obtenir une aide
divine, ils partirent en pèlerinage vers le grand temple de Shiva pour
accomplir les rites favorables à leur demande. Une nuit le Seigneur Shiva leur
apparut en rêve pour accéder à leurs prières. Leur descendance serait assurée,
mais ils devaient malgré tout choisir entre avoir un grand nombre d’enfants
stupides et méchants mais dont les existences seraient longues ou bien n’avoir
qu’un seul fils bon et intelligent mais dont la vie serait brève. Le fils
unique fut l’objet de leur choix.
Contre toute attente, les
futurs parents de Shankara font un choix contraire à la logique qui doit
prévaloir en ce temps de Kali-Yuga,
d’Âge Sombre, qui était le leur et le notre présentement. Cette phase finale du
Manvantara, ou ère d’un Manu, est en effet caractérisée par le
règne de la quantité au détriment de la qualité et par la ruine de l’esprit
traditionnel. Le choix qui se voudrait adapté à cette phase devrait être celui
d’une abondante progéniture aux qualités médiocres. Les futurs parents de
Shankara font donc un choix héroïque en faveur de la sauvegarde de la
Tradition. Il sacrifie l’abondance de longévité, la quantité temporelle (le
temps étant d’ailleurs de peu de qualité dans cette phase, l’avoir en abondance
est sans grande valeur) à la qualité intellectuelle et donc spirituelle. La
fulgurance providentielle de l’autorité spirituelle est retenue. Le pouvoir lié
à ces nombreuses destinées égarées dans la volonté de puissance est ainsi
rejeté. Le choix des futurs parents de Shankara est celui de la Tradition qui
sollicite ainsi l’intervention de l’Avatâra
éternel qui se manifeste par cette naissance d’un avatâra mineur (amsha-avatâra)
de Shiva. Un fils unique pourvu de toutes les qualités de l’Esprit.
« Ô descendant de
Bharata, toutes les fois qu’il se produit un déclin (glâni) de l’Ordre (dharma,
Loi) et que le désordre (a-dharma, le
non-Ordre) se dresse (abhy-ut-thâna),
alors (tadâ) Je (aham) me projette (SRiJ, envoyer) Moi-même (âtmâ, soi-même) ». [Bhagavad-Gîtâ, IV, 7.]
Shankara voit ainsi le jour
dans le village de Kâladi (Kâlati) au Kérala, province située à l’extrême
Sud-Ouest de l’Inde méridionale. Cette localisation de la naissance de l’avatâra paraît en contradiction avec le
sens de sa mission. On le verrait venant de l’Est (d’où la lumière paraît) et
mieux encore du Nord (symbole du pôle spirituel). Mais puisqu’il descend en cet
Âge Sombre, ce Kali-Yuga où tout est
objet de confusion et de désordre, il doit opérer une réorientation de la
Tradition. Ainsi bien que fondamentalement en Orient, il descend en cet
Occident tout relatif pour le réorienter. L’avatâra
redresse le Sud en Nord et l’Ouest en Est. Il descend donc symboliquement en ce
lieu situé en Orient, mais à l’extrême Sud-Ouest. Les sources traditionnelles
(multiples mais cohérentes sur le plan de la géographie sacrée) concernant son
existence laissent entendre qu’il quitta son corps en un lieu situé à l’Est ou
au Nord-Est, marquant ainsi l’aboutissement de cette réorientation.
Ses parents portent des noms
bien significatifs. Son père se nomme Shiva-Guru et sa mère Ârya-Ambâ (ambâ, mère, ârya, noble)
Si l’on s’attarde selon le
système de katapayâdi (lié à
l’ordonnancement du syllabaire sanscrit) sur la numérologie du nom qui lui fut
donné ShaNKaRa, on obtient 5512 (Sh 5; N 5; K 1; R 2) qui inversé, comme il est d’usage
pour les datations, donne 2155:
Le chiffre 2 désigne le deuxième mois lunaire, vaishakha.
Le chiffre 1 montre qu’il s’agit de la première moitié de
ce mois (la moitié blanche), shukla
paksha.
Le chiffre 5 indique le cinquième jour, tithi, c’est-à-dire panchamî.
Shankara est donc né le cinquième jour dans la première
moitié du mois de vaishakha.
La Tradition le fait naître
au tout début du Vème siècle avant notre ère. L’historicisme veut le voir
naître à la fin du VIIIème siècle de notre ère, soit pratiquement treize
siècles plus tard. La science historique ne s’intéresse qu’aux individus et à
ce qui les différencie, elle ignore la réalité d’une fonction traditionnelle
qui peut être assurée par différentes individualités tout au long des siècles,
toutes ces individualités portant alors le même nom puisqu’elles assument la
même fonction. Shankara est avant tout le symbole même d’une telle fonction traditionnelle:
celle de Porte-parole suprême de la Connaissance transmise par la Tradition.
Cette fonction est née avec la Tradition, le nom de Shankara ne la représente
que pour une phase particulière du cycle de la présente humanité. Cette phase
appartenant au temps qualifié, elle ne peut se réduire à la durée quantitative
d’une existence humaine. D’ailleurs, l’avatâra
est-il seulement tributaire de la naissance ? Il n’est que le reflet de l’Avatâra éternel.
La cinquième année de
Shankara est considérée comme celle du décès de son père Shivaguru et celle de
son upanayana. On le dit déjà versé
dans la connaissance des textes de la Tradition et sa précocité est telle qu’il
lui suffit d’un cycle de cinq ans (le nombre cinq est symboliquement celui de
l’homme individuel, du Microcosme) pour se voir remettre le cordon brahmanique.
Ceci ne déroge pas véritablement à la règle même si l’upanayana est généralement conféré à l’âge de sept ans.
La mort du père de Shankara
conforte symboliquement sa fonction d’avatâra.
Il est alors le fruit incontestable de l’union de Purusha et de Prakriti,
du Ciel et de la Terre. Sa mère devenant alors le symbole de Mâyâ, la Shakti de Brahma.
La fonction de l’upanayana (littéralement nayana, fait de guider; upa, près du [maître]) est de faire de
l’être un dvi-ja (un deux fois né).
La mort frappe alors tout ce qui limitait ses potentialités purement
spirituelles, l’être est ainsi régénéré. Dans le cas de l’avatâra, ce qu’il accomplit a avant tout valeur d’exemple.
Shankara est maintenant un brahmachârî qui étudie les textes
révélés. Le brahmacharya est le
premier des âshramas, des stades de
la vie. Shankara est un brahmachârî
des plus doués. Vient un temps où sa mère envisage de le faire accéder au
deuxième âshrama, le grihastha (littéralement celui qui
habite une maison). Elle souhaite ainsi le voir fonder une famille. Mais
Shankara sait qu’il doit au plus tôt atteindre le quatrième et dernier âshrama en devenant un sannyâsî. Un incident remarquable aidera
à son dessein. Alors qu’il se baignait dans le fleuve, un crocodile le saisit à
la cheville en l’entraînant dans le courant. Shankara appela à l’aide. Sa mère
entendit ses cris et courut à son secours. Shankara tout en se débattant
n’ignorait pas que l’unique façon d’échapper à l’emprise du crocodile était de
renoncer à tout en devenant sannyâsî.
Si l’on renonce à ce que l’on croit être (aux apparences, à l’Illusion), on ne
peut plus être une proie pour qui que ce soit. Son propre renoncement imposait
celui du crocodile. Comprenant cela, sa mère donna son consentement à ce qu’il
renonce au monde. Shankara récita un mantra
affirmant son renoncement et aussitôt le crocodile abandonnant sa prise, devint
un gandharva et disparut.
Sa mission peut maintenant
s’accomplir. Il quitte alors son village promettant à sa mère de revenir pour
l’assister dans ses derniers instants et d’accomplir selon les règles les rites
funéraires comme un fils doit le faire lors du décès de sa mère.
On peut comprendre que Shiva
par sa qualité transformatrice est au-delà du principe substantiel (Prakriti) et qu’ainsi Mâyâ finalement disparaît devant l’avatâra de Shiva. Alors qu’un avatâra de Vishnu peut disparaître
devant Prakriti.
Digvijaya yâtrâ
Les sources qui nous
informent sur la « personnalité » de Shankara sont nombreuses. Le
récit le plus connu est le Shankara
digvijaya composé par Vidyâranya. Le terme dig-vijaya marque l’aspect victorieux (vijaya) du rôle de Shankara dans toutes les directions de l’espace
(dik). Shankara a en effet entrepris
un pèlerinage (yâtrâ) dans tout
l’espace (dik) de l’Inde créant des mathas (institutions) qui perpétuent son
enseignement. On attribue à Ânandagiri (Totakâchârya), l’un des principaux
disciples de Shankara, la rédaction d’un de ces Shankaravijaya. On en dénombre près d’une dizaine. Vyâsâchala,
Govindanâtha et Chidvilâsa notamment ont ainsi rédigé un Shankaravijaya. On peut mentionner comme autres sources le Shivarahasya ainsi que le Patanjalicharita. Enfin les différents mathas conservent certaines informations
contenues dans les Guru-paramparâ-stotras.
Shankara, le sannyâsî, se met en route pour atteindre
les rives d’un des fleuves sacrés de l’Inde, la Narmadâ. Ses pas le mènent à
l’entrée d’une grotte où séjourne Govinda-Bhagavatpâda l’éminent disciple de
Gaudapâda. Le nom de Gaudapâda est attaché aux kârikâs (strophes qui commentent) de la Mândûkya Upanishad. Govinda-Bhagavatpâda est en méditation.
Shankara doit devenir son disciple, autant que l’on puisse parler à son sujet de
cette illusoire distinction entre maître et disciple. Shankara expose alors
l’essence de la Non-Dualité en dix strophes (ce nombre étant la symbole de
l’accomplissement, marqué par le chiffre 1 signe de l’Être et le chiffre 0
signe du Non-Être, où le saguna Brahma
s’efface dans le nirguna Brahma).
Govinda-Bhagavatpâda ne peut alors qu’être conquis au centre même de sa
méditation en reconnaissant l’incontestable autorité du jeune sannyâsî. Voici la traduction de ces dix
strophes, le Dashashlokî:
1- « Ni
la terre (bhûmi) ni l’eau (toya) ni le feu (tejas) ni l’air (vâyu) ni
l’éther (kha) ni les facultés de
sensation et d’action (indriya) ni
l’assemblage (samûha) de tout cela:
cette multiplicité (aneka) grossière
(antikatva) n’est pas, [ne me
concerne pas]. Cet Un (eka) qui est
atteint (siddha) dans le sommeil
profond (sushupti), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala),
le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »
2- « Ni
les castes (varna), ni les règles (âchâra) et les lois (dharma) propres aux castes (varna) et aux stades de l’existence (âshrama) ne sont pour le Je (aham), [ne me concernent]; ni même la
concentration (dhâranâ) ni même la
méditation (dhyâna) ni même l’union (yoga), etc., [ne me concernent]. Et même
la cessation (hâna) de la
surimposition (adhyâsa) du moi (aham) sur le Je (aham) résultant (âshraya)
du non-soi (anâtmâ) [ne me concerne
pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH),
l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est,
[Cela me concerne]. »
Cette question fondamentale
de la surimposition (adhyâsa),
Shankara la choisira pour thème de son introduction (dont nous donnerons la
traduction) pour son commentaire des Brahma-sûtras.
3- « Ni
mère (mâtri) ni père (pitri) ni déité (deva) ni monde (loka) ni Veda ni sacrifice (yajna) ni lieux saints (tîrtha)
ne sont à considérer (BRÛ); dans le
sommeil profond (sushupti), même ce
qui, comme (âtmakatva) le vide ultime
(ati-shûnya), est anéanti (nirasta),
[ne me concerne pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH),
l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est,
[Cela me concerne]. »
4-
« Les conceptions (mata)
relevant du Sânkhya, des Shaiva (aspects shivaïtes), des Pancharâtra (aspects vishnouïtes), des Jaina, du Mîmânsâ , etc. ne sont pas, [ne me concernent pas]; même les
conceptions (anubhûti) qui se
distinguent (vishishta) comme (âtmakatva) extrêmement pures (vishuddha) [ne me concernent pas]. Ce
qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est,
[Cela me concerne]. »
5- « Ni
le haut (ûrdhva) ni le bas (adhas) ni l’intérieur (antar) ni l’extérieur (bâhya) ni le centre (madhya) ni tous les pourtours (tiryak) ni l’avant ni l’arrière (pûrvâpara dik) ni tout ce qui peut être
contenu (vyâpakatva) dans l’espace intermédiaire
(viyat), [toutes ces déterminations
ne me concernent pas]. Cet aspect (rûpa)
un (eka) sans discontinuité (khanda), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala),
le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »
L’aspect un sans
discontinuité symbolise l’Infini qui est absolument indivisible, qui est le
Tout. Ainsi rien ne peut être absolument séparé dans le Tout, les limitations
ne peuvent être que relatives; une juxtaposition de réalités limitées et donc
finies ne pouvant restituer l’Infini. Le Tout n’est pas qu’un assemblage
d’êtres, de mondes, d’anges, de principes, d’Être, de Non-Être, il en est la
suprême Intégration.
