lundi 29 octobre 2018

René Guénon - La frontière de l'autre monde


Dans son ouvrage intitulé René Guénon, 1907 – 1961, M. Gilis fait mention des écrits de jeunesse de René Guénon et notamment d’un petit roman :

(…) l’ébauche d’un roman intitulé La Frontière de l’Autre Monde. La qualité littéraire de ces textes, de la part de quelqu’un qui deviendra un maître de la langue française, est d’une affligeante médiocrité, tandis qu’on note l’omniprésence d’une sorte d’obsession ténébreuse, et même diabolique. (p. 33).

Ce roman, qui n’est peut-être pas le seul que René Guénon ait composé, ne nous semble en aucun cas médiocre comme le pense M. Gilis, loin de là. Pour que le lecteur puisse en juger, nous en donnons une copie malheureusement incomplète. Nous avons eu beaucoup de mal à nous procurer une photocopie (médiocre) du tapuscrit censé être fidèle à l’original manuscrit. Le texte reproduit est donc issu du déchiffrement de cette version photocopiée.

L’œuvre est ici en germe, dans la nuit, dans une obscurité toute shivaïte. L’hindouisme est d’ailleurs déjà présent avec l’utilisation du monosyllabe AUM et de formules proches du tantrisme. Soulignons que ce roman, œuvre de fiction, n’a pas été conçu pour la publication et qu’il n’est qu’un simple signe qui ne doit pas être surévalué ou mal interprété. Mais il n’est certainement pas un signe d’ignorance, ni « d’obsession ténébreuse ».

Nous espérons que d’autres auront accès au texte original manuscrit et qu’ils pourront en donner une version plus conforme.



René Guénon - La frontière de l'autre monde



L'énigme du sphinx



Il n'est pas de plus troublante énigme pour l'homme que l'homme lui-même, car tout en lui est mystère, son origine, sa nature et sa destinée. Il aspire à connaître les réalités qui existent en dehors de lui, et cela est assurément fort légitime; mais ne doit-il pas chercher tout d'abord à se connaître lui-même ?

Telles étaient les réflexions que je me faisais, pour la centièmes fois peut-être en errant à travers les rues bruyantes et animées de Paris, et tout le mouvement que je voyais autour de moi me semblait lointain, confus, indéfinissable. Quel but à toute cette activité ? Quelle est la raison d'être de la vie humaine?  Que sont tous ces êtres qui s'agitent autour de moi? Que pensent-ils? Où vont-ils ? Suis-je même bien sûr qu'ils existent réellement, qu'ils ne sont pas de simples fantômes de mon imagination ? Et, moi-même, qui suis-je donc ?

Il m'eût été bien difficile alors de répondre à ces multiples interrogations, et pourtant il y avait une chose dont je ne pouvais pas douter : c'était ma propre existence. Je pensais alors au "cogito, ergo sum" de Descartes, et je m'en étonnais, je m'en scandalisais presque : par quelle étrange aberration ce philosophe éprouvait-il le besoin de se prouver à lui-même qu'il existait? Mais puisque je possède l'existence, pourquoi cette propriété n'appartiendrait-elle qu'à moi seul? Pourquoi n'existerait-il pas d'autres êtres que moi ? Oui, tous ces gens qui m'entourent, qui me heurtent, qui crient, qui gesticulent, qui s'agitent de tous côtés, ils doivent exister aussi; tout cela ne peut pas être une pure illusion, mais que sont ces êtres ? Sans doute, leur nature doit être assez analogue à la mienne, comme l'est leur apparence; ils sont plus ou moins semblables à moi, et d'ailleurs, s'ils n'avaient rien de commun avec moi, je ne pourrais ni les connaître ni même les concevoir; mais, encore une fois, que suis-je moi-même ?

Cette question revenait sans cesse et m'obsédait: les autres êtres sont ce que je suis, mais cela ne me fait nullement connaître leur nature, car le mystère est en moi-même. Et ce mystère se formulait pour moi en une triple et formidable interrogation, qu'il me semblait avoir entrevue jadis, mais sans pouvoir précise ce souvenir: d'où viens-je ? Que suis- je ? Où vais-je ?

Où j'allais, j'aurais été à ce moment bien incapable de le dire; j'errais sans but, et j'avais traversé tant de rues et de places que je n'avais qu'une notion fort vague du lieu où je me trouvais et du temps qui s'était écoulé depuis le début de ma méditation. Le monde extérieur s'était presque effacé pour moi, et je ne voyais plus que trois immenses points d'interrogation; toujours revenaient les trois obsédantes questions: d'où vient l'homme? Qu'est-il ? Où va-t-il ?

- L'homme vient de Dieu, il est un Dieu tombé, et il retourne à Dieu !

Qui avait murmuré ces paroles à mon oreille ? Je me retournai et je ne vis personne, ce n'était pourtant pas une voix intérieure que j'avais entendue, et, bien qu'absorbé dans mes pensées, je n'étais ni endormi ni halluciné.

- Le Sphinx t'a posé sa triple énigme, et, nouvel Œdipe, il te faut triompher de lui !

C'était la même voix qui avait encore parlé: je me retournai de nouveau, mais il n'y avait personne derrière moi ni à côté de moi, ou du moins aucun être visible. Car il fallait bien qu'il y eût quelqu'un, puisque j'avais très nettement entendu parler à deux reprises différentes. Ces paroles devaient avoir été prononcées par un être invisible, mais néanmoins réel; pourquoi n'y aurait-il pas d'autres êtres que ceux que nous voyons ? Les récits de phénomènes mystérieux revenaient à mon esprit, mais je n'en avais jamais constaté par moi-même; aussi étais-je profondément troublé.

Je n'entendais pas autre chose ce jour-là, mais rentré chez-moi, je ne pus dormir de la nuit; un monde nouveau s'ouvrait devant moi, et il semblait que ma tête allait éclater. L'étrangeté du phénomène retenait toute mon attention, et je ne songeais même pas au sens des paroles que j'avais entendues. Quoi qu'il en soit  je me décidai promptement à aborder l'étude de l'occultisme, sur lequel je ne savais que fort peu de chose, mais qui devait me permettre de me rendre compte de ce qui venait de se passer, et peut-être aussi de ce qui m'arriverait par la suite, car il me semblait que tout ne se bornerait pas là.

Dès le lendemain, je me procurai quelques ouvrages dont je connaissais les titres, et je me mis aussitôt au travail. Plusieurs jours se passèrent sans nouveaux incidents, et je profitai de ce temps pour acquérir quelques notions d'occultisme; cette étude était si attrayante pour moi que j'y consacrais maintenant tous mes instants. Un jour, mes yeux tombèrent sur ces vers d'Eliphas Lévi:

"Le front d'homme du Sphinx parle d'intelligence,

Ses mamelles d'amour, ses ongles de combats;

Ses ailes sont la foi, le rêve et l'espérance,

Et ses flancs de taureau le travail ici-bas !



Si tu sais travailler, croire, aimer, te défendre,

Si par de vils besoins tu n'es pas enchaîné,

Si ton cœur sait vouloir et ton esprit comprendre,

Roi de Thèbes, salut ! Te voilà couronné !"



Aussitôt, le sens des paroles qu'avait prononcées la voix mystérieuse me revient à la mémoire: je devais résoudre l'énigme du Sphinx: mais comment le pourrais-je par mes seules forces, moi qui ne savais presque rien ?