6- « Ni
le blanc (shukla) ni le noir (krishna) ni le rouge (rakta) ni le jaune (pîta) ni la déformation (kubja,
bossu) ni l’obésité (pîna, gras) ni
le court (hrasva) ni le long (dîrgha) ni l’informe (a-rûpa) comme se présente (âkârakatva) la lumière (jyotis), [toutes ces déterminations ne
me concernent pas]. Ce qui demeure (ava-SHISH),
l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est,
[Cela me concerne]. »
Cette énumération de couleurs
est également une allusion aux castes (varna
signifie aussi couleur). L’informe ici est ce qui est sans forme précise et non
ce qui est au-delà de la forme, ce que l’on qualifierait alors d’informel.
7- « Ni
le maître (shastri) ni les
enseignements (shâstra) ni le
disciple (shisya) ni l’étude (shikshâ) ni tu (tvam) ni je (aham) ni ce
monde (prapâncha), [toutes ces
déterminations ne me concernent pas]. L’éveil (avabodha) à la réalité sienne (sva-rûpa)
qui n’admet pas (a-sahishnu) de
déterminations (vikalpa), ce qui
demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala), le Je (aham), Cela (tat) est,
[Cela me concerne]. »
8- « Ni
la veille (jâgrat) ni le rêve (svapna) ni le sommeil profond (sushupti) ne sont pour le Je (aham) ,[ne me concernent]; ni l’état de
veille (vishva, vaishvânara) ni l’état de rêve (taijasa)
ni l’état de sommeil profond (prâjna),
ces trois (traya) états étant
constitués (âtmakatva) d’ignorance (a-vidyâ), [ne me concernent]. Le
Quatrième (turîya), ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala),
le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »
On pourra se reporter à la Mândûkya-upanishad qui explicite ces
trois états et le ‘Quatrième’.
9- « Le
Soi (sva) qui pénètre tout (vyâpakatva), qui est le principe (prayoga) de la réalité (tattva), qui est (bhâva) le but suprême (siddha),
qui ne dépend (âshrayatva) de rien (anaya), est autre (anya) que ce monde (jagat)
totalement (samasta) insignifiant (tuccha). Ce qui demeure (ava-SHISH), l’Un (eka), Shiva, l’Absolu (kevala),
le Je (aham), Cela (tat) est, [Cela me concerne]. »
10-
« Il n’est pas un (eka). Mais
comment y aurait-il un second (dvitîya)
qui soit autre (anya) ? Il n’est pas
plus absolu (kevala-tva) que
non-absolu (a-kevala-tva), Il n’est
pas plus vide (shûnya) que non-vide (a-shûnya), Il est sans dualité (advaita-ka-tva). Car, puis-je exprimer (BHÛ) ce qui est le but suprême (siddha) de tout (sarva) le Védânta ?
Ces dix strophes offrent une
déconcertante illustration de cette doctrine qui mène à la Non-Dualité, à
reconnaître effectivement l’Infini. Il est indispensable ainsi de dépasser les
oppositions (pour les transmuer en complémentaires), mais aussi les apparences,
les conditionnements, les points de vue (darshana),
les enseignements, les états de l’être et même d’aller au-delà de la cessation
même de la ‘séparativité’, de la surimposition; car la Délivrance qui est
effectivement non-duelle est totalement inconditionnée et n’est le fruit de
quoi que ce soit.
Durant son séjour auprès de
Govinda-Bhagavatpâda, Shankara synthétise cette doctrine qui sera à la source
de ses grands commentaires et notamment de celui des Brahma-sûtras attribués à
Bâdarâyana que la tradition identifie à Vyâsa.
C’est à Bénarès (Vârânasî, la
ville sainte par excellence) qu’il écrira l’essentiel de son oeuvre formée de
commentaires des principaux textes du Védânta.
Ainsi les dix principales Upanishads
mais aussi les Brahma-Sûtras ainsi que la Bhagavad-Gîtâ feront l’objet d’un bhâshya (commentaire).
Mais la fonction de Shankara
ne se limite pas à l’élaboration d’une oeuvre écrite. Il parcourt l’Inde,
visite les lieux saints (tîrtha) et
fait partager la Science sacrée à ceux qui veulent l’entendre. Ceci ne se fait
pas sans confrontations. Shankara est ainsi amené à débattre avec certains
contradicteurs.
Un jour qu’il se tenait dans
le Mukti-mandapa (à Vârânasî) entouré de ses disciples qui écoutaient ses
commentaires des Brahma-Sûtras, un vieux
brâhmane se joignit à l’assistance. Il assaillit bientôt Shankara de questions
sur son commentaire des sûtras. La
pertinence des questions et des réponses de l’un et l’autre ne permettait pas
de trouver une issue à ce débat. Mais Padmapâda, l’un des disciples de
Shankara, se rendant compte que le vieux brâhmane n’était autre que Vyâsa
(l’auteur des Brahma-Sûtras, mais
aussi du Mahâ-Bhârata) demanda à ce
que le débat cesse puisqu’il ne pouvait y avoir de vainqueur entre Shankara, l’amsha-avatâra de Shiva, et Vyâsa, l’amsha-avatâra de Vishnu. Les attributs de
Shiva sont aussi ceux de Vishnu comme les attributs de Vishnu sont ceux de
Shiva, ceci permettant de comprendre que cette distinction principielle n’est
pas irréductible mais qu’elle s’évanouit dans l’absolu Brahma, le nirguna Brahma
(Brahma non-qualifié)
Shankara sera par contre tout
naturellement vainqueur lorsqu’il débattra contre les tenants de la Pûrva-Mîmânsâ attribuée à Jaimini. Cette
première Mîmânsâ est aussi dénommée Karma-Mîmânsâ, c’est-à-dire la Mîmânsâ
concernant les actes (karma) rituels.
La seconde Mîmânsâ, l’Uttara-Mîmânsâ, attribuée à Vyâsa, aussi dénommée Brahma-Mîmânsâ est celle de la Connaissance pure, de la
Métaphysique. Cette dernière Mîmânsâ,
ce dernier darshana, est proprement
le Védânta.
En un lieu dont le symbolisme
est particulièrement parlant puisqu’il se situe au confluent du Gange blanc
(Gangâ), du Gange noir (Yamunâ) et de l’invisible Sarasvatî, Shankara rencontre
(à Prayâga) Kumârila Bhatta (connu aussi sous le nom de Bhattapâda) l’un des
plus grands représentants de cette Karma-Mîmânsâ.
Cette rencontre est à la mesure du lieu qui est l’image même de la synthèse
spirituelle où les contradictions apparentes se transmuent en complémentaires
pour s’unir dans l’unité principielle comme les différents darshanas trouvent leur achèvement dans le Védânta, but et fin du Véda.
Cette « solution » est d’ailleurs illustrée par Kumârila Bhatta qui a
choisi de s’immoler par le feu (tusha-agni)
pour se purifier de ses fautes. Son dernier darshana
(vision) sera pour Shankara et pour la connaissance dont il est le
Porte-parole.
Shankara sortira vainqueur
d’un débat avec Mandana Mishra (connu aussi sous le nom de Vishvarûpa), autre
représentant de la Karma-Mîmânsâ. C’est l’épouse de Mandana
Mishra qui se voit acceptée comme arbitre de la discussion. Chacun des
adversaires reçoit une guirlande de fleurs fraîches autour de la nuque. Celui
dont la guirlande se fanera en premier sera reconnu comme perdant. Tel est
l’arbitrage choisi par l’épouse qui se révélera être une représentante de la Shakti, de Sarasvatî. La vérité étant
éternelle, elle ne peut symboliquement se faner. Shankara conservera sa propre
guirlande dans toute sa fraîcheur et sera reconnu vainqueur. Mandana Mishra renonce
alors au monde et devient disciple de Shankara sous le nom de Sureshvara. Mais
pour que la victoire soit complète, Shankara se devait de convaincre aussi
l’épouse de Mandana Mishra dont le nom Ubhaya Bhâratî évoque la polarité propre
à la notion même de shakti, (ubhaya signifie les deux). La vérité ne
peut totalement apparaître que si la complémentarité est pleinement reconnue et
intégrée. Shankara sait vaincre toutes les oppositions apparentes. Ainsi la Shakti participe à son oeuvre. Shankara
parvient ainsi à vaincre et à convaincre Ubhaya Bhâratî. On se trompe en le
considérant comme le tenant d’un système particulier qui s’opposerait à
d’autres systèmes. Cette confrontation a pour but de convaincre qu’aucun point
de vue ne doit être considéré comme absolu. Le rite n’est pas condamnable s’il
est considéré comme un moyen relatif mais il le devient s’il est perçu comme
une fin en soi.
Shankara parcourt l’Inde pour
répandre son enseignement. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. On ne fera pas
l’inventaire de tous les sites qui l’accueilleront. Shankara se rend sur le
Kurukshetra le lieu où s’instaura le prodigieux dialogue entre Krishna et
Arjuna qui a été conservé et transmis sous le nom de Bhagavat-Gîtâ.
On le retrouve au Kashmîr.
Près de Shrînagar se dresse un temple dédié à Shâradâ possédant quatre portes
(chacune des portes faisant face à l’un des points cardinaux) et dont
l’intérieur renferme le trône (pîtha)
de Shâradâ (Déesse de la Connaissance) ou trône de l’omniscience (sarva-jnâ). On raconte que les portes ne
s’ouvraient que devant les véritables maîtres de la connaissance. Après avoir
débattu et vaincu tous les représentants des différentes doctrines et avoir
vaincu la Déesse elle-même (comme il l’avait fait avec Ubhaya Bhâratî),
Shankara put pénétrer à l’intérieur du temple et occuper le siège de Shâradâ,
le trône de l’omniscience, privilège qui lui revenait de plein droit.
(Certaines sources reconnaissent que ce privilège lui fut conféré alors qu’il
résidait à Kânchî.)
Shankara accomplit le
pèlerinage au mont Kailâsa (kailâsa-yâtrâ).
Il reçoit de Shiva les cinq sphatika
linga (linga de cristal): yoga-linga, bhoga-linga, vara-linga, mukti-linga et moksha-linga. Shankara aura soin de les déposer dans cinq temples
pour qu’ils y soient honorés. Le yoga-linga
à Kânchî, le bhoga-linga à Shringerî,
le vara-linga à Nîlakantha-kshetra
(Népal), le mukti-linga à Kedârnath
(Kedâra, Kedâranâtha) et le moksha-linga
à Chidâmbaram.
Les grandes villes saintes de
l’Inde accueilleront Shankara dont la mission s’appuie sur la science de la
géographie sacrée. Nous l’avons vu à Bénarès (Vârânasî). A Kânchî et à Dvârakâ
(Dwârkâ), il instaure un matha
(Institution, lieu de transmission de la connaissance). On le retrouve à
Mathurâ et à Ujjain. S’est-il rendu à Ayodhyâ et à Hardwâr (Haridvara) qui
figurent parmi les sept villes saintes ? On peut légitimement le penser.
Nous ne chercherons pas à
retracer les parcours de Shankara au travers de l’Inde, ni à donner une liste
complète (le pourrait-on d’ailleurs ?) des villes où il séjourna. Précisons
encore qu’il se rendit à Râmeshvaram à l’extrême Sud, cette île où Râma laissa
l’empreinte de son pied. Enfin diverses sources affirment qu’il put rencontrer
dans les solitudes himalayennes Gaudapâda, l’auteur des kârikâs sur la Mândûkya-upanishad,
le maître de Govinda Bhagavatpâda.
Shankara a chargé ses
disciples de perpétuer son enseignement notamment en instituant un certain
nombre de matha. On en reconnaît cinq
principalement:
Le matha de
Badrinâth (Badarînâtha) dénommé le jyotis
matha. Au Nord dans l’Uttar Pradesh.
Le matha de
Purî, le Govardhana matha ou Jagannâtha matha. Jagannâtha étant un
des noms de Purî. À l’Est dans l’Orissâ.
Le matha de
Dvârakâ, dénommé le Kalikâ pîtha.
À l’Ouest dans le Gujarât, la ville a été
fondée par Krishna.
Le matha de
Shringerî dénommé Shrîmatha ou Shâradâ pîtha. Au Sud-Ouest dans le
Karnataka
Le matha de
Kânchî (-puram) dénommé le Kâmakoti pîtha.
Au Sud-Est dans le Tamil Nâdu.
D’autres matha
auraient été fondés à Bénarès ainsi que dans le Kérala où naquit Shankara.