- L'aide ne fait jamais défaut aux hommes de bonne volonté !

La même voix avait encore parlé, et cette fois chez moi, où pourtant j'étais seul ! J'en fus épouvanté, et je sortis en toute hâte, espérant me distraire par le contact du monde extérieur, et en même temps remettre un peu d'ordre parmi les idées tumultueuses qui s'entrechoquaient en moi. Cependant, je ne pus retrouver le calme, et ce n'est pas sans une vive appréhension que je rentrai chez moi, ce fut bien autre chose lorsque je vis établie sur mon bureau une large feuille de papier couverte d'écriture, et je ne m'en approchai qu'en tremblant.

En haut de cette feuille était une étrange figure: une croix, sur laquelle était une rose, portait aux extrémités de ses quatre branches les lettres hébraïques formant le Nom Divin, le Saint Tétragramme; en face de cette croix était le sphinx, et au-dessous se lisait cette parole de l'Evangile: "Quaere et invenies !

Plus bas, une main mystérieuse avait tracé ces lignes:

"A toi qui cherche le grand Arcane, Salut !

"Tu ne sais qui nous sommes, mais nous savons qui tu es ce que tu ignores toi-même !

"C'est nous qui t'avons parlé, mais tu ne nous as point vu, car tes yeux ne peuvent pas encore voir l'Invisible.

"Mais ne crains rien: notre protection est sur toi, et nous t'aiderons à résoudre l'énigme du Sphinx.

"Ceux que nous avons choisis nous ne les abandonnons jamais.

"Quant aux autres, aux profanes qui ont des yeux et ne voient point; qui ont des oreilles et n'entendent point, nous resterons toujours invisibles pour eux, car ils sont incapables de connaître la Vraie Lumière.

 "Lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt !

"Mais à tous ceux qui ont bonne volonté, le Verbe a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, car ceux qui croient en son nom sont dignes de recevoir la lumière:

"Gloria in excelsis deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis !

" Le Verbe est la Voie, la Vérité et la Vie !

" Médite ces paroles en silence, et ne les communique à personne.

"Lege, lege et relege: labora, ora et invenies !

Maintenant, je ne pouvais plus détacher mes yeux de cette inscription, qui me semblait tracée en caractères lumineux, en traits de flamme. J'y songeai jour et nuit, je méditai sans cesse, mais je ne pus trouver le mot de l'énigme. Enfin un jour que je promenais en y songeant encore, la voix me dit: -Courage et persévérance !

En rentrant, je trouvai une nouvelle feuille de papier, placée comme la première, et sur laquelle ces mots étaient tracés de la même écriture.

"Tu as longuement médité sur le mystère, mais tu n’as pas encore reçu la lumière !

"Sache que l'énigme du Sphinx est triple, et que trois se résout en quatre.

"Le Sphinx lui-même est quatre: Tête d'homme, corps de taureau, ailes d'aigle et griffes de lion.

"La croix aussi est quatre: toute science divine et humaine est contenue en principe dans l'ineffable Tétragramme, chef de la sainte Kabbalah !

"Considère les quatre animaux de la vision d'Ezéchiel et de l'Apocalypse; lorsqu'ils se rapprochent jusqu'à se joindre, quatre en un, vois quel est l'être qu'ils forment.

"Souviens-toi du Kérub qui, armé de l'épée flamboyante, garde l'entrée de l'Eden !

"Souviens-toi aussi des roues que vit le prophète Ezéchiel: Rota, Taro, Ashor, Thorah ! [Erreur de transcription ? On note que trois des termes sont des permutations de quatre lettres : Rota, taro, tora. On attendrait donc plutôt ator (hathor)]

"Souviens-toi enfin des quatre verbes de l'initiation magique : savoir, vouloir, oser, se taire !

"Contemple l'inscription qui est sur la Croix, et considère qu'elle est formée de quatre lettres comme Tétragramme: I. N. R. I. !

"Lorsque tu auras compris ces choses, tu seras bien près de connaître la lumière !

"Post tenebras lux ! Ordo ab Chao !

Je lus, je relus, je méditai, mais je ne compris pas, ou du moins je ne compris que fort imparfaitement ; je ne connaissais guère de l’occultisme que des généralités, et je savais à peine ce qu’était la Kabbale. Cependant il me semblait que je sentais naître en moi des idées nouvelles, qu’il m’eut été impossible d’exprimer, tant elles étaient imprécises et différentes de tout ce que j’avais connu jusqu’alors !

Quelques jours se passèrent encore, pendant lesquels je n’entendis pas la voix ; mais je trouvai chez moi une troisième épître mystérieuse, conçue en ces termes :

« Toi qui veux savoir, sache d’abord que tu ne sais rien !

« Lorsque tu sauras cela, tu seras plus fort que tous les savants du monde, qui ne connaissent rien en réalité, pas même leur ignorance !

« Il te faut vaincre en toi-même l’orgueil et l’ambition : les distinctions humaines n’ont aucune valeur à nos yeux.

« Dieu seul est bon ! Dieu seul est grand ! Dieu seul est puissant !

« Quis similis tibi in fortibus, Domine ?

« Tout en ce monde n’est que vanité : la gloire, la fortune, tout cela n’est rien.

« Vanitas vanitatum, et omnia vanitas !

« Une seule chose est nécessaire à l’homme : c’est la parole de Dieu !

« Le Christ a dit : le Ciel et la Terre passeront, mais ma Parole ne passera point !

« La Parole est perdue, le monde est plongé dans les ténèbres, mais si tu le désires ardemment, tu sortiras de ces ténèbres, et la Vérité t’apparaîtra.

« Sache que ta force ne réside pas seulement dans la volonté, mais aussi et surtout dans le désir ; l’homme de désir est le protégé de la providence.

« Cherche la Parole perdue, et tu la trouveras ; demande la lumière, et tu la recevras ; frappe à la porte du Temple, et l’on t’ouvrira ! »

Après avoir lu ces mots, je vis flamboyer devant moi l’inscription de la Croix : I. N. R. I., et, au même moment j’entendis la voix qui me disait :

« Igne Natura Renovatur Integra ! »

Il me semble alors que quelque chose s’illuminait en moi, et, en reprenant la feuille de papier sur laquelle étaient écrites les lignes que je venais de lire, je vis en haut la figure du Sceau de Salomon, que je n’avais pas remarquée tout d’abord.

Cependant, je ne comprenais pas encore entièrement le sens des quatre lettres mystérieuses, et toute mon attention se portait sur ce point, lorsque la voix, qui maintenant ne m'effrayait plus, se fit entendre de nouveau et dit:

"- Réintégration dans l'Unité par l'amour ! "

Cette fois, j'avais compris, et je voyais comme une éclatante lumière; mais la triple énigme du Sphinx se posait encore: d'où vient l'homme ? Qui est-il ? Où va-t-il ? Je me souvenais de la réponse que la voix y avait faite la première fois, et je la comprenais maintenant, mais pas assez encore pour exprimer ce que je sentais être la Vérité.

Une quatrième épître formula le lendemain ce que l'intuition m'avait fait pressentir:

"Un est tout, et tout est un !

"Un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres. [Voir Les principes du calcul infinitésimal, au chapitre IX,  citation du Tao-te-king par  René Guénon exactement de cette façon. Matgioi (La Voie Métaphysique, traduction du Tao-te-king, ch. XLII) traduit ainsi: La Voie a produit Un. Un a produit Deux, Deux a produit Trois. Trois a produit les dix milles êtres.]

"Un et deux sont trois: toutes choses viennent de Dieu.

"Dieu non manifesté est un, Dieu manifesté est trois, un et trois sont quatre.

"Dieu est trois: Père, Fils, Esprit, et ces trois ne sont qu'un.

"L'homme aussi est trois: esprit, âme, corps, et ces trois ne sont qu'un.

"L'Unité manifesté est la trinité, qui est la Tri-Unité.

"Tout est sorti de un, et tout doit revenir à un !"

Je lus alors divers passages d'ouvrages kabbalistiques, relatifs à la doctrine de l'Adam Kadmon, qui me parut claire jusqu'à l'évidence, et j'y trouvai l'explication de la première phrase que j'avais entendue, puisque Adam Kadmon, dont nous sommes tous des cellules, est le Verbe manifesté, et que le Verbe est Dieu !

Et, à ce moment, deux vers de Lamartine me revinrent à la mémoire:

"Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux."

Mais l'énigme du Sphinx se présenta de nouveau devant ma pensée, et aussitôt la voix répondit aux trois questions par ces trois mots:

" - Chute, Incarnation, Rédemption !"

Et je compris quel lien unissait l'énigme unissait l'énigme du Sphinx et le mystère de la croix !

Alors la voix se fit encore entendre et me dit:

"Ferme les livres, ils te seront désormais inutiles !"

Et je compris que c'était en moi-même et non au dehors que je devais trouver le principe de toute connaissance, contrairement à ce que pensent les faux savants, et que la devise du vrai sage devait être: "Omnia mecum porto !" [« Je transporte tout avec moi », (Selon Cicéron, Bias, l'un des sept sages, fuyant Priène prise pas l'ennemi, à ceux qui s'étonnaient qu'il n'emporte aucun bien, ni meubles ni argent, répondait : « je porte en moi tout ce qui m’appartient ».)]

Quelques jours plus tard, je pus lire une cinquième missive, qui contenait ces paroles:

"Le Ternaire se développe et s'explique par le quaternaire.

"Le Sphinx est quatre, et ces quatre ne sont qu'un.

"Le quaternaire est l'expansion cruciale de l'Unité.

"Le quaternaire contient le Dénaire, donc tous les Nombres, et le Dénaire n'est que le développement de l'Unité.

"Les nombres sont les principes des choses, a dit Pythagore; les Nombres de Pythagore sont identiques aux Idées de Platon.

"La méditation t'apprendra comment tous les nombres sont sortis de l'Unité, et comment ils y retourneront.

"L'Unité est le plus grand de tous les Nombres, car elle les contient tous; souviens-toi toujours de cette vérité.

"Lorsque tu auras approfondi la science des Nombres, tu seras près de savoir toutes choses; mais celui qui sait tout ne sait rien encore rien.

"Apprends à connaître la Vérité, et la Vérité t'affranchira !"

Le lendemain je recevais encore une nouvelle communication, conçue en ces termes:

"Le Sphinx connaît toutes choses, car tout est dans tout et l'absolu est aussi dans l'homme.

"Si tu veux parvenir à la science intégrale, réalise donc le Sphinx en toi.

"Lorsque tu auras atteint l'équilibre qui réside en l'Invariable Milieu, alors tu sauras.

"Mais surtout prends bien garde que le Sphinx ne dégénère par involution de chacun de ses éléments constitutifs, car, au lieu du sublime gardien de l'invisible sanctuaire, tu n'aurais plus alors devant toi, ou plutôt en toi, qu'une ridicule chimère, qui pourrait même se transformer facilement en un monstre odieux.

« Le Sphinx n’est pas seulement en l’homme, il est aussi dans la Nature.

« Tel le microcosme, tel le macrocosme ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour accomplir le miracle de la chose unique.

« L’homme qui se connaîtrait parfaitement connaîtrait toutes choses, car il renferme en lui toutes les énigmes de l’Univers, et celui-là aurait vraiment réalise le Sphinx, mais il ne serait plus un homme.

« Souviens-toi aussi de la Croix jointe à la Rose mystique

« Ad Rosam per Crucem, ad Crucem per Rosam !

« Puissent les portes d’or du Sanctuaire des Arcanes s’ouvrir bientôt toutes grandes devant toi !

« Pax profunda ! Amen ! »

Je méditai longuement ces lignes, et il me semblait que le sens s'en dévoilait peu à peu pour moi; de jour en jour, je comprenais mieux ces mystérieux enseignements.

Enfin, quelques temps après, je reçus une septième communication.

"Ave, Frater Rosae-Crucis !

"A toi qui es désormais des nôtres, salut et fraternité.

"Nous t'avons jugé digne d'être admis parmi nous, et de prendre part à notre invisible communion.

"Mais sois prêt à affronter toutes les épreuves qui ne manquent jamais de fondre sur le nouvel initié.

"Que ta volonté calme et puissante brise tous les obstacles, sache triompher des multiples assauts de l'Adversaire, aborde résolument le gardien du Seuil, dégage-toi des liens de la matière et des innombrables replis du Serpent Astral !

« Sache que celui qui aura vaincu les Terreurs de la Mort aura droit à être initié aux plus grands mystères.

« Sache aussi que c’est en toi-même que tu trouveras le Principe de toute Vérité.

« N’oublie jamais le symbole du Sphinx ; lorsque tu auras résolu l’énigme qu’il te présente, tu recevras la couronne des Mages.

« En vérité, l’énigme du Sphinx, c’est le secret de l’homme.

« Savoir, vouloir, oser, se taire, tel est le quaternaire magique.

« Tu sauras qui nous sommes lorsque le temps sera venu ; tu nous trouveras assemblés dans le temple du Saint-Esprit.

« Gloria, gloria, gloria Deo !

« Pax et lux tecum ! Amen ! »



L’adversaire



A partir de ce moment, je me sentis tout autre ; il me semble que quelque choses de nouveau avait pénétré en moi, que j’avais subi une véritable transmutation spirituelle. Je décidai de tenter par tous les moyens qui seraient en mon pouvoir d’entrer en rapport direct avec les êtres mystérieux qui s’étaient si étrangement manifestés à moi, cependant, je pressentais que tous mes efforts demeureraient longtemps inutiles.

Un jour, je fis la rencontre d’un personnage bizarre, qui engagea immédiatement la conversation avec moi ; à en juger par son accent, ce devait être un Anglais ou un Américain, mais il ne voulut pas me faire connaître son nom. Il me déclara qu’il s’occupait de l’étude des phénomènes psychiques, mais qu’il n’admettait aucune des théories du spiritisme, à quoi je compris qu’il devait être occultiste ; nous nous entendîmes donc parfaitement sur ce point. Il me demanda alors si je ne voudrais pas assister le soir même à une séance d’un cercle d’études expérimentales auquel il appartenait, et m’offrit de me présenter au président ; j’acceptai avec empressement cette occasion de faire connaissance avec quelques occultistes.

Le soir donc, nous nous rendîmes ensemble à ce cercle, et je fus présenté au docteur Ochs  [L’identification précise de ce nom sur le document est incertaine, nous retenons faute de mieux cette transcription à chaque fois qu’il apparaît dans le texte], qui en était le président ; ma surprise fut grande de voir que l’assistance, qui comprenait une vingtaine de personnes, étaient en majorité composée d’ecclésiastiques. On ne perdit pas de temps ; le président et deux autres personnes, dont un prêtre, posèrent leurs mains sur un guéridon, dont un des pieds devait se lever pour répondre par coups frappés, suivant la méthode habituelle des évocations spirites.