Son enseignement se perpétue
grâce aux dix ordres (dashanâmî) que
Shankara a fondés. Voici la liste des noms qui identifient les représentants de
chacun de ces dix ordres: Tîrtha, Âshrama, Vana, Âranya, Giri, Parvata, Sâgara, Sarasvatî, Bhâratî, Puri. Certains
de ces ordres se rattachent plus particulièrement à l’un des matha:
Badrinâth pour les Giri,
les Parvata et les Sâgara;
Purî pour les Vana
et les Âranya;
Dvârakâ pour les Tîrtha
et les Âshrama;
Shringerî pour les
Sarasvatî, les Bhâratî et les Puri.
Chacun de ces quatre mathas
a été placé par Shankara sous l’autorité de l’un de ses quatre principaux
disciples: Totaka a été ainsi en charge de celui de Badrinâth, Padmapada de
celui de Purî, Hastâmalaka de celui de Dvârakâ et Sureshvara de celui de
Shringerî.
On établit encore certaines
correspondances entre ces quatre matha,
les quatre Veda et les quatre mahâ-vâkya (les paroles essentielles):
Au matha de Badrinâth correspond l’Atharva-Veda
ainsi que le mahâ-vâkya: « le
Soi est Brahma » (ayam âtmâ Brahma)
énoncé dans la Mândûkya-upanishad
(2).
Au matha de Purî correspond le Rig-Veda
ainsi que le mahâ-vâkya: « La
connaissance est Brahma » (pra-jnânam
Brahma) énoncé dans l’Aitareya-upanishad
(V, 3).
Au matha de Dvârakâ correspond le Sâma-Veda ainsi que le mahâ-vâkya: « Tu es Cela » (tat tvam asi) énoncé dans la Chândogya-upanishad
(VI, 8, 7).
Au matha de Shringerî correspond le Yajur-Veda ainsi que le mahâ-vâkya:
« Je suis Brahma » (aham Brahma
asmi) énoncé dans la Brihad-âranyaka-upanishad
(I, 4, 10).
Le matha de Kânchî dont l’importance ne saurait être niée est absent
de ces dernières listes. Certaines sources précisent qu’il échut à Sureshvara
avec celui de Dvârakâ. D’autres sources indiquent que ce matha est celui de Shankara en personne occupant alors le sarvajnâ pîtha (le trône de l’omniscience). On remarquera que ni le matha de Shringerî (attribué à
Sureshvara) ni le matha de Kânchî ne
sont vraiment au Sud (mais respectivement au Sud-Ouest et au Sud-Est).
D’ailleurs les représentants des dix ordres lorsqu’ils font le pèlerinage des
quatre points cardinaux se rendent à Purî pour l’Est, à Badrinâth pour le Nord,
à Dvârakâ pour l’Ouest et à Râmeshvaram pour le Sud. On peut ainsi penser que
les deux mathas (Shringerî et Kânchî)
sont les reflets d’un seul matha non
manifesté, celui du centre, celui du Coeur de l’Inde où l’influence spirituelle
de Shankara se conserve; les mathas
manifestés n’étant que des irradiations de ce centre.
Donnons une traduction de l’Upadesha-panchakam (l’instruction en
cinq versets) qui se décline en quarante injonctions que l’on peut considérer
comme autant d’enseignements transmis aux représentants des dix ordres par
Shankara:
I: 1- « Que le Veda soit toujours (nityam,
éternellement) récité (adhi-I,
connaître, révéler, apprendre). »
2-
« Que les actes (karma, rites)
qui y sont prescrits (udita) soient
dûment accomplis (svanushthâ, su-anu-STHÂ). »
3-
« Que l’hommage (apachiti) au
Seigneur (îsha) soit effectué (vi-DHÂ) au moyen de ces [rites] ».
4-
« Que l’attraction (mati,
pensée) du désir (kâmya, agréable)
soit combattue (TYAJ,
abandonner) ».
5-
« Que le courant (ogha, flot) du
mal (pâpa, mauvais) soit endigué (pari-DHÂ, encercler) ».
6-
« Que le danger (dosha,
inconvénient) d’être (bhava) heureux
(sukha, bonheur) soit pris en compte
(anu-sam-DHÂ, être attentif) ».
L’illusion du plaisir peut être un obstacle à la quête de
la Délivrance.
7-
« Que le désir (icchâ) du Soi (âtmâ) soit entretenu (vy-ava-SÂ, se convaincre) ».
8-
« Que sa propre (nija) maison (griha) soit rapidement (tûrnam) abandonné (vi-nir-GAM, partir) ».
On doit ainsi se détacher de
l’apparence des liens affectifs.
II: 9- « Que le lien (sanga) avec les êtres véritables (sat, ceux qui détiennent la
connaissance) soit établi (vi-DHÂ) ».
10-
« Que la dévotion (bhakti) pour
le Seigneur (bhagavân) soit fermement
(dridha) entreprise (adhi-I, connaître, apprendre) ».
11-
« Que la [discipline] commençant (âdi)
par la paix (shânti), etc. soit
pratiquée (pari CHI) ».
12-
« Que l’activité (les actions, karma)
soit complètement (dridhataram, très
fermement) abandonnée (sam-TYAJ) ».
Car l’action (karma) ne s’oppose pas à l’ignorance (a-vidyâ), mais la connaissance (vidyâ) détruit l’ignorance comme la
lumière dissipe les ténèbres.
13-
« Que le Maître (sadvivân, le
Connaisseur, vidvân, de l’Être, sat) soit approché avec respect (upa-SRiP, ramper) ».
14-
« Que chaque jour (pratidinam)
ses sandales (pâdukâ) soient vénérées
(SEV) ».
Les sandales d’un véritable
maître reçoivent l’influence spirituelle de ce dernier (comme des reliques).
Elles sont ainsi le ‘lieu’ le plus accessible où l’influence se met à la portée
du disciple puisque symboliquement l’influence spirituelle du maître ne peut
pas être plus proche du disciple, elle est ainsi ‘descendu aussi bas’ qu’il
était possible pour atteindre ce dernier.
15-
« Que Brahma, Un (eka) et Impérissable (akshara) soit recherché (arthyatâm, artha, but) ».
16-
« Que le verbe (vâkya, parole)
ultime (shiras, tête, sommet) de la
Révélation (shruti) soit correctement
écouté (sam-â-karnyatâm, karna, oreille) ».
Le verbe ultime de la
Révélation (shrutishirovâkya) doit
être ici assimilé aux Upanishads qui
appartiennent à la shruti formant
ainsi la part révélée du Védânta,
l’aboutissement et le sommet du Veda
(la fin, anta, du Veda).
III: 17- « Que le but (artha) de ce verbe (vâkya) soit recherché (vi-CHAR,
vichâra, investigation) ».
18-
« Que le point de vue (paksha,
littéralement l’épaule) ultime (shiras)
de la Révélation (shruti) soit pris
comme appui (sam-â-SHRI) ».
Les Upanishads (shruti-shiras)
doivent former cet appui essentiel.
19-
« Que les doctrines erronées (dus-tarka)
soient rejetées (su-vi-RAM) ».
Le terme tarka fait référence à la notion de raisonnement et de logique.
20-
« Que la doctrine (tarka)
approuvée (mata, pensée) par la
Révélation (shruti) soit suivie (anu-sam-DHÂ) ».
21-
« Que l’injonction (iti) ‘Brahma asmi’ (Je suis Brahma)
soit reconnue (vi-BHÛ) ».
Allusion à l’un des mahâ-vâkya, celui énoncé dans la Brihad-âranyaka-upanishad.
22-
« Que jour après jour (ahar-ahar)
l’orgueil (garva) soit abandonné (pari-TYAJ) ».
23-
« Que la pensée (mati) ‘Je (aham) suis le corps (deha)’ soit rejetée (UJJH) ».
24-
« Que le bavardage (vâda,
discussion) avec des hommes sages (budha-jana)
soit abandonné (pari-TYAJ) ».
Mieux vaut se taire que de
poser des questions futiles
IV: 25- « Que la maladie (vyâdhi) de la faim (kshudh) soit traitée (CHIT) ».
Le corps doit être satisfait
simplement pour se faire oublier.
26-
« Que chaque jour (pratidinam)
l’herbe médicinale (aushadha) de
l’aumône (bhikshâ) soit consommée (BHUJ, manger) ».
Ce que le Ciel nous donne est
la meilleure médecine pour nous libérer de nos liens.
27-
« Qu’aucune nourriture (anna) savoureuse
(svâdu) ne soit quémandée (YÂCH) ».
28-
« Que l’on se satisfasse (sam-TUSH)
de ce qui est obtenu (prâpta) par le
respect (vasha, volonté) de la règle
(vidhi) ».
29-
« Que le froid (shîta) et le
chaud (ushna) et autres (âdi) [oppositions] soient supportés (vi-ShAH) ».
30-
« Qu’aucune parole (vâkya) ne
soit inutilement (vrithâ) prononcée (sam-uch-CHAR) ».
31-
« Que l’indifférence (audâsînya)
soit recherchée (abhy-ÂP) ».
32-
« Que la sévérité (naishthurya)
comme la faiblesse (kripâ) envers les
gens (jana) soient rejetées (ut-SRiJ) ».
V: 33- « Que l’on s’assoit (ÂS) paisiblement (sukha) dans un lieu solitaire (eka-anta) ».
Littéralement, l’expression eka-anta signifie but (anta, fin) unique (eka, un). Cette instruction peut ainsi se comprendre comme une
injonction a rechercher la Béatitude (sukha)
du Soi, le but unique où l’on demeure (ÂS).
34-
« Que la conscience (chetas)
soit concentrée (sam-â-DHÂ, fixer)
dans le Suprême (para-tara) ».
35-
« Que la Plénitude (pûrna) du
Soi (âtmâ) soit contemplée (su-sam-ÎKSH) ».
36-
« Que ce monde (jagat) soit vu (DRiSH) annihilé (bâdhita) par Cela (tat),
[le Soi] ».
37-
« Que les actions (karma)
antérieures (prâk) soient annulées (pra-vi-LÎ) par la puissance (bala) de la conscience (chit) ».
Les actions antérieures traduisent
le sanchita-karma.
38-
« Que l’on ne soit pas même lié (SHLISH)
aux [actions] ultérieures (uttara) ».
Les actions ultérieures
répondent à l’âgâmi-karma.
39-
« Que les [actions] présentes (prârabdha,
entrepris) soient consommées (BHUJ)
ici-même (iha) ».
Shankara invite à se libérer
des trois aspects de l’action (karma):
sanchita, âgâmi et prârabdha.
40-
« Que l’on soit enfin (atha,
maintenant) uni (STHÂ) au Soi (âtmâ), le Suprême (para) Brahma ».
Nous n’avons pas exposé tous
les hauts faits que l’on attribue à Shankara. On peut noter malgré tout son
grand pouvoir sur l’un des éléments: l’eau. Ses capacités à détourner des
fleuves ou à empêcher des inondations sont ici ou là relatées. On suggère ainsi
sa pleine maîtrise du monde intermédiaire, du monde subtil, symbolisé par
l’eau. Il peut ainsi réorienter notre courant mental, le canaliser et freiner
ses débordements si l’on suit son enseignement.
Après avoir rempli sa
mission, Shankara disparaît dans sa trente-troisième année. On peut noter que
33 ans est l’âge du Rose-Croix. Le véritable Rose-Croix est celui qui a
réintégré le centre de l’état humain. Pour Shankara on peut y voir le signe du
plein accomplissement de sa mission dans ce monde. Selon certaines sources, il
meurt à Kedarnâth; d’autres sources le font mourir soit au Kashmîr, soit au
Népal, soit enfin à Trichur dans le Kerala; mais le lieu le plus souvent
mentionné est celui de Kânchî. Symboliquement ces différentes possibilités, ces
différents lieux peuvent très bien se comprendre. Le Nord symbole du pôle
spirituel, le Sud-Ouest (Kerala) où le cycle se referme enfin le Sud-Est comme
reflet et aboutissement de la réorientation.
Bhâshyas
Shankara est-il un penseur,
un philosophe ou un métaphysicien ? Aucun de ces termes ne saurait convenir si
on leur donne l’acception qui est la leur dans l’usage moderne.
Ainsi n’est-il pas un penseur
au sens où son oeuvre n’est pas l’expression d’un système (propre à un
individu) aussi bien dans la ‘forme’ que dans le ‘fond’. Il n’est pas plus un philosophe
qui aurait établi sa propre doctrine: on ne peut ainsi parler de la philosophie
de Shankara comme on peut le faire pour celle de Leibniz ou de Bergson qui ont
construit chacun un système propre de pensée reflet de leur vision individuelle
des choses qui ne saurait être en aucune façon une expression de la Vérité. Par
contre, si l’on se réfère au sens étymologique de ce terme, on peut alors le
dire philosophe comme pouvait l’être Socrate, au sens où le philosophe est
celui qui aime et fait aimer la Sagesse (philo-sophia).