Le guéridon commença par faire diverses évolutions, sauts en l’air à plusieurs reprises, puis on le fit parler, et voici le colloque qui eut lieu, à ma grande stupéfaction, entre le président et lui : Qui es-tu ? - Le diable – Quel diable ? – Astaroth – As-tu des cornes ? – Oui – Combien ? – Deux – As-tu une queue ? – Non – As-tu une fourche ? – Oui – Combien a-t-elle de pointes ? Deux – Pourquoi faire ? – Pour embrocher – Qui veux-tu embrocher ? Tous, si je peux ?  – Pourrais-tu te montrer sous une forme visible ? – En vieille Tata – Quand ? – Maintenant – Faut-il éteindre les bougies ? – Oui – Eh bien, soit ! »

Dès que nous fûmes dans l’obscurité, le guéridon entra dans un véritable accès de fureur, s’agitant en tout sens, frappant vigoureusement le parquet ; puis il se leva en l’air et parcourut plusieurs fois le salon sans toucher à terre, distribuant des coups de pied à droite et à gauche. Cependant, nous ne vîmes pas la vieille Tata; quand on eut fait la lumière, on demanda : « Es-tu toujours là ? – Oui – Tu n’as donc pas pu te montrer ? – Non. » Un des assistants, qui tenait une plume et du papier pour noter les réponses, s’était amusé à caricaturer une hideuse figure du diable ; la montrant alors au guéridon, il lui dit : « Voilà ton portrait ». Aussitôt le guéridon s’approcha de lui et se mit à racler le papier pour effacer la caricature ; puis il dit : « Je suis bien joli ». Ce furent ses dernières paroles ; le guéridon resta ensuite immobile pendant quelque temps.

Peu après, de nouvelles manifestations se produisirent, et le président recommença son interrogatoire : « Qui es-tu ? – Le diable – Quel diable ? – Cerbère – Ai-je le droit de te commander ? – Non. » Le prêtre prit alors la parole : « Et moi, ai-je le droit de te faire obéir ? – Oui – Pourquoi ? – Parce que tu es prêtre – Viens-tu ici pour le bien ou pour le mal ? – Pour le mal – Reviendras-tu dans cette maison si je t’ordonne d’en sortir ? – Non – En ce cas, fais-nous le plaisir de déguerpir, et si jamais tu te représentes ici, tu auras affaire à moi. »

Un silence complet suivit ces paroles, et chacun s’apprêta à partir.

En sortant, un peu interloqué par ce que je venais d’entendre, je cherchai mon compagnon, mais en vain ; il avait disparu. Je dus donc rentrer seul chez moi, et il me fut impossible de dormir de toute la nuit ; quand le jour vint, ce fut un grand soulagement pour moi, mais je pensai que c’était là le commencement des épreuves qui m’avaient été annoncées, et je me promis de me tenir désormais sur mes gardes.

Lorsque je sortis, la première personne que je rencontrai fut le docteur Ochs; il vint à moi et me dit : « C’est vous qui êtes venu chez nous hier avec Adam Astor ? » Ce nom me surprit, mais je ne voulus pas laisser voir que je l’ignorais, et je répondis : « Oui. » La conversation s’engagea là-dessus, et, naturellement, on en vint à parler de ce qui s’était passé la veille.

« C’est toujours ainsi que nous procédons, dit-il, à chacune de nos séances, il vient deux ou trois diables, et, suivant les dispositions avec lesquelles ils se présentent, nous les invitons à se montrer ou nous les expulsons ; d’ailleurs, je dois dire que, dans le premier cas, ils arrivent assez rarement à se rendre visibles. »

« Mais, demandai-je, ne vient-il jamais autre chose que des diables ? »

« Non, qui donc voulez-vous qu’il vienne ? Seriez-vous spirite ? Et croiriez-vous aux manifestations des morts dans les tables ? »

« Nullement, mais je suis occultiste, et je sais qu’il peut y avoir, soit une action de l’inconscient du médium, soit une manifestation d’entités du plan astral, telles que les élémentals. »

« Nous n’avons point de médium, répondit-il en riant, et nous ne croyons ni au plan astral ni aux élémentals. »

« Vous n’êtes donc pas occultistes ? Qu’êtes-vous alors ? »

« Nous sommes catholiques ! »

Ce mot fut prononcé avec un air de dignité offensée, qui d’ailleurs ne dura qu’un instant.

« Nous ne le sommes cependant pas tous, reprit-il ; ainsi Adam Astor est protestant, ce qui n’a rien d’étonnant pour un Américain, mais il est tout au moins sympathique au catholicisme, et nous espérons bien arriver à le convertir un jour ou l’autre. »

« En lui faisant voir et entendre des diables ? »

« Certainement, l’adversaire est un collaborateur, le diable est le meilleur instrument de conversion. »

Cette dernière réponse me parut assez singulière ; nous nous quittâmes là-dessus, et, un instant après, je me trouvai face à face avec Adam Astor, qui me déclara m’avoir cherché la veille à la sortie et n’avoir pu me trouver ; cela me sembla bizarre, attendu que je l’avais cherché moi-même. Je lui racontai ma rencontre et ma conversation avec le docteur Ochs sans lui dire cependant que celui-ci m’avait fait connaître son nom ; je dois dire que ce nom me paraissait aussi étrange que le personnage lui-même.

« Oui, me dit-il, ces braves gens croient qu’ils me convertiront, et je leur laisse cette douce illusion ; mais bientôt je cesserai d’aller chez eux, car ce spectacle manque de variété, et leurs diables ont une conversation peu intéressante. »

« Croyez-vous, lui demandai-je, que ce soient réellement des diables ? »

« Il faudrait s’entendre sur ce que vous appelez ainsi ; vous savez comme moi que le diable n’existe pas, mais il y a des diables, et même nous en sommes tous plus ou moins, car qui dit diable dit être malfaisants, et quel est celui qui peut se vanter de n’être pas malfaisant ? »

Je fis un signe d’étonnement.

« Oui, continua-t-il, ce que je dis vous étonne, je le sais, mais je ne puis que vous répéter que les diables évoqués par le docteur Ochs et ses amis ne sont peut-être pas si diables que nous. »

« Mais comment se fait-il qu’il y ait tant de prêtres là-dedans ? »

« Cela les intéresse beaucoup de causer avec les diables. S’ils savaient où sont les vrais diables, vous les y verriez accourir tout de suite ; mais comme ils n’en savent rien, ils sont obligés de se contenter des représentations que leur offre le docteur Ochs, qui n’est d’ailleurs pas si catholique au fond qu’il veut bien le dire. »

« Pourquoi donc le dit-il alors ? »

« Parce que cela lui est nécessaire pour jouer son rôle ; on ne peut gagner la confiance des gens qu’en semblant être de leur parti ; mais je ne peux pas vous en dire plus long là-dessus. »

« Et vous, il paraît que vous êtes protestant ? »

« Moi ? Je ne suis pas plus protestant que catholique ; je suis tout ce qu’on veut, et surtout ce qu’on ne veut pas, car, pour le rôle que j’ai à jouer, il faut que j’incarne l’esprit de contradiction, cet esprit-là est un diable plus authentique que tous ceux que vous avez entendus ou que vous pourriez entendre en assistant à d’autres séances comme celle d’hier soir. »

« Etes-vous occultiste ? »

« Mais non, pas plus cela qu’autre chose ; je ne suis pas même spiritualiste, et d’ailleurs je ne suis pas matérialiste non plus ; mon système est la négation, je nie l’existence de Dieu, je nie l’existence du monde extérieur, je nie ma propre existence, je nie encore la négation de tout cela ; je nie l’être, je nie le néant qui est la négation de l’être, et je nie la négation du néant. »

« Qu’êtes-vous donc pour nier ainsi ? »

« On m’appelle le Négateur. »

Cela fut prononcé d’un ton qui me fit frémir.