Mais il est avant tout un métaphysicien non au sens moderne et limité du terme,
mais au sens étymologique. La métaphysique s’attache ainsi à ce qui est au-delà
(meta) de la Physique (qui est alors
la Nature comprise dans toute sa généralité).
Le métaphysicien nous éveille
à notre entière ‘réalité’ qui ne se limite pas qu’au Cosmos. Il nous fait
reconnaître notre transcendance, comme on reconnaît une réalité que l’on n’a
jamais cessé de connaître et cela en détruisant notre ignorance. Il cherche à
faire réaliser (c’est-à-dire à rendre ‘réel’) ce qui ‘est’ effectivement.
Uni au Tout d’une façon
indissoluble , l’être y trouve l’expression de son ultime réalité. Le Tout,
l’Infini, est absolument non partifiable et ceci permet de fonder la
transcendance de l’homme (l’homme est bien plus qu’une simple individualité
illusoirement séparé de l’Infini). Croire que l’Infini est fait de parties,
d’éléments distincts et absolus, c’est vouloir nier son infinitude. Une réunion
d’éléments, de déterminations, de parties (qui sont évidemment finis par
définition même) ne saurait restituer l’Infini (la réunion d’un ensemble
d’éléments finis reste évidemment finie). Toute partition, toute considération
d’aspects ou de déterminations ne peuvent être que relatives: ainsi l’homme qui
s’identifie totalement à son moi en se différenciant absolument de tout ce
qu’il ne croit pas être, ne fait que nier l’infinitude de l’Infini (la
partition absolue du moi et du non-moi ne peut pas être). S’identifier à son
moi, c’est nier sa transcendance et c’est refuser de reconnaître le ‘lien’
indissoluble qui unit au Principe.
La réalité de l’homme est
donc faite de cette inaltérable identification dans le Tout, en Brahma. Seule l’ignorance donne à cette
identification une valeur relative. L’homme ne la réalise pas effectivement, il
ne la comprend pas.
La Tradition doit chercher à
rétablir cette compréhension (au sens étymologique d’identification), cette
union en proposant des voies de réalisation qui, dans leurs diversités,
s’adaptent à la nécessaire multiplicité des êtres.
Les voies libératrices
doivent tendre à la réalisation dans le respect indispensable de
l’accomplissement de ce qui doit être. Pour répondre à l’infinitude de
l’Infini, les êtres sont d’une diversité indéfinie, aussi les voies
doivent-elles, pour s’adapter à cette multiplicité de nature, proposer une
égale diversité de possibilités réalisatrices. Mais si les chemins authentiques
sont multiples, il ne faut jamais perdre de vue qu’ils mènent tous au même but.
Perdant ce but de vue, nombreux sont ceux qui croient reconnaître une
opposition là où il n’y a qu’une différence toute relative. Plus on est proche
du but, plus il est aisé de voir cette convergence; plus on en est éloigné,
plus on sera tenté de condamner d’autres voies (toutes aussi orthodoxes) que
l’on juge à tort divergentes.
Répondant à la nécessaire
diversité des êtres, les voies traditionnelles doivent être multiples et
convergentes. S’il en est qui sont plus directes, toutes mènent au même but
suprême. C’est dans cette concordance que s’inscrit l’oeuvre de Shankara que
l’on peut ainsi qualifier de shivaïte, de védântin et d’advaïtin sans jamais
perdre de vue qu’elle a pour but la réalisation suprême.
Considérant la
conceptualisation principielle de la tradition hindoue, on peut y suivre
l’expression de sa détermination croissante qui nous mène à l’Existence
cosmique.
En Brahma, l’Infini, il convient de distinguer un principe qui se
définit comme son aspect proprement ontologique: Îshvara, l’Être qui se détermine à son tour dans un triplicité
principielle (trimûrti) pour produire
le Cosmos: Brahmâ, Vishnu, Shiva.
Brahmâ comme
le nom même le laisse entendre est une projection, une détermination de Brahma marquée par une détermination correspondante
du genre (en sanscrit, Brahma est du
genre neutre et Brahmâ du genre
masculin). Il représente Îshvara en
tant que producteur des êtres, Vishnu
est le conservateur des êtres et Shiva
est le destructeur des êtres ou plus exactement le ‘transformateur’ des êtres,
c’est-à-dire Celui qui fait aller au-delà de la forme (trans-formare), Celui qui libère de l’Illusion cosmique.
Ces deux aspects d’Îshvara, Vishnu et Shiva,
répondent à deux tendances dans les voies traditionnelles. La tendance
vishnouïte est celle de la ‘participation’ comme l’indique le terme bhakti qui sert à qualifier cette voie.
La tendance shivaïte est alors celle de l’identification par la connaissance (jnâna). Nullement exclusive l’une de
l’autre, ces deux voies tendent vers le même but. Car être en Brahma, c’est participer de sa Nature (sva-rûpa) et c’est également atteindre à
l’identification effective (sva-âtmâ).
Rechercher la voie ‘active’
de l’identification par la connaissance, c’est vouloir atteindre plus
directement au but. Sans s’opposer à la voie de bhakti, cette volonté ne fait, bien au contraire, que la suivre
pleinement en l’accomplissant effectivement.
Choisir la tendance shivaïte,
la voie de jnâna, c’est chercher à
atteindre le dépassement de l’individualité formelle et illusoire dans
l’identification effective en Brahma.
Choisissant l’excellence, Shankara, l’avatâra
de Shiva, ne pouvait que faire tendre
vers la voie de jnâna. Il est
shivaïte, non par opposition avec les autres voies, mais par la volonté de
synthèse, de totalisation et d’effectivité qui caractérise cette voie.
Pour répondre à la diversité
des êtres et surtout à la nature de leurs aptitudes spécifiques, la tradition
hindoue a développé différents axes d’études qui ne sont pas autant de systèmes
philosophiques (comme on le laisse entendre abusivement) mais bien des points
de vue (darshana) qui cherchent ainsi
à s’adapter aux possibilités des uns et des autres. On peut ainsi classer les darshanas en hiérarchie croissante liée
à la profondeur totalisante du point de vue envisagé.
Les points de vue qui se
limitent au plan individuel et cosmologique avec le Nyâya et le Vaisheshika.
Les points de vue qui envisagent déjà la voie d’union, théoriquement avec le Sânkhya, d’une façon pratique avec le Yoga. Enfin les points de vue de la
réflexion profonde avec les deux Mîmânsâ
(dont nous avons déjà parlé) désignées comme Pûrva-Mîmânsâ et Uttara-Mîmânsâ,
c’est-à-dire première et deuxième Mîmânsâ.
La première Mîmânsâ est aussi
désignée comme celle de l’action (Karma-Mîmânsâ)
et la deuxième comme celle de la connaissance de Brahma (Brahma-Mîmânsâ). Cette seconde Mîmânsâ
est le Védânta proprement dit.
Littéralement, le Védânta est la fin du Veda. Cette fin doit être entendue dans
son double sens de conclusion et de but. Ainsi les Upanishads qui forment la base doctrinale révélée du Védânta sont comme une conclusion du Veda. Le Védânta accomplit pleinement le but suprême du Veda qui tend à la réalisation métaphysique de l’homme. Ce but est
le terme de la réintégration effective en Brahma.
Rechercher effectivement cette réintégration, qui est une Délivrance, en
s’appuyant sur l’ultime expression du Veda,
c’est marquer son rattachement au Védânta
et c’est tendre vers la voie la plus directe, la plus complète et la plus
efficace. Ceci nous permet de comprendre le choix de Shankara qui est ainsi le
plus prestigieux védântin.
On ne peut que retrouver au
sein du Védânta une semblable volonté
d’adaptation aux diverses natures des êtres. Ainsi existe-t-il un double
courant en réponse à la dualité cosmique. Une
tendance shivaïte qui s’exprime par l’oeuvre même de Shankara et que l’on
désigne par le terme de ‘voie de la Non-Dualité’ (advaita-vâda). L’être y cherche activement , par la connaissance (jnâna), la réalisation ‘transformatrice’
de sa réintégration dans le Principe. L’être se ‘re-connaît’ par
l’identification du Connaissant et du Connu dans la Connaissance elle-même,
comme nous l’explique Shankara dans la strophe 41 de son Âtma-bodha:
jnâtri-jnâna-jneya-bhedah para-âtmani na vidyate / chid-ânanda-eka-rûpatvâd-dîpyate
svayam-eva sah //
« Il n’y a plus de
distinction (bheda) entre le
connaissant (jnâtri), la connaissance
(jnâna) et le connu (jneya) dans le suprême (para) Soi (âtmâ); étant identifié (eka-rûpa-tva,
ne faisant qu’un) à la Conscience-Béatitude (chid-ânanda), Cela (sah),
[le Soi] brille (DÎP) de lui-même (svayam) ».
Moins complète, mais
nullement opposée, la tendance vishnouïte s’est exprimée dans quatre formes
principales:
l’école de Râmânuja avec le ‘non-dualisme qualifié’ (vishishta-advaita) qui, laissant
persister une détermination, ne dépasse pas l’ordre ontologique, l’ordre de
l’Être.
Cette même limitation se retrouve dans les autres
tendances vishnouïtes:
l’école de Nimbârka dite bheda-abheda,
l’école de Madhva dite dualiste (dvaita),
l’école de Vallabha dite dvaita-advaita.
Il convient de ne pas se
méprendre sur la signification des qualificatifs de ces voies vishnouïtes. Car
laisser persister une distinction même entre la ‘distinction’ (bheda) et la ‘non-distinction’ (a-bheda) ou entre la ‘dualité’ (dvaita) et la ‘non-dualité’ (a-dvaita), c’est freiner la possibilité
de synthèse en laissant persister une détermination nécessairement limitative
(puisque analytique par définition même). La ‘Non-Dualité’ shankarienne est
au-delà de toute distinction, même de celle de l’Être et du Non-Être. Elle
marque la synthèse absolue, l’intégration infinie en Brahma. Shankara est ainsi l’advaïtin par excellence.
Ainsi tous les qualifiants
attribués à Shankara, loin d’emprisonner sont oeuvre, ne font qu’en exalter
l’universalité, la profondeur et la puissance réalisatrice. Le dire shivaïte,
védântin, advaïtin, aide à parcourir la voie qu’il nous invite à suivre. Ce
sont autant de marches qui nous élèvent, qui nous libèrent et non autant de
schémas mentaux qui nous modèlent et nous limitent.
La part la plus importante de
l’oeuvre écrite de Shankara est formée de commentaires et notamment de
commentaires des textes fondamentaux du Védânta,
c’est-à-dire des Upanishads (qui se
rapportent à la shruti) de la Bhagavat-Gîtâ et des Brahma-Sûtras (textes qui se rapportent
à la smriti). Voici dans son ensemble
la liste des bhâshyas:
- Brahma-sûtra-bhâshya
- Bhagavat-gîtâ-bhâshya
Commentaires des Upanishads:
- Brihad-âranyaka-upanishad-bhâshya
- Chândogya-upanisha-bhâshya
- Îshâ-[vâsya]-upanishad-bhâshya
- Kena-upanishad-bhâshya
- Katha-upanishad-bhâshya
- Prashna-upanishad-bhâshya
- Mundaka-upanishad-bhâshya
- Mândûkya-upanishad-bhâshya
- Aiterya-upanishad-bhâshya
- Taittirîya-upanishad-bhâshya
- Nrisimhapûrvatâpanîya-upanishad-bhâshya
On attribue également à
Shankara le commentaire de quatre autres Upanishads:
- Atharvashikhâ-upanishad-bhâshya
- Atharvashiras-upanishad-bhâshya
- Shvetâshvatara-upanishad-bhâshya
- Vajrasûchikâ-upanishad-bhâshya
Voici maintenant la liste de
ce que l’on nomme les commentaires brefs (laghu-bhâshya):
- Vishnu-sahasra-nâma-stotra-bhâshya
(le commentaire de l’hymne
des mille noms de Vishnu)
- Sanatsujâtîya-bhâshya
- Lalitâtrishatî-bhâshya
- Hastâmalakîya-bhâshya
- Adhyâtmapatala-bhâshya
Le bhâshya constitue un genre particulier qui suit certaines règles.
Voyons ainsi le commentaire fait par Shankara du verset (IV, 7) précédemment
cité de la Bhagavat-Gîtâ dont voici
le texte sanscrit:
yadâ yadâ hi dharmasya glânir-bhavati bhârata,
abhyutthânam-adharmasya tadâtmânam srijâmy-aham
Le commentaire de Shankara
est très bref. Cet exemple nous permet d’illustrer un aspect de la forme
classique que revêt tous les commentaires traditionnels des textes sanscrits.
Voici le texte du commentaire de Shankara:
yadâ yadâ hi dharmasya glânir hânih
varna-âshrama-âdi-lakshanasya prâninâm-abhyudaya-nihshreyasa-sâdhanasya bhavati
bhârata, abhyutthânam udbhavah adharmasya, tadâ tadâ
âtmânam srijâmy-aham mâyayâ
Nous avons volontairement
souligné les mots du commentaire qui sont communs à ceux du texte de la Bhagavat-Gîtâ et ajouté une ponctuation.
On voit tout de suite comment le commentaire se forme. Shankara reprend le
texte à commenter et donne parfois un synonyme parfois une explication. Voyons
cela en détail. Shankara reprend le premier membre de phrase ‘yadâ yadâ hi dharmasya glânir’ [donc (hi), toutes les fois (yadâ
yadâ) qu’il se produit un déclin (glâni)
de l’Ordre (dharma)] et indique un
synonyme pour glâni = hâni (déclin) puis il commente: c’est le
déclin (hâni) de ce [dharma, Ordre] qui a pour institutions (lakshana) celles des castes (varna), des stades de l’existence
terrestre (âshrama), etc. (âdi) et qui a pour but (sâdhana) [d’instaurer] la prospérité (abhyudaya) et la suprême félicité (nihshreyasa) des êtres humains (prânin). Shankara cite habilement le
texte de la Bhagavat-Gîtâ: ‘bhavati bhârata’ [(ce déclin) se produit (bhavati) ô descendant de Bharata] ‘abhyutthânam adharmasya’
[le désordre (a-dharma, le non-Ordre)
se dresse (abhy-ut-thâna)], tout en
indiquant un synonyme pour abhyutthânam
= udbhava (naissance). Puis répétant
le mot tadâ (alors), Shankara cite la
fin du texte de la Bhagavat-Gîtâ: ‘tadâ-âtmânam srijâmy-aham’ [alors (tadâ) Je (aham) me projette (SRiJ,
envoyer) Moi-même (âtmâ, soi-même)].
Puis il commente d’un seul mot: mâyayâ.
Cette descente est donc le fait de Mâyâ.
La brièveté du commentaire a de quoi surprendre pour une question aussi
complexe que celle des avatâras.
Faut-il y voir une discrétion en regard de la propre situation de Shankara ?
Prenons maintenant d’autres
exemples. Voyons comment Shankara a considéré les quatre mahâ-vâkya dans ses commentaires des Upanishads respectives.
Ces quatre mahâ-vâkya sont totalement intégrés au
texte des Upanishads. Le Commentaire
de Shankara tient compte de cette configuration et ne distingue pas
particulièrement ‘la parole essentielle’ correspondante. Voyons le texte de l’Aitareya-upanishad (V, 3 ou III, 1, 3):
« Cela (esha) est Brahma, cela est Indra,
cela est Prajâpati, tous (sarva) ces Deva et ces cinq grands éléments (mahâ-bhûta): terre (prithivî),
air (vâhu), éther (âkâsha), eau (âpas) feu (jyotis), ces (etat) [choses] et celles (idam) qui sont ainsi mêlées (mishra) [d’aspects] ténus (kshudra), germes (bîja) d’une sorte (itara)
ou d’une autre (itara), [celles] nées
de l’oeuf (ânda-ja), nées de la
matrice (jâru-ja, vivipare), nées de
la vapeur d’eau (sveda-ja, né comme
ce qui transpire), nées en sortant du [sol] (udbhid-ja, né en surgissant, en poussant [du sol]), chevaux (ashva), vaches (go), hommes (purusha),
éléphants (hastin); ainsi, celles qui
sont soumises au souffle (prâna), qui
sont mobiles (jangama), qui volent (patatrin) et [aussi] celles qui sont
immobiles (sthâvara). Tout (sarva) cela est guidé par la
connaissance (prajnâ-netra, netra ‘le guide, l’oeil’), repose (pratishthita) dans la connaissance (prajnâna); le monde (loka) est guidé par la connaissance (prajnâ-netra), la connaissance (prajnâ) est son assise (pratishthâ), la connaissance (prajnâna) est Brahma ».
Les deux derniers mots ont
ainsi été reconnus comme mahâ-vâkya.
Voyons la fin du commentaire de Shankara qui s’achève par ces mots: « tasmât prajnânam brahma (ainsi la
connaissance est Brahma) ».
Shankara ne commente pas particulièrement ce mahâ-vâkya et se montre plus préoccupé par l’expression prajnâ-netra. Voici le texte sanscrit
des dernières expressions de l’Upanishad
que nous venons de traduire:
/ sarvam
tat-prajnâ-netram prajnâne pratishthitam prajnânetro lokah prajnâ pratishthâ
prajnânam brahma /
Et voyons maintenant le texte
sanscrit des dernières lignes du commentaire de Shankara:
/ sarvam tat
asheshatah prajnâ-netram,
prajnaptih prajnâ, tach-cha
brahma-eva, nîyate’neneti netram, prajnâ netram yasya tad-idam prajnâ-netram; prajnâne brahmany-utpatti-sthiti-laya-kâleshu
pratishthitam, prajnâ-âshrayam-ity-arthah
/ prajnânetro lokah pûrvavat, prajnâchakshur-vâ sarva eva lokah / prajnâ pratishthâ sarvasya jagatah
/ tasmât prajnânam brahma /
Nous avons, ici aussi,
volontairement souligné les mots du commentaire qui sont communs à ceux du
texte de l’Upanishad et ajouté une
ponctuation. Suivons ce commentaire. Shankara cite le texte de l’Upanishad et commente avec un synonyme (ashesha) du mot sarva: « tout (sarva)
cela (tat), entièrement (asheshatas), est prajnânetra ». Puis il nous explique d’une part que prajnâ est prajnapti (connaissance) et que cela (tat) est comme Brahma; et
d’autre part que netra est ce par
quoi quelqu’un (idam) est guidé (NÎ). Ainsi ce qui a la connaissance (prajnâ) comme guide (netra) est prajnâ-netra. Maintenant Shankara commente les termes prajnâne (prajnâ au locatif) pratishthitam:
« Ce qui est en connaissance (prajnâ)
est en Brahma dans toute la durée (kâla) de la production (utpatti), du séjour (sthiti) et de la dissolution (laya); pratishthita est ce qui a pour but (artha) de donner appui (âshraya)
à la connaissance (prajnâ) ».
Shankara cite l’Upanishad: « prajnânetro lokah » et précise que
cette expression vient d’être expliquée: « [Elle] est comme précédemment (pûrvavat) ». Puis il ajoute:
« ou (vâ) cela [signifie] que ce
monde (loka) entier (sarva) a pour oeil (chakshus) celui de la connaissance (prajnâ) ». Il explique ensuite que l’expression « prajnâ pratishthâ » concerne le
monde (jagat) entier (sarva) et conclut: « tasmât prajnânam brahma (ainsi la
connaissance est Brahma) ».
Cet autre extrait d’un
passage d’un commentaire de Shankara nous fait mesurer le caractère très
spécifique de ce genre d’écrit et la difficulté à le traduire pour le rendre
intelligible dans une langue occidentale. Mais poursuivons notre exploration
des commentaires des mahâ-vâkya.
Considérons maintenant la Chândogya-Upanishad
(VI, 8, 7):
« Ce qui est cette
essence subtile (animâ, racine du
monde), Ce qui fait que tout (sarvam)
est de la nature de Cela (aitad-âtmya);
Cela (tat) est vérité (satya), Cela (sah) est le Soi (âtmâ), ô
Shvetaketu, ‘tu (tvam) es (asi) Cela (tat)’.- ‘Seigneur (bhagavân)
instruisez-moi (vi-JNÂ) encore’.- Il
répondit, ‘soit, ô disciple (somya)’ ».
Nous ne retiendrons du commentaire
par Shankara que le très bref passage qui concerne le mahâ-vâkya (tat-tvam-asi):
atah tat sat
tvam-asi-iti (...)
Shankara se contente
d’indiquer qu’il faut interpréter tat
(Cela) comme sat (Être pur). Son
propos est ainsi bien plus implicite qu’explicite.
Si l’on se penche maintenant
sur le mahâ-vâkya figurant dans la Mândûkya-Upanishad (2), on pourra faire
le même constat d’un certain silence essentiel de Shankara qui préfère
commenter d’autres expressions de l’Upanishad
dont voici le texte traduit:
« Car tout (sarvam) cela est Brahma, le Soi est Brahma
(ayam âtmâ brahma), ce (sah) Soi (ayam-âtmâ) a quatre quartiers (catush-pat) ».
Shankara constate dans son
commentaire que si dans la strophe précédente de l’Upanishad le Soi a été désigné (abhihita)
implicitement (paroksha, invisible),
il est maintenant indiqué (nir-DISH)
explicitement (pratyakshata) au moyen
de cette différence (vishesha) qui
est [l’expression] ‘ayam-âtmâ brahma’.
Voici le texte sanscrit:
/ tach-cha brahma
paroksha-abhihitam pratyakshato visheshena nirdishati ayam-âtmâ brahma-iti /
Shankara ne dit rien de plus
qui puisse se rapporter directement à ce mahâ-vâkya.
Nous ne citerons pas le texte
assez long de la Brihad-Âranyaka-Upanishad
(I, 4, 10) où figure le quatrième mahâ-vâkya
énoncé d’ailleurs deux fois: « aham
brahma-asmi, Je suis Brahma ».
Nous ne retiendrons qu’un court extrait de son commentaire qui se rapporte au mahâ-vâkya. Shankara énonce cette
correspondance: « [la formulation] ‘Je suis Brahma’ (aham brahma-asmi)
équivaut à [la formulation] le Soi (âtmâ)
est le Visionnaire (drashtri) de la
vision (drishti) ».
Le commentaire le plus
significatif de Shankara est celui qu’il composa pour les Brahma-Sûtras. Attribués à Bâdarâyana, les Brahma-Sûtras renferment 555 sûtras
qui se répartissent en quatre chapitres (adhyâya).
Chaque chapitre est à son tour divisé en quatre parties (pâda). Enfin selon le commentateur les pâda sont divisés en plusieurs sections (adhikarana).
On ne peut donner un aperçu
sur l’ensemble du texte des Brahma-Sûtras.
Chaque adhyâya a reçu un titre
particulier pour le qualifier, mais pas vraiment pour le résumer. Dans le
commentaire de Shankara, le premier adhyâya
porte le titre de samanvaya (accord,
relation): relation entre le symbole et ce qu’il symbolise; accord entre les
expressions employées dans les Upanishads
et la réalité de ce qu’elles représentent. Le deuxième adhyâya est qualifié par le terme avirodha (non-contradiction); ce titre tend à démontrer qu’il ne
peut y avoir d’oppositions irréductibles, les objections sur la conception du
Réel doivent être levées. Le troisième adhyâya,
consacré aux moyens d’atteindre la Délivrance, porte ainsi le nom de sâdhana (réalisation). Enfin, le quatrième
adhyâya est consacré au but véritable
qui n’est autre que la Délivrance (moksha),
voilà pourquoi ce chapitre porte le qualificatif de phala (fruit).
Les sûtras de Bâdarâyana exposent implicitement tous les aspects du Védânta (que le commentateur doit
expliciter) qui dans une vision harmonieuse du Réel (samanvaya) et une conciliation des oppositions apparentes (avirodha) mène à une compréhension de la
Réalité (sâdhana) dont la Réalisation
est le fruit (phala).
Nous donnons une traduction
littérale de la fameuse introduction que Shankara a composée pour son
commentaire des Brahma-Sûtras:
« Le milieu (vishaya) et l’être (vishayin), respectivement domaine (gochara) de la notion (pratyaya)
du vous (yushmat) et du nous (asmat), s’opposant par nature (sva-bhâva) l’un à l’autre comme les
ténèbres (tamas) et la lumière (prakâsha), s’excluent l’un de l’autre;
et leurs attributs (dharma)
respectifs s’excluent bien plus encore. Aussi la surimposition (adhyâsa) à l’être (vishayin) doué essentiellement de conscience (chit-âtmaka), domaine de la notion du nous, du milieu (vishaya), domaine de la notion du vous,
et de ses attributs serait une erreur (mithyâ).
De même la surimposition de l’être et de ses attributs au milieu [serait
également une erreur]. Pourtant la surimposition à l’un de l’essence (âtmaka) et des attributs (dharma) de l’autre est un manque de
discernement (viveka), ces catégories
(dharmin) et ces attributs (dharma) étant pourtant totalement
distincts; accoupler ainsi le vrai (satya)
et le faux (anrita) en déclarant ‘je
(aham) suis cela (idam)’ ou ‘cela (idam) est à moi (aham)’
est une pratique (vyavahâra)
naturelle (naisargika) du monde (loka) qui est le signe d’une
connaissance (jnâna) erronée (mithyâ).
Qu’est-ce que l’on nomme adhyâsa (surimposition) ?