« Ce que je dis vous effraie, reprit-il, jusqu’ici j’avais joué un rôle devant vous, et maintenant je viens de me montrer tel que je suis ; n’avais-je pas raison de vous dire que je suis un diable ? »

« Quel diable êtes-vous donc ? »

« Les hommes m’appellent Adamastor ! »

Cette fois, j’avais compris, ce nom qui m’avait tant étonné, n’était autre que celui du démon des Tempêtes, et c’est ce démon que j’avais devant moi !

Il parut deviner ma pensée :

« Ne craignez rien, dit-il, je ne suis pas mauvais diable au fond ; sur mer il ne faut pas trop s’y fier, mais ici je ne suis pas bien redoutable ; et puis, tant que je serai dans la peau d’un homme, j’aurai mon rôle à jouer, et ce rôle ne consiste pas à déraciner les arbres ni à renverser les maisons ; tant que cela durera, il n’y aura guère de naufrages, et les cyclones seront rares. »

« Quel est donc votre rôle actuel ? »

« Vous le saurez plus tard ; mais n’oubliez jamais qu’Adamastor est devenu Adam Astor ! »

Ayant dit ces mots, il me quitta ; je rentrai aussitôt, effrayé de ma rencontre, bien que doutant encore de l’identité du mystérieux personnage ; en tout cas, j’avais rencontré l’Adversaire.

Je le rencontrai de nouveau le lendemain ; il paraissait de fort bonne humeur.

« Eh bien ! fit-il en m’abordant, il paraît que ce que je vous ai dit hier vous a un peu épouvanté, et que vous me regardez comme l’Adversaire ; vous savez qu’en hébreu cela se dit Satan. Je le suis en effet, si tant est que je sois quelque chose, et même que je sois ; je le suis sur tous les plans, si tant est qu’il y ait des plans, et même qu’il existe quelque chose. Je vous ai dit que j’incarnais l’esprit de contradiction ; vous dites vous, que l’être est et que le néant n’est pas, et c’est là votre logique ; pour moi, c’est le néant qui est et l’être qui n’est pas. C’est que la logique n’existe pas pour moi, parce que le raisonnement l’a tuée ; d’ailleurs, pourquoi parler de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, puisque rien n’existe, à moins qu’au contraire tout existe. Même ce que je dis, cela n’existe pas, car, par mes incessantes contradictions, je m’empresse de détruire ce que je viens de créer à l’instant même ; et pourtant tout cela existe, par le fait même que je l’ai crée ; mais, si j’ai pu le créer, je peux le détruire aussi, à moins que cela ne puisse pas prendre fin ; dans ce cas, cela n’a pas pu avoir de commencement non plus, car tout ce qui a eu un commencement doit avoir une fin ; d’ailleurs, le commencement et la fin se rejoignent, car l’être et le néant son identiques ; allez donc vous y reconnaître là-dedans  si vous le pouvez ! Voilà ce que c’est que de raisonner dans l’absolu ! »

« Pardon, répliquai-je, il me semble que vous abusez quelque peu du raisonnement, et que vous ne faites guère que d’accumuler des sophismes ; d’ailleurs vous avouez vous-même vos perpétuelles contradictions. »

« C’est que je joue en ce moment le rôle de l’Adversaire sur le plan intellectuel. Je dois donc opposer sans cesse la thèse à l’antithèse, sans jamais les résoudre par la synthèse : en toutes choses, je montre le binaire, l’antinomie, le déséquilibre ; nier et détruire, voilà ma fonction. C’est pourquoi je raisonne sans cesse, car si nous avons, vous et moi, la faculté ratiocinante, c’est pour en user, et même en abuser au besoin ; le sophisme voilà le véritable type de raisonnement. Il n’y a rien de tel que de raisonner pour tout renverser, c’est en raisonnant que Descartes en était arrivé à douter de tout, même de sa propre existence ; mais il a eu ensuite le tort de rétrograder et de revenir à l’affirmation au lieu d’aller jusqu’à la négation absolue, qui consiste à nier tout même l’Absolu ! »

« Tout à l’heure, vous disiez pourtant que vous raisonniez dans l’Absolu. »

« En effet, car je raisonne dans le vide, dans le néant et l’Absolu est identique au néant ; l’être et le néant sont identiques, et l’Absolu est à la fois être et néant. »

« Quelle admirable philosophie ! »

« Oui, c’est de la philosophie, et je n’ai pas de meilleurs auxiliaires parmi vous que les philosophes raisonneurs ; leur œuvre consiste à supprimer les faits et à les remplacer par des théories et des hypothèses ; de la sorte, ils démolissent tout, en substituant ce qui n’existe pas à ce qui existe, l’abstraction à la réalité. »

« Vous êtes bien dur pour ces pauvres philosophes. »

« Nullement, je ne fais que de dire la vérité, s’il y a une vérité, ce que je ne crois pas ; c’est en tout cas, à mon point de vue, le plus grand éloge que je puisse faire d’eux. La philosophie, la science, la religion, tout ce dont vous êtes si fier, vous autres hommes, il n’y a dans tout cela que de vains mots ; à peine un système est-il édifié qu’il s’écroule, et qu’un autre vient le remplacer, pour disparaître à son tour presque aussitôt, et ainsi de suite indéfiniment. Au milieu de tout cela, vous vous disputez, vous vous battez, vous vous massacrez même parfois ; je m’en réjouis, car j’aime la discussion, la discorde, la division sous toutes ces formes. La division, c’est le déséquilibre, et le déséquilibre, c’est le mal ; je suis le principe du mal, et le mal n’a pas de principe ; je n’existe donc pas, je suis le néant, mais, comme l’être et le néant sont identiques, je suis l’un et l’autre à la fois, et en même temps je ne suis ni l’un ni l’autre, et cela revient à dire que je suis l’Absolu ! »

« Vous allez bien, en vérité ! »

« Oui, je suis l’Absolu, c’est-à-dire non pas Dieu, mais plus que Dieu, car Dieu, s’il est, est manifesté, donc relatif ; je suis Lucifer, Dieu est Adonaï, et Lucifer est supérieur à Adonaï, et il remporte sur lui une victoire définitive. »

« Voilà que vous m’exposez de singulières doctrines ; Dieu n’est plus Dieu, il devient l’Adversaire, et l’Adversaire prend la place de Dieu, on dirait du manichéisme renversé ! »

« Je renverse tout en effet ; je mets en haut ce qui est en bas, et en bas ce qui est en haut ; ma fonction consiste à nier et à détruire, je vous l’ai déjà dit. Vous voyez que vous ne vous étiez pas trompé ; je suis bien l’Adversaire, je suis Satan ! »

Après avoir prononcé ces dernières paroles, il s’éloigna rapidement et disparut.