[La surimposition], c’est un
contenu (rûpa) de la mémoire (smriti), [qui a été enregistré] ailleurs
(paratra), qui surgit (avabhâsa) comme une perception (drishta) première (pûrva) [concernant donc une autre chose que celle qui a été mémorisée].
Certains disent: ‘la surimposition, c’est donner les attributs (dharma) d’une chose à une autre’.
D’autres: ‘la surimposition est une erreur de discernement (viveka) sur [l’attribution des choses]’.
Enfin d’autres: ‘la surimposition, c’est d’attribuer des propriétés (dharma) contraires (viparîta) à une chose’. De toutes façons, ils s’accordent tous sur
le fait que c’est l’apparition (avabhâsa)
de l’attribut (dharma) d’une chose en
une autre. C’est l’attitude (anubhava)
du monde (loka) qui fait voir la
nacre comme de l’argent ou la lune qui est une comme étant double.
Mais comment une
surimposition (adhyâsa) du milieu (vishaya) et de ses attributs (dharma) peut-elle se faire au Soi
interne (pratyagâtmâ) qui est
hors-milieu (a-vishaya) ? Or la surimposition
se fait d’un milieu (vishaya) [donné]
avec un autre auquel on est confronté (avasthita)
et tu as dit [implicitement au début de l’introduction] que le Soi interne (pratyagâtmâ) était hors-milieu (a-vishaya) puisqu’il n’est pas une
notion (pratyaya) du vous (yushmat).
Le Soi interne (pratyagâtmâ) n’est pas exclusivement (ekânta) hors-milieu (a-vishaya). Il est le milieu (vishaya) de la notion du nous (asmat) et il est immédiatement perçu (aparoksha). Ensuite il n’y a pas de
restriction (niyama) à ce que la
surimposition se fasse d’un milieu (vishaya)
[donné] avec un autre auquel on est confronté (avasthita). Les gens peu instruits surimposent (adhi-ÂS) à l’éther qui est imperceptible
[diverses manifestations comme] la surface (tala), l’opacité (malinatâ) etc. Il n’y a pas
d’incompatibilité (aviruddha) à la
surimposition du non-soi (an-âtmâ) au
Soi interne (pratyagâtmâ). Les
pandits (pandita) pensent que la
surimposition ainsi caractérisée est ignorance (a-vidyâ). Ils appellent connaissance (vidyâ) la certitude (avadhârana)
de la nature propre (sva-rûpa) [d’une chose] par le discernement
(viveka). Cela étant, la
surimposition d’un défaut (dosha) ou
d’une qualité (guna) d’une chose à
une autre ne les affectent ni l’une ni l’autre. Cette surimposition réciproque
du Soi (âtmâ) et du non-soi (an-âtmâ) nommée ignorance (a-vidyâ) est présupposée dans toutes les
actions (vyavahâra) liées aux moyens
de preuve (pramâna) et aux choses à
prouver (prameya) que [ces actions]
soient tributaires du Veda (vaidika) ou des affaires du monde (laukika); [elle est présupposée
également] dans tous les enseignements (shâstra)
qu’ils traitent d’injonctions (vidhi),
d’interdictions (pratisheda) ou de la
délivrance (moksha).
Comment la perception (pratyaksha) et autres moyens de preuve (pramâna) et les enseignements (shâstra) concerneraient-ils un milieu (vishaya) fait d’ignorance (a-vidyâ) ?
Parce que les moyens de
preuve (pramâna) ne peuvent être
utilisés sans un acteur de la preuve (pramâtri)
lequel ne peut être sans la prétention (abhimâna)
que le corps (deha), les facultés de
sensation et d’action (indriya),
etc., sont ‘je’ (aham) et au ‘je’ (aham). Si, en effet, les facultés de
sensation et d’action (indriya) ne
sont pas activées, la perception (pratyaksha)
et autres [moyens de preuve] ne peuvent entrer en action (vyavahâra), et d’autre part les facultés de sensation et d’action (indriya) ne peuvent entrer en action (vyavahâra) sans support (adhishthâna). Et s’il n’y a pas
surimposition du corps (deha) au Soi
(âtmâ), alors il n’y a pas
[préoccupation] d’action. Si rien de tout cela n’était, le Soi (âtmâ) sans attache (asanga) ne pourrait être l’acteur de la preuve (pramâtri). Or sans ce qui est de nature
à être acteur de la preuve (pramâtri)
les moyens de preuve (pramâna) ne se
manifestent pas. Donc la perception (pratyaksha)
et autres moyens de preuve (pramâna)
ainsi que les enseignements (shâstra)
concernent un milieu (vishaya) fait
d’ignorance (a-vidyâ).
Il n’y a aucune différence
entre tous les êtres vivants (pashu).
Les bêtes et autres quand un son, par exemple, frappe leurs oreilles reculent
si elles le jugent défavorable ou avancent dans le cas contraire. Ainsi quand
elles aperçoivent un homme brandissant un bâton, elles se mettent à fuir,
imaginant ‘il va me frapper’; quand elles voient quelqu’un qui a la main pleine
d’herbe tendre, elles avancent vers lui. De même les humains, quoique leur
faculté de penser (chitta) soit
développée, prennent la fuite quand ils aperçoivent des gens pleins de force,
au regard féroce, qui hurlent en brandissant des sabres; ils s’approchent au
contraire vers ceux qui ont une attitude toute différente. L’activité (vyavahâra) qui concerne les moyens de
preuve (pramâna) et les choses à
prouver (prameya) est identique chez
l’homme et chez les bêtes. Or il est établi que le comportement (prasiddha) des bêtes et autres vis-à-vis
de l’activité (vyavahâra) comme la
perception (pratyaksha) et autres
[moyens] présuppose le non-discernement (a-viveka).
On pourra conclure que les hommes qui ont même apparence (darshana) [que les bêtes] tout en ayant la pensée (mata) plus développée ont une activité
semblable vis-à-vis de la perception (pratyaksha)
et autres [moyens] dans la durée (kâla)
[de la surimposition].
Quant à l’activité (vyavahâra) [réglée] par les
enseignements (shâstra), un homme
investi (pûrvakarin) par l’intellect
supérieur (buddhi) ne se qualifie (adhi-KRi) pas si la relation (sambandha) du Soi (âtmâ) avec un autre monde (para-loka)
lui est inconnue, néanmoins la réalité du Soi (âtma-tattva), comme le Védânta (vedânta)
peut la faire connaître, qui est d’être au-delà de la faim et autres [désirs],
au-delà des distinctions (bheda)
comme celle des Brâhmanes et des Kshatriyas, au-delà de la transmigration (samsâra), n’a pas à être reconnu pour la
qualification (adhikâra); cette
reconnaissance serait sans utilité et incompatible avec la qualification (adhikâra) [propre à accomplir les rites
efficacement]. Donc l’enseignement (shâstra)
qui se mobilise avant une connaissance distinctive (vijnâna) du Soi (âtmâ)
n’échappe pas à ce milieu (vishaya)
d’ignorance (a-vidyâ). Ainsi des
enseignements (shâstra) parmi
d’autres comme ‘le Brâhmane doit accomplir des rites sacrificiels’ se
mobilisent tant qu’il y a surimposition (adhyâsa)
au Soi (âtmâ) de la [notion de] caste
(varna), de stade de l’existence
terrestre (âshrama), d’âge (vayas), de circonstance (avasthâ) et autres distinctions (vishesha).
Nous avons dit que ce que
l’on nomme surimposition (adhyâsa),
c’est l’idée (buddhi) de cela (tat) en non-cela (a-tat).
Quand un homme se considère
comme sain ou malade suivant que sa femme, son fils ou ses autres parents sont
sains ou malade, il surimpose (adhi-ÂS)
au Soi (âtmâ) des attributs (dharma) extérieurs; quand il déclare:
‘je suis gros, je suis maigre, je suis pâle, je suis debout, je marche, je
saute’, il surimpose (adhi-ÂS) [au
Soi] des attributs (dharma) du corps
(deha); quand il déclare: ‘je suis
muet, je suis borgne, je suis impuissant, je suis sourd, je suis aveugle’, il
surimpose (adhi-ÂS) [au Soi] des
attributs (dharma) des facultés de
sensation et d’action (indriya); de
même pour les attributs (dharma) du
sens interne (antahkarana) tels que
le désir, la volonté, le doute, la détermination, etc. On surimpose (adhi-ÂS) ce qui assume la notion du je (aham-pratyayin) au Soi interne (pratyagâtmâ) qui est témoin (sâkshin) des manifestations propres [à
ce qui assume cette notion du moi] et inversement on surimpose au Soi interne (pratyagâtmâ), témoin de tout (sarva), le sens interne (antahkarana) et autres. Telle est cette
surimposition (adhyâsa) naturelle (naisargika), sans commencement (anâdi) ni fin (ananta), qui a une forme (rûpa)
de notion (pratyaya) erronée (mithyâ), qui manifeste les états d’agent
(kartri) et de jouisseur (bhoktri) et dont la perception (pratyaksha) est pour tout (sarva) le monde (loka). C’est pour abolir cette cause (hetu) sans but (an-artha)
et atteindre la connaissance (vidyâ)
de l’unité du Soi (âtmâ-eka) qu’on
entreprend [l’étude de] tous les Védântas (vedânta).
Tel est le but (artha) de tous les
Védântas (vedânta). Nous allons le
montrer dans cette étude réfléchie (mîmânsâ)
de ce qui est ‘incorporé’ (shârîraka). »
Ici s’achève l’introduction
de Shankara. Et voici le premier sûtra
que Shankara doit commenter:
athâto brahmajijnâsâ
« Et maintenant (atha)
donc (atas) la recherche (jijnâsâ) de Brahma ».
La lecture de cette
introduction peut laisser le lecteur perplexe. Shankara joue avec les mots. Son
texte est plus une illustration, un symbole, de la surimposition qu’une
explication. Le symbole peut amener à la synthèse où tout s’éclaire, alors que
l’explication ne nous laisserait que dans les affres de l’analyse indéfinie.
Ainsi ce qu’il faut comprendre se cache derrière ce qu’il nous dit ! En effet,
la première phrase de cette introduction est particulièrement caractéristique.
Car faire une distinction entre la ‘notion du nous’ et la ‘notion du vous’,
c’est mettre l’accent sur le caractère nécessairement relatif de toute
distinction. Peut-on exclure l’être de son milieu ? Non. Ainsi il n’y a pas
d’opposition absolue entre l’être (vishayin)
et son milieu (vishaya), comme le
démontre le caractère illusoire de la distinction du ‘nous et du ‘vous’. On
pourrait penser qu’il y a bien opposition entre les ténèbres et la lumière.
Mais, là encore, cette opposition est en elle-même relative, car, d’un certain
point de vue, le principe non manifesté de la lumière peut justement être
symbolisé par la lumière. La non-lumière est le principe de la lumière, comme
le Non-Être est le principe de l’Être. Ainsi conçue, cette distinction reste
bien relative, comme nous le montre Shankara par cette fausse opposition du
‘nous’ et du ‘vous’ qui définit la surimposition ou fausse imputation.
Stotra, prakarana et upadesha
L’autre partie de l’oeuvre de
Shankara peut se répartir en hymnes (stotra),
en traités (prakarana) et en
instructions (upadesha). A cette
répartition qu’il ne faut pas considérer comme restrictive, on doit ajouter le Prapanchasâra (-tantra).
Les stotra (qui sont des hymnes composés pour certains de quelques
strophes, pour d’autres de quelques dizaines de strophes et pour d’autres enfin
de plus d’une centaine de strophes) se répartissent ainsi:
- Ganapati-stotra (hymnes à Ganesha),
- Subrahmanya-stotra,
- Îshvara-stotra (notamment des hymnes à Shiva comme la Shiva-ânanda-laharî [l’océan de
béatitude de Shiva] ou le Shiva-panchâkshara-stotra
dont nous donnons plus loin la traduction),
- Devî-stotra (hymnes à la Déesse comme la saundarya-laharî [l’océan de beauté]),
- Vishnu-stotra (hymnes à Vishnu comme le Krishnâshtakam ou le Mohamudgara
connu aussi sous le nom de Bhajagovinda),
- Samkîrna-stotra (hymnes divers comme ceux dédiés à la Narmadâ ou au
Gange, etc.).
On compte ainsi bien plus de
soixante hymnes de Shankara.
Voici donc la traduction de
l’hymne consacré au mantra de Shiva:
« namah (hommage) shivâya (à Shiva) ». Ce mantra se compose ainsi de cinq syllabes
représentées par cinq signes graphiques (N, M, SH, V, Y). Cet hymne intitulé Shiva-pancha-akshara-stotra [Hymne (stotra) aux cinq (pancha) syllabes (akshara)]
se divise en cinq strophes. Chaque strophe débute par l’un des signes
constitutifs du mantra:
1-
« [Hommage] à celui qui a pour collier (hâra) le roi (indra) des
serpents (nâga), qui a le [troisième]
oeil (vi-lochana), qui a des cendres
(bhasma) pour onguent (anga-râga), qui est le grand (mahâ) Être (îshvara); [hommage] à celui qui est éternel (nitya), qui est pur (shuddha),
qui est nu (dig-ambara, qui a
l’espace comme vêtement); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra,
lettre, son) Na, hommage (namah) à Shiva ».