Je continuai ma promenade, sans but défini, réfléchissant à ce que je venais d’entendre ; la conclusion qui s’en dégageait le plus nettement pour moi, c’était l’inanité du raisonnement. Cependant, cela ne faisait point le jeu de l’Adversaire, qui, pour m’amener à lui, aurait voulu faire de moi un raisonneur. Je le vis bien par la suite ; mais pour le moment, l’Adversaire changea de système, et décida de m’attraper sur d’autres plans que le plan mental.

J’errais depuis longtemps déjà, lorsque je vis venir vers moi un homme au teint bronzé, qui portait un accoutrement bizarre et bariolé.

« Salut ! me dit-il en m’abordant, tu ne me connais pas, mais je te connais bien ; je sais qui tu viens de quitter, et quelles sont en ce moment tes pensées ; tu t’es entretenu avec un homme qui n’est pas un homme mais qui est à la fois plus et moins qu’un homme : ses pieds touchent les racines de l’Etre, sa tête atteint les cimes du Non-Etre, mais il lui manque ce qui de deux fait trois. »

« Explique-toi, répondis-je, je ne te comprends pas bien. »

« Etant à la fois plus haut et plus bas que nous, il nous est à la fois supérieur et inférieur ; mais ce qui de deux fait trois, c’est l’Unité, qui est le centre spirituel, et cela lui fait défaut, car il n’est que le binaire non équilibré. En réalité, l’homme est plus grand que tous les génies, et il peut commander à toutes les puissances de l’Invisible car il est d’essence divine. »

« N’est-ce pas là de l’orgueil ? »

« Mais l’orgueil est lui-même quelque chose de divin, et c’est par l’orgueil que Lucifer s’identifie à la Divinité. D’ailleurs, tu as étudié les enseignements de la Kabbale, et tu dois savoir qu’Adam Kadmon, de l’essence duquel nous participons tous, est identique au Verbe lui-même, dont il est la manifestation intégrale. »

« Voilà une apologie non déguisée de l’autodéification qui est la cause, si je ne me trompe, de la chute de Lucifer. »

« Lucifer n’est point tombé, et il règne au séjour de l’Eternelle Lumière ! »

« Serais-tu donc luciférien ? »

« Oui, certes, et je m’en fais gloire. »

« Mais qui donc es-tu ? »

« Je suis Narad-Sin, le fils du vieil Adar-Samdan, qui est le roi des Rômes depuis près d’un siècle ; il m’a envoyé vers toi, viens avec moi vers sa tente. »

Je le suivis, poussé par la curiosité, et nous cheminâmes côte à côte sans dire un seul mot ; ainsi, j’allais voir ce mystérieux roi des Bohémiens, ce personnage étrange sur lequel circulent tant d’effrayantes légendes.

Nous étions sortis de Paris, et nous allions maintenant à travers des terrains vagues ; nous nous trouvâmes bientôt dans une sorte de campement ; des enfants jouaient devant les tentes, et quelques femmes se montraient ça et là ; tout cela formait un ensemble extrêmement pittoresque. A la suite de mon guide, je pénétrai dans une vaste tente qui occupait à peu près le centre du campement, là deux homme étaient assis: l'un était un vénérable vieillard à longue barbe blanche; l'autre, beaucoup plus jeune, avec une barbe noire taillé en pointe, avait un regard inquiétant, des yeux sombres qui semblaient lancer des flammes; je craignis d'avoir commis une imprudence, mais il était trop tard pour reculer.

Le vieillard me regarda, et il me semble que ce regard pénétrait jusqu'au fond de mon être.

"Ainsi, dit-il lentement, tu n'as pas craint de venir ?"

"Non, répondis-je, je n'ai rien à craindre."

"Sois donc le bienvenu."

Et il me fit signe de m'asseoir.

"Comme tu le sais déjà, reprit-il après un moment de silence, je suis Adar-Samdan, roi des Rômes et héritier des Grands-Prêtres de la Chaldée; ne me demande pas mon âge, car il y a longtemps que je ne compte plus."

Je compris qu'il prononçait une phrase convenue, une formule initiatique; heureusement, je la connaissais depuis longtemps.

"Je vous entends, dis-je, quels sont donc vos droits ?"

"Mishtar !"

Il y eut encore un instant pendant lequel tout le monde demeura silencieux.

"Tu te demandes, sans doute, reprit ensuite le vieillard, pourquoi je t'ai envoyé chercher; c'est que les Puissances Noires ont spécialement délégué vers moi le prince Belphégor, ici présent, pour te conférer l'initiation suivant nos rites antiques et vénérables."

En entendant ces paroles, je ne pus réprimer un mouvement de surprise.

"Ne crains rien, dit-il, nous n'exigerons de toi aucun engagement, si ce n'est celui de garder le secret sur tout ce que tu verras et entendras parmi nous; cela le promets-tu ?"

"Oui, je le promets."

"Eh bien ! Puisqu'il en est ainsi, nous allons dès maintenant te conférer l'initiation."

Alors, celui que l'on avait appelé le prince Belphégor se plaça sur un siège élevé; Adar-Samdan s'assit à sa gauche, et Narad-Sin prit place à côté de moi, à ma droite.

 Adar-Samdan prit une épée, avec laquelle il traça une croix dans l'espace.

"Ave, Frater-Rosae-Crucis !"

Aôm ! répondit Narad-Sin. [On notera l’emploi du monosyllabe AUM]

Je ne fus pas peu surpris d'entendre répéter ici ces paroles, par lesquelles commençait la dernière des sept mystérieuses communications que j’avais reçues.

Entre Adar-Samdan et son fils s’engagea alors un dialogue symbolique dont, aujourd’hui encore, toutes les paroles sont profondément gravées dans ma mémoire.

« Très Sage Frère Illuminé, dit-il, quelle heure est-il ? »

« Très Puissant Souverain Grand-Maître, répondit Narad-Sin, il est l’heure de la lumière ! »

« Es-tu Prince de la Rose-Croix ? »

« J’ai ce bonheur. »

« Quel âge as-tu ? »

« Trente-trois ans ! »

« Qu’est-ce qu’un parfait Rose-Croix ? »

« C’est un homme intégralement régénéré par la vertu du Feu Sacré, qui est l’agent de la Réintégration universelle en Adam Kadmon. »

« Comment s’opére cette réintégration ? »

« Par la puissance des onze, qui sont l’ineffable Aïn-Soph et les dix Sephiroth, qui se résument en Kether-al-Kuth. »

« Quel est le privilège des Frères Illuminés de la Rose-Croix ? »

« C’est la gnose, c’est-à-dire la connaissance intégrale par laquelle doit s’opérer le Salut de l’humanité. »

« Quelle est la clef du Grand Arcane ? »

« Réintégration dans l’Unité par l’Amour ! »

« Que ceci s’accomplisse ! »

« Fiat ! Amen ! »

J’étais de plus en plus surpris, et je commençais à me demander si je n’avais pas trouvé les êtres mystérieux qui m’avaient envoyé de si étranges missives. Cependant, quelque chose en moi me disait qu’il n’en était rien, et m’avertissait que je devais me méfier de plus en plus, afin de ne pas me laisser tromper par les ruses de l’Adversaire.

Le dialogue continua.

« Très Sage Frère Illuminé, quelle heure est-il maintenant ? »

« Très Puissant souverain Grand-Maître, il est l’heure où la Parole est perdue ! »

« A quelle heure s’ouvrent nos travaux ? »

« A trois heures après midi ! »

« Devons-nous donc les ouvrir ? »

« Oui, puisqu’il est l’heure et que nous avons l’âge ! »

« Qu’il en soit ainsi ! »

« Amen ! »

Il y eut encore une légère interruption, puis le vieillard reprit son interrogatoire.

« Très Sage Frère Illuminé, connais-tu le Père ? »

« Je m’en fais gloire, Très Puissant Souverain Grand-Maître ! »

« Qui est-il ? »

« Il est celui qui peut tout, et je ne puis rien sans lui. »

« Quel est son nom ? »

« Je ne puis ni le lire ni l’écrire, je ne puis que l’épeler ? »

« Iod »

« Noun »

« Resh »

« Iod »

« Igne Natura Renovatur Integra »

« C’est la Grande Parole ! »

« La Parole perdue est retrouvée. »

« Alléluiah ! »

« Puisqu’il en est ainsi, rendons gloire au Père, à qui appartiennent le Règne, la Justice et la Miséricorde dans les …. [Mot indéchiffrable

« Aôm ! »

Ma stupéfaction allait toujours en augmentant ; ces travaux avaient une apparence tout à fait rosicrucienne ; cependant le milieu dans lequel je me trouvais ne m’inspirait pas grande confiance, et je m’attendais toujours à quelque chose de diabolique.

« Très Sage Frère Illuminé, quelle heure est-il ? »

« Très Puissant Souverain Grand-Maître, il est l’heure du repos ! »

« Pourquoi ? »

« Parce que la Parole est retrouvée. »

« Devons-nous donc fermer les travaux ? »

« Nous ne les fermons jamais, nous les suspendons seulement. »

« Qu’ils soient donc suspendus ! »

« Amen ! »

Je crus que c’était réellement la fin, et je dois avouer que j’étais quelque peu déçu, mais Adar-Samdan reprit presque aussitôt la parole :

« Très Illustre Prince de la Rose-Croix, quelle est l’heure de votre travail ? »

« Très Puissant Souverain Grand-Maître, les travaux des Princes de la Rose-Croix sont toujours en activité ! »

« Quel âge as-tu ? »

« Je ne compte plus ! »

« Qui es-tu donc ? »

« Nul ne me connaît, si ce n’est le Père, et je connais le Père comme le Père me connaît. »

« D’où viens-tu ? »

« De la Lumière Eternelle. »

Adar-Samdan traça de nouveau une croix avec son épée.

« Ave, Princeps Rosae Crucis ! »

« Aôm !»

Le dialogue continua encore.

« Très Illustre Prince de la Rose-Croix, où s’assemblent les Frères qui ont reçu la Vraie Lumière de la Sainte Gnose ? »

« Dans le Temple du Saint-Esprit, Très Puissant Souverain Grand-Maître ! »

« Pourquoi ? »

« Pour adorer le Père en esprit et en vérité. »

« Où est ce Temple ? »

« Il est partout. »

« Quel est son nom ? »

« Pax Profunda ! »

« A quelle heure s’y assemble-t-on ? »

« Midi culminant. »

« Pax et lux tecum ! »

« Amen ! »

Cette fois, je reconnaissais les paroles qui terminaient ma dernière missive rosicrucienne ; tout cela se suivait donc admirablement.

« Très Illustre Prince de la Rose-Croix, comment as-tu pénétré dans le Temple du Saint-Esprit ? »

« En faisant la volonté du Père, Très Puissant Souverain Grand-Maître ! »

« Depuis combien de temps y as-tu pénétré ? »

« Depuis que je connais la vraie Lumière. »

« Quelle heure était-il alors ? »

« Midi culminant. »

« Quelle heure est-il maintenant ? »

« Minuit juste ! »

« Combien de temps devais-tu rester dans le Temple ? »

« De midi à minuit. »

« Il est donc l’heure d’en sortir ? »

« Oui ! »

« Pourquoi ? »

« Parce que midi est l’heure de la Lumière, et minuit est l’heure des ténèbres. »

« Puisqu’il est l’heure des ténèbres, retirons nous en paix ! »

« Khonx om Pax ! »

« Consummatum est ! »

« Amen ! »

Maintenant tout semblait bien fini, et aucun indice ne pouvait me permettre de croire que les travaux auxquels je venais d’assister n’étaient pas de véritables travaux rosicruciens, quand bien même ceux qui avaient prononcé ces paroles symboliques leur avaient donné un sens luciférien. Cela était bien probable, d’après ce que m’avait dit Narad-Sin lorsque je l’avais rencontré ; d’autre part, le prince Belphégor, délégué des Puissances Noires, pouvait fort bien être le diable du même nom, un congénère d’Adamastor. Mais une voix intérieure vint m’expliquer ce que je ne comprenais pas : oui, ces travaux étaient bien réellement rosicruciens, parce que les lucifériens ne voulaient initier que de véritables Princes de la Rose-Croix ; ils commençaient donc par compléter leur initiation antérieure, et cela constituait une initiation rosicrucienne parfaitement valable, bien qu’obtenue par la voie de la gauche ; mais maintenant il me restait encore à recevoir l’initiation luciférienne, ce qui était fort peu de mon goût.

Adar-Samdan reprit la parole, mais cette fois en s’adressant à moi directement :

« Tu sembles un peu fatigué ce soir, me dit-il ; nous te permettons donc de te retirer ; tu reviendras vers nous lorsque tu désireras connaître la Vérité Totale, et alors nous te donnerons le complément de l’initiation. »

Et d’un geste, il me congédia ; j’eus de la peine à retenir un soupir de soulagement.

Pendant tout le temps que j’avais été là, le mystérieux Belphégor n’avait pas prononcé une seule parole.

Narad-Sin me reconduisit jusqu’à la limite du campement.

« Adieu, me dit-il, en me quittant, et que les Puissances Noires te soient favorables ! »

La nuit était venue ; je me hâtai de rentrer dans Paris et de regagner ma demeure, ayant peine à croire à la réalité de tout ce que j’avais vu et entendu.

Ainsi, l’Adversaire, au lieu de me nuire comme il le voulait, m’avait servi, parce que j’avais évité de tomber dans ses pièges ; grâce à la lui, j’étais devenu Prince de la Rose-Croix.



Le Dieu Noir



Je restai plusieurs jours enfermé chez moi, préoccupé de tous ces événements étranges et mystérieux, et n’osant pas sortir dans la crainte de fantastiques rencontres.

Cette crainte n’était pas vaine, car, à la première promenade que je fis, je me trouvai presque aussitôt face à face avec le redoutable Adam Astor qui était accompagné du docteur Ochs.

« Eh bien !, me dit-il sans préambule, vous avez fait la connaissance de Narad-Sin et de son père Adar-Samdan, le vieux roi des Rômes ? »

« En effet, lui répondis-je, mais comment le savez-vous ? Les connaissez-vous donc vous-même ? »

« Si je les connais ! Comment pouvez-vous me poser une pareille question ? Ne savez-vous pas que je suis, comme Belphégor que vous avez vu chez Adar-Samdan, un délégué des Puissances Noires ? »

« Ainsi, Belphégor et vous, vous êtes deux diables ? »

« Oui certes, puisqu’il vous plaît de nous appeler ainsi, mais, pour nous et pour nos amis les Lucifériens, c’est votre Dieu qui est le vrai Diable, l’Adversaire du Dieu Bon.