2-
« [Hommage] à celui qui est oint (charchita)
de santal (chandana) et d’eau (salila) du Gange (mandâkinî), qui est le grand (mahâ)
Être (îshvara): maître (nâtha) des Pramatha et seigneur (Îshvara) de Nandi; [hommage] à celui à
qui l’on donne en offrande (su-pûjita)
de nombreuses (bahu) fleurs (pushpa) à commencer (mukhya) par celles de l’arbre mandâra; [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Ma, hommage (namah) à
Shiva ».
3-
« [Hommage] à celui qui est de bon auspice (shiva, bienfaisant), qui est le soleil (sûrya) levant (bâla)
[révélant] le visage (vadana) de
lotus (abja) de Gaurî, qui ruine (nâshaka) le sacrifice (adhvara) de Daksha; [hommage] au
seigneur (shrî) à la gorge (kantha) bleu (nîla) qui a le taureau (vrisha)
pour emblème (dhvaja); [hommage] à
celui (sah) qui est le signe (kâra) SHi, hommage (namah) à
Shiva ».
4-
« [Hommage] à celui qui est adoré (archita)
comme la plus haute (shekhara)
divinité (deva) par les grands (indra) et nobles (ârya) ascètes (muni):
[les rishis] Vasishtha, Agastya
(Kumbhodbhava) et Gautama; [hommage] à celui dont les yeux (lochana) sont la lune (chandra), le soleil (arka) et le feu (vaishvâ-nara, Agni, l’Universel, le Soi); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Va, hommage (namah) à
Shiva ».
5-
« [Hommage] à celui qui est la forme même (sva-rûpa) du sacrifice (yajna),
qui porte (dhara) le chignon (jatâ), qui brandit (hasta) un arc (pinâka),
qui est éternel (sanâtana); [hommage]
à celui qui est divin (divya), qui
est divinité (deva) qui est infini (dig-ambara, le ciel, ambara, dans toutes les directions, dish); [hommage] à celui (sah) qui est le signe (kâra) Ya, hommage (namah) à
Shiva ».
Le terme dig-ambara se rencontre deux fois dans cet hymne. A la première
strophe il est traduit par ‘nu’ et par ‘infini’ dans cette dernière strophe. Ambara, c’est le ciel que l’on peut
considérer comme un vêtement qui nous couvre et s’il s’étend dans toutes les
directions (dish), on n’a pas besoin
d’autre couverture, on est nu mais enveloppé par le ciel. Si l’on s’identifie à
cet espace qui nous couvre (ambara),
on est alors le ‘ciel’ dans toutes ses directions (dish), on est ce qui enveloppe tout, le Principe, l’Infini.
Shankara a composé de
nombreux traités (prakarana), plus
d’une trentaine. Parmi ceux-ci le célèbre Âtma-bodha.
Nous donnerons en conclusion la traduction du plus court d’entre eux: l’Ekashlokî composé d’une ‘seule (eka) strophe (shloka)’. Nous avons précédemment traduit deux de ces prakarana: le Dashashloki et l’Upadesha-panchakam
(ce dernier pourrait figurer dans le groupe des ‘instructions’). Là encore, ces
traités comptent parfois plus de cent strophes comme l’Aparokshânubhûti [la conception (anubhûti) explicitée (aparoksha)
du (Soi)] ou moins d’une dizaine comme le Dhanyâshtakam
[la huitaine des heureux (dhanya)].
Cinq strophes pour la Panchîkaranam
et plus d’une cinquantaine pour le Vâkya-vritti.
Nous retiendrons l’Advaita-pancharatnam [les cinq (pancha)
joyaux (ratna) de la Non-Dualité (advaita)] dont voici la traduction:
1- « Je
(aham) ne suis ni le corps (deha), ni les facultés de sensation et
d’action (indriya), ni le sens
interne (antar-anga, organe interne),
ni le moi individuel (ahamkâra), ni
le groupe (varga) des souffles (prâna), ni l’intellect (buddhi); loin (dûra) de l’épouse (dâra),
des enfants (apatya), des terres (kshetra), des richesses (vitta) et autres (âdi) [sources d’attachement], [je] suis le témoin (sâkshî), éternel (nitya), le Soi intérieur (pratyag-âtmâ),
je (aham) suis Shiva ».
Il faut bien comprendre que le premier ‘je’ (aham) est
celui qui pose la question: « Qui (kah) suis-je (aham) ?, ko’ham ».
Le second ‘Je’ (aham) est celui de la réponse: « Je (aham) suis Cela
(sah), so’ham ».
2-
« Par la non-reconnaissance (a-jnâna,
ignorance) de la corde (rajju) un
serpent (ahi) [peut] se surimposer (BHÂ, apparaître) à la corde (rajju); de même par ignorance (a-jnâna) du propre Soi (sva-âtmâ) la condition (bhâva) de jîva (vivant) est [surimposée] au Soi (âtmâ); par [la perception d’] une parole (ukti) efficace (âpta) la
ruine (nâsha) de l’illusion (bhrânti) du serpent (ahi) est [obtenue], cela (sah) est [bien] une corde (rajju); [donc] par la parole (ukti) du maître (deshika), [on comprend:] je (aham)
ne suis pas le jîva (vivant), je (aham) suis Shiva ».
3-
« C’est par illusion (vi-moha)
que ce monde (vishva) relatif (a-satya, sans vérité) apparaît (â-BHÂ) dans le Soi (âtmâ) dont la nature (rûpa)
est vérité (satya), connaissance (jnâna) et béatitude (ânanda); tel un rêve (svapna) né des possibilités illusoires (moha) du sommeil (nidrâ), cela (tat) n’est
pas vrai (satya); [je] suis pur (shuddha), infini (pûrna), éternel (nitya),
un (eka), je (aham) suis Shiva ».
4- « Je
(aham) ne suis pas né (jâta), je n’ai pas grandi (pra-vriddha), je ne suis pas mort (nashta); tous (sarva) ces attributs (dharma)
naturels (prâkrita) sont dits (ukta) du corps (deha); la condition d’agent (kartri-tva)
et autres (âdi) [conditions]
constituées (maya) de conscience (chit) ne sont pas le moi individuel (ahamkara) mais mon (aham) Soi (âtmâ), je (aham) suis Shiva ».
On trouve ici une
illustration des effets des deux pôles principiels de la manifestation. Le
principe passif Prakriti et
implicitement le principe actif Purusha.
Les effets de cette polarité, comme la polarité principielle doivent finalement
disparaître dans le Principe suprême, dans le Soi.
5-
« Rien d’autre (anya) que ‘moi’
(mattas) n’existe ici (atra); le monde (vishva) est en vérité (satyam)
une chose (vastu) extérieure (bâhya) façonnée (upa-KLiP) par Mâyâ;
semblable (tulya) à un reflet (bhâsamâna) dans (antar) un miroir (âdarsha),
il apparaît (BHÂ) en ‘moi’ (aham) qui suis non-duel (advaita); je (aham) suis donc (tasmât)
[bien] Shiva ».
Stotra, prakarana et upadesha. L’oeuvre de Shankara est aussi constituée d’Upadesha. On peut citer trois grands
textes appartenant à cette catégorie: le Vivekachûdâmani
[le suprême (chûdâ) joyau (mani) du discernement (viveka)], l’Upadeshasahasrî [ce qui comporte mille (sahasrî) instructions (upadesha)]
et le Sarva-vedânta-siddhânta-sâra-samgraha.
Mâyâ
Nous retiendrons certaines
strophes du Vivekachûdâmani pour
illustrer la question de l’Illusion résultant de l’ignorance (a-vidyâ) sans pour autant oublier que Mâyâ est aussi identifiée à Prakriti ou à l’Avyakta. Mais citons cette strophe avant de parler de Mâyâ:
58-
« Ce n’est ni par le Yoga , ni
par le Sânkhya, ni par le Karma, ni par la Vidyâ que la Délivrance (moksha)
se réalise (SIDH); [la Délivrance se
réalise] dans la compréhension (bodha)
de l’identité (eka-tva) entre Brahma et Âtmâ, et pas autrement (anyathâ) ».
Il faut donc dépasser les quatre derniers darshanas,
avoir assimilé le Sânkhya, le Yoga, la Karma-Mîmânsâ et la Brahma-Mîmânsâ
(brahma-vidyâ) pour entrevoir la
Délivrance. Mais poursuivons par ces strophes caractérisant les diverses
facettes de Mâyâ:
110-
« Ce qui a pour nom (nâma) Avyakta (indifférencié), c’est la
puissance (shakti) de l’Être (parama-îsha), c’est Avidyâ (ignorance) sans commencement (an-âdi), c’est ce qui est constitué (âtmika) des trois (tri)
qualités (guna), c’est le suprême (para), c’est Mâyâ, c’est ce que le sage (sudhî)
peut deviner (anu-meya, par ‘mesure’
MÂ) à partir de ses effets (kârya),
c’est ce qui a projeté (pra-SÛ) cet
univers (jagat) entier (sarva) ».
111-
« [Mâyâ] n’est composée (âtmika) ni de l’être (sat) ni du néant (a-sat) ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya), [Elle] n’est composée (âtmika)
ni de ce qui est différencié (bhinna)
ni de ce qui n’est pas différencié (a-bhinna)
ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya),
[Elle] n’est composée (âtmika) ni de
ce qui est fait de parties (sânga) ni
de ce qui n’est pas fait de parties (an-anga)
ni de l’un et de l’autre à la fois (ubhaya),
[Elle] est le grand (mahâ) prodige (adbhutâ) dont la forme (rûpa) est indiscernable (a-nirvachanîya) ».
112-
« [Mâyâ] est détruite (nâshya) en réalisant (vi-bodha, reconnaissance) Brahma pur (shuddha) et non-duel (advaya),
comme l’illusion (bhrama, erreur) du
serpent (sarpa) est [détruite] par le
discernement (viveka) de la corde (rajju); [Elle] se déploie (pra-SIDH) avec rajas, tamas et sattva, les [trois] guna (qualités) qui dévoilent (prathita)
ses propres effets (sva-kârya) ».
Le déploiement de Mâyâ
en fonction des guna s’accomplit avec
l’avriti-shakti (pouvoir
d’obnubilation) pour tamas, la vikshepa-shakti (pouvoir de projection,
de dispersion) pour rajas et la jnâna-shakti (pouvoir de connaissance) pour sattva.
122-
« Cet Avyakta (indifférencié)
s’exprime (nirukta) au travers des
trois qualités (tri-guna); celui-ci
est une cause (kârana) nommée (nâma) corps (sharîra) du Soi (âtmâ);
celui-ci est l’état (ava-sthâ)
particulier (vibhakti) du sommeil
profond (sushupti) où le mode
fonctionnel (vritti) de l’intellect (buddhi) et de toutes (sarva) les facultés de sensation et
d’action (indriya) est annihilé (pralîna) ».
le kârana-sharîra (littéralement corps causal) est donc la forme
principielle ou causale, c’est-à-dire principe de la manifestation formelle. En
ce sens on peut le considérer comme le ‘corps’ du Soi.
124-
« Le corps (deha), les facultés
de sensation et d’action (indriya),
le souffle (prâna), le mental (manas), le ‘je’ (aham), etc. (âdi); les
transformations (vikâra), les
modifications du milieu (vishaya), le
plaisir (sukha) [ou la souffrance] et
autres (âdi), l’air (vyoma) et autres (âdi) éléments (bhûta),
l’univers (vishva) entier (akhila), y compris (paryanta) l’Avyakta
(indifférencié); tout (sarva) enfin
est le non-Soi (an-âtmâ) ».
125-
« Sache (vid) que tout (sarva), Mâyâ et les effets (kârya)
de Mâyâ, depuis (âdi, commencement) le Mahat
(le Grand, le grand principe) jusqu’au (pary-anta,
fin) corps (deha), [tout] est néant (a-sat) et propre (tattva) au non-Soi (an-âtmâ),
[tout] est comme (kalpa) un mirage (marîchikâ) dans le désert (maru) ».
49-
« Pour toi (tvam) qui es
[pourtant] le suprême Soi (parama-âtmâ),
l’association (yoga) avec l’ignorance (a-jnâna)
instaure (tata) un lien (bandha) avec le non-Soi (an-âtmâ) [qui est] ainsi (eva) le samsâra (samsriti);
[mais] le feu (vahni) de la
connaissance (bodha) usant (VAD) du discernement (viveka) consume (pra-DAH) [jusqu’à] la racine (samûla)
les effets (kârya) de l’ignorance (a-jnâna) ».