« Qu’appelez-vous donc le Dieu Bon ? »

« Lucifer, dont nous, Esprits du Feu, sommes les ministres, et qui règne au séjour de l’Eternelle Lumière ! »

« Je ne reconnais plus en vous le Négateur de l’autre jour. »

« C’est que le rôle que j’ai à jouer n’est plus le même aujourd’hui. »

« Mais vous, docteur, dis-je en m’adressant au compagnon d’Adam Astor, je vous croyais catholique ; comment pouvez-vous entendre de pareilles affirmations sans protester énergiquement et même tenter un exorcisme au besoin ? »

« Oh !, répondit le docteur Ochs, j’étais catholique quand il le fallait ; maintenant, j’ai changé ce rôle, moi aussi, et le cercle spirite, ou psychique si vous préférez, où vous avez fait ma connaissance, ne fonctionne plus, car nous avons estimé qu’il n’avait plus sa raison d’être, du moins jusqu’à nouvel ordre. »

« Alors, vous aussi, vous êtes donc luciférien ! »

« Oui certes, et je m’en fais gloire ! »

C’était exactement la réponse que Narad-Sin avait faite lorsque je lui avais posé la même question ; ce devait être une formule conventionnelle, dont les lucifériens se servaient pour se reconnaître entre eux.

Le docteur coupa court à mes réflexions.

« Pendant que j’y pense, reprit-il, il faut que je vous fasse une recommandation : ne m’appelez plus jamais le docteur Ochs ; je suis maintenant le docteur Ariel. »

« Ah ! Et pourquoi cela ? »

« Parce que le docteur Ochs est mort ; nous devons changer de nom chaque fois que nous changeons de personnalité, c’est-à-dire de rôle ; cela importe fort peu, car tant que nous sommes ici-bas, nous ignorons notre véritable nom, de sorte que nous en sommes réduits à ne proter que des sobriquets. »

« Quand donc pouvez-vous connaître votre véritable nom ? »

« Lorsque nous vivrons au sein de la Lumière Eternelle dans le séjour des … [mot indéchiffrable] du Dieu Bon ; là, les noms, c’es-à-dire les nombres caractéristiques de tous les êtres, s’identifieront au zéro absolu, auquel ils seront indissolublement unis. »

C’était là une étrange adaptation des hauts enseignements de la Kabbale, ou l’unité était remplacée par le zéro ; mais je me gardai bien de formuler cette remarque à haute voix, car je voulais laisser parler librement mes interlocuteurs, afin d’en apprendre le plus possible sur leur compte.

Mais Adam Astor ajouta simplement ces mots en manière de conclusion :

« Oui, tout rentre dans l’Absolu parce que tout en est sorti, et l’Absolu c’est le Néant. »

C’était bien là la formule finale du plus extrême pessimisme, et, pour la première fois au cours de cet entretien, je reconnus dans ces paroles l’Eternel Négateur.

Nous nous séparâmes là-dessus, mais Adam Astor me dit :

« Ce soir, à minuit juste, au camp d’Adar-Samdan ! »

Malgré mes appréhensions, la curiosité l’emporta en moi, et je promis d’être exact au rendez-vous ; j’étais maintenant prêt à tout, et risquer ma vie me semblait une chose insignifiante, pas même une preuve du plus vulgaire, tellement j’étais éloigné des idées courantes sur la vie et la mort.

La nuit venue, je me mis donc en route pour le camp des Bohémiens, et j’y arrivai quelques instants avant minuit. Adam Astor m’attendait à l’entrée, accompagné de Narad-Sin ; et contrairement à ce que j’avais pensé, l’ex-docteur Ochs n’était pas là.

Après quelques paroles de bienvenue de Narad-Sin nous nous rendîmes en silence dans la tente du vieux roi ; celui-ci s’y trouvait en compagnie du prince Belphégor, naturellement, et aussi d’une jeune femme extraordinairement belle, richement parée d’ornements étranges. Je sus plus tard que c’était la sublime maîtresse du feu et du métal, qui jouit chez les Rômes d’une véritable omnipotence, car le roi lui-même ne fait rien sans la consulter ; comme j’ignorais alors cela, je fus assez surpris de la présence d’une femme dans de semblables circonstances.

Narad-Sin écarta un rideau qui cachait une partie de la tente transformée en sanctuaire ; au fond se dressait le serpent d’airain, enroulé en … [mot indéchiffrable] mystique ; en avant étaient trois sièges élevés, des sortes de Trônes, en face desquels se trouvaient trois autres sièges plus bas ; au milieu était un autel triangulaire, supportant un réchaud allumé dans lequel brûlaient des parfums aux senteurs étranges.

La sublime maîtresse du feu et du métal prit place sur le trône du milieu ; Belphégor s’assit à sa droite, et Adam Astor à sa gauche. Adar-Samdan se plaça en face de la sublime maîtresse, ayant Narad-Sin à sa droite, et moi-même à sa gauche ; nous nous assîmes sur les trois sièges bas, et je me trouvai ainsi en face de Belphégor, dont je sentis de nouveau le regard flamboyant se fixer sur moi.

Alors la sublime maîtresse du feu et du métal entama avec Adar-Samdan un dialogue rituelique.

« Très Puissant Souverain Grand-Maître, quelle heure est-il ? »

« Très Illustre et Sublime Grande Maîtresse, il est minuit. »

« A quelle heure s’ouvrent nos travaux ? »

« A minuit. »

« Quel âge avez-vous ? »

« Sept fois onze ans »

« Puisqu’il est l’heure et que nous avons l’âge, invoquons le Dieu Bon suivant notre rite vénérable ! »

« Sanctus, sanctus, sanctus, Lucifer Deus optimus maximus, qui vivit et regnat in aeternum,excelsis excelsior,Pleni sunt Coeli et Terra gloria … adoremus sum … ! » [De nombreux mots indéchiffrables]

« Amen ! Amen ! Amen ! »

« Esprits du feu, ministres du Dieu Bon, qui habitez avec lui au sein de l’Eternelle Lumière, soyez-nous favorable ! »

« Baal-Zéboul, Moloch, Astaroth, Asmodée, Béhémoth, Léviathan, Adramélek, et vous tous qui commandez aux saintes légions de l’armée du Dieu Bon, vous tous qui luttez contre Adonaï et ses … [mot indéchiffrable] pour nous soustraire à leur domination tyrannique, soyez-nous favorables ! »

« Amen ! »

Il y eut un moment de silence ; je me sentais assez mal à l’aise, et ces étranges invocations me remplissaient d’une vague terreur ; il me semblait que j’allais assister à quelque chose d’épouvantable. La Grande Maîtresse se mit à réciter, sur un ton de lente psalmodie, les litanies du Dieu Noir.

« Lucifer, Ô Dieu Bon, nous t’invoquons !

« Père du monde, nous t’implorons !

« Ecoute notre voix, exauce nos prières !

« Ouvre-nous le séjour de l’Eternelle Lumière !

« Nous aspirons à Toi, Ô Néant Divin !

« Mais pourquoi nous repousses-tu ?

« Pourquoi ne nous manifestes-tu plus ta bonté ?

« Pourquoi exerces-tu envers nous ta