171-
« En effet, il n’y a pas d’ignorance (a-vidyâ)
en dehors (atirikta, différente) du
mental (manas), car le mental (manas) est a-vidyâ, la cause (hetu)
de l’enchaînement (bandha) des états
d’être (bhava), [du samsâra]; quand cela (tat) disparaît (vinashta), tout (sakala)
disparaît (vinashta); quand cela (ayam) se manifeste (vi-JRiMBH), tout (sakala)
se manifeste (vi-JRiMBH) ».
392-
« Tout (sarva) cet univers (jagat), circonscrit (ava-GAM) par la parole (vâch) et le mental (manas), est Être (sat) et
rien d’autre (eva); il n’y a rien
d’autre (eva) que l’Être (sat) pour ce qui se situe (sthitavân) aux frontières (sîma) ultimes (para) de Prakriti. En
quoi le vase (kalasha), la cruche (ghata), la jarre (khumbha) et autres (âdi)
[ustensiles] sont-ils identifiables (ava-GAM)
à autre chose (prithak, séparé) qu’à
de l’argile (mritsnâ) ? Ivre du vin (madirâ) de Mâyâ, l’[homme] égaré (bhrânta)
parle (VAD) en usant des termes (iti) comme ‘je’ (aham), ‘toi’ (tvam) ».
Les frontières ultimes de Prakriti touchent à celles de Purusha. L’informe à l’épuisement des
formes doit disparaître dans l’informel.
512-
« Qu’en Prakriti, il y ait (AS) des changements (vikâra) de dix manières (dasha-dhâ), de cent manières (shata-dhâ) ou de mille manières (sahasra-dhâ), en quoi (kim) suis-je (aham) [lié] à ceux-ci (tat)
? [Je] suis la conscience (chit)
inconditionnée (a-sanga, non
attachement); le tumulte (dambara,
tonnerre) des nuages (ambuda) ne
perturbe (SPRISH) pas le ciel (ambara,
éther) ».
Les trois puissances de dix
(101 = 10, 102 = 100, 103 = 1000) évoquent les
trois mondes et l’ensemble des possibilités qui s’y réalisent.
570-
« Esclavage (bandha) et
libération (moksha) sont tous deux
suscités (KLiP) par Mâyâ, l’un et l’autre ne sont pas de la
nature du Soi (sva-âtmâ); Il en est
comme de l’apparition (âbhâsa) ou de
la disparition (vi-nir-gama) du
serpent (sarpa) [illusoire] dans
[l’apparence] de la corde (rajju) qui
est [toujours] identique (nishkriya,
inactive, inerte) ».
Rappelons que Mâyâ est la ‘mère’ de l’avatâra. La notion de Mâyâ ne manque pas d’être paradoxale.
Dans son lien au Principe, Mâyâ est la shakti
de Brahma; dans l’absence erronée de
ce lien c’est l’Illusion qui n’est pas (mâ,
n’est pas, ya, qui). Ainsi ce qui est
proprement illusoire, c’est le fait de considérer la manifestation, le Monde,
comme extérieur au Principe, à Brahma.
C’est en ce sens que Mâyâ est avidyâ.
Âtma-bodha
Nous ne retenons de l’Âtma-bodha qu’un choix de strophes qui
peuvent s’appliquer à l’état spirituel du Yogî:
47-
« Le Yogî doué de la
connaissance (vi-jnâna-vân) effective
(samyak, parfaite) contemple (sthita, demeure) toutes choses (a-khila) en son propre Soi (sva-âtmâ); et par l’oeil (chakshus) de la connaissance (jnâna), il perçoit (ÎKSH) que le Soi (âtmâ)
est Un (eka) et Tout (sarva) ».
48-
« Comme les jarres (ghata) et
autres (âdi) [ustensiles] ne sont que
de l’argile (mrit), [de même]
l’univers (jagat) entier (sarva) n’est que le Soi (âtmâ) hors duquel il n’est rien d’autre
(anya) que le Soi (âtmâ); ainsi il [Yogî] perçoit (ÎKSH) que
tout (sarva) est son propre Soi (sva-âtmâ) ».
53-
« Quand les limitations surajoutées (upâdhi)
sont supprimées (vi-laya), le Muni (synonyme de Yogî) se fond (VISH) dans
l’Essence (vishnu, Être) qui est
partout (nir-vishesha, sans
déterminations) comme l’eau (jala)
dans l’eau (jala), l’air (viyat) dans l’air (vyoma) ou le feu (tejas)
dans le feu (tejas) ».
34-
« [Il] est (AS) sans
détermination qualitatives (nir-guna),
sans action (nish-kriya), éternel (nitya), sans volition (nir-vikalpa), sans souillure (nir-anjana), sans changement (nir-vikâra), sans forme (nir-âkâra), perpétuellement (nitya) libre (mukta) et pur (nir-mala) ».
35-
« Comme l’éther (âkâsha), [il] (aham) pénètre (GAM) tout (sarva) à
l’intérieur (antar) et à l’extérieur
(bahir); constamment (sadâ), [il] est impérissable (a-chyuta), immuable (sama) en tout (sarva), inaltérable (siddha),
impassible (nih-sanga, sans attache),
pur (nir-mala) et inébranlable (a-chala, immobile) ».
36-
« [Il] (aham) est le Suprême (para) Brahma qui est éternel (nitya),
pur (shuddha), libre (vi-mukta), seul (eka, un), incessamment rempli (akhanda)
de Béatitude (ânanda), sans dualité (advaya), vérité (satya, Principe inconditionné de toute existence), connaissance (jnâna) et sans fin (an-anta) ».
54-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, après (apara) la possession (lâbha)
duquel il n’y a rien à posséder (lâbha);
après (apara) la jouissance (sukha) [de la Béatitude] duquel il n’y a
point de félicité (sukha) qui puisse
être désirée; et après (apara)
l’obtention de la Connaissance (jnâna)
duquel il n’y a point de connaissance (jnâna)
qui puisse être obtenue ».
55-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, lequel ayant été vu (DRiSH) [par l’oeil de la Connaissance],
aucun (apara) [objet] n’est contemplé
(drishya); avec lequel étant
identifié (BHÛ), aucune (punar, en arrière) modification (bhava) [telle que la naissance ou la
mort] n’est [éprouvée]; lequel étant connu (JNÂ),
aucune autre (apara) connaissance (jneya) n’est [à atteindre] ».
56-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, qui est répandu partout (pûrna), [dans tout]: dans l’espace
intermédiaire (tiryak, entre), dans
ce qui est au-dessus (ûrdhva) et dans
ce qui est au-dessous (adhas)
[c’est-à-dire dans l’ensemble des trois mondes]; Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude
(ânanda), sans dualité (advaya), indivisible (ananta) et éternel (nitya) ».
57-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, affirmé (lakshate) dans le Védânta
comme absolument distinct de ce qu’il pénètre [littéralement, ‘désigné (lakshate) dans les védânta par la méthode (rûpa)
de l’élimination (vy-a-vritti) du
non-cela (a-tat)’], immuable (avyaya), incessamment rempli (akhanda) de Béatitude (ânanda) et sans dualité (eka) ».
59-
« [Il] est Brahma, en qui toutes
choses (vastu) sont unies (yukta, liées, akhila, intégralement), de qui tous les actes (vyavahâra) dépendent (chid-anvita);
c’est pourquoi (tasmât) Il est
répandu en tout (sarva-gata), comme
le beurre (sarpis) est
essentiellement (akhila) [présent]
dans le lait (kshîra) ».
60-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, qui n’est ni subtil (an-anu) ni grossier (a-sthûla), qui est sans grandeur ou
dimension (a-hrasva, ni court),
inétendu (a-dirgha, ni long), sans
origine (a-ja, non-né), incorruptible
(a-vyaya), sans figure (a-rûpa), sans qualité (a-guna), sans assignation (a-varna) ou caractère quelconque (âkhyâ, nom) ».
61-
« Sache (ava-DHRi) qu’il est Brahma, par lequel toutes choses (sarva) sont éclairées (BHÂS), dont la lumière (bhâsa) fait briller (BHÂS) le soleil (arka) et tous les corps lumineux (âdi, autre), mais qui n’est point rendu manifeste (BHÂS) par leur lumière (bhâs) ».
62-
« Comme le feu (vahni) [pénètre]
[intimement] un boulet (pinda) de fer
(âyasa) incandescent (pratapta), Brahma pénètre (pra-KÂSH) l’univers (jagat) entier (akhila) intérieurement (antar)
extérieurement (bahir) et de part en
part (vyâpya), [les trois mondes], Il
le fait briller (BHÂS) et [brille] de
lui-même (svayam) ».
63- « Brahma ne ressemble (vilakshana) pas au Monde (jagat), et hors Brahma il n’y a rien (anyat,
autre); tout ce qui semble exister (BHÂ)
en dehors (anyat) de Lui (brahma) ne peut exister [de cette façon]
qu’en mode illusoire (mithyâ), comme l’apparence de l’eau (marîchi, mirage) dans le désert (maru) ».
64-
« De tout ce qui est vu (DRiSH),
de tout ce qui est entendu (SHRÛ),
rien n’existe (BHÛ) hors (anyat, autre) de Brahma; dans la Connaissance (jnâna)
de la Vérité (tattva), Brahma est Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude
(ânanda), sans dualité (advaya) ».
65-
« L’oeil (chakshus) de la
connaissance (jnâna) contemple (nir-ÎKSH) l’Être (sat)-Conscience (chit)-Béatitude
(ânanda), l’Omniprésent (sarva-ga); mais l’oeil (chakshus) de l’ignorance (a-jnâna) ne l’aperçoit (ÎKSH)
point, comme un homme aveugle (andha)
ne voit point la lumière (bhânu,
soleil) sensible (bhâravân) ».
66-
« Comme l’or (svarna) est
débarrassé (mukta) [par le feu] de
toutes ses scories (sarva-mala), le jîva (vivant) brûlant (uddîpta) du feu (agni) de la connaissance (jnâna)
activé (paritâpita) par l’audition (shravana, l’enseignement) et autres (âdi) [moyens] est [débarrassé de toutes
ses impuretés] et il brille (DYUT)
[alors] de sa propre (svayam)
[splendeur] ».
67-
« Quand le Soi (âtmâ), Soleil (bhânu) de la Connaissance spirituelle (bodha), se lève (udita) dans le ciel du coeur (hrid-âkâsha,
l’éther du coeur) Il chasse (upa-HRi)
les ténèbres (tamas) [de l’ignorance],
il brille (BHÂ) pénétrant (vyâpî) tout (sarva), enveloppant (dhârî)
tout (sarva) et illuminant (BHÂS) tout (akhila) ».
68-
« Celui qui a fait le pèlerinage (tîrtha)
de son propre Soi (sva-âtmâ), [un
pèlerinage] dans lequel il n’y a rien concernant (an-apa-ÎKSH) la situation (dish),
la place (desha), le temps (kâla), etc. (âdi), qui est partout (sarva-ga,
omniprésent), dans lequel ni le froid (shita)
[ni le chaud], etc. (âdi), ne sont
éprouvés, qui procure une félicité (sukha)
permanente (nitya) et [une délivrance
définitive] de tout trouble (niranjana);
celui-là est (BHAJ) sans action (vi-nish-kriya), omniscient (sarva-vid), omniprésent (sarva-gata) et il obtient (BHÛ) l’éternelle Béatitude (amrita, immortalité) ».
Ekashlokî
Kim jyotis-tava bhânumân-ahani me râtrau pradîpâdikam
syâd-evam ravi-dîpa-darshana-vidhau kim jyotir-âkhyâhi me / chakshus-tasya
nimîlanâdi-samaye kim dhîr-dhiyo darshane kim tatrâham-ato bhavân paramakam
jyotis-tad-asmi prabho //
« Quelle (kim)
est ta (tvam) lumière (jyotis) ?
Pour moi (aham),
le jour (ahar) c’est le soleil (bhânumân), la nuit (râtri) ce sont des (âdika,
etc.) lampes (pradîpa).
Peut-être (syât),
mais (evam) dis-moi (AH) quel (kim) est le nom (âkhyâ)
de la lumière (jyotis) pour
l’obtention (vidhi) de la vision (darshana) du soleil (ravi) et de la lampe (dîpa) ?
C’est l’oeil (chakshus).
[Et] quel (kim)
est [le nom de la lumière] lors (samaya, condition) de la fermeture des
yeux (nimîlana-âdi) ?
C’est la pensée (dhî).
[Et] quel (kim)
est [le nom de la lumière] pour la vision (darshana)
de la pensée (dhî) ?
Là (tatra),
c’est le ‘je’ (aham).
Devenant (BHÛ)
alors (atas) la suprême (paramaka) Lumière (jyotis), [je] suis (AS)
cela (tat), ô maître (prabhu) ».
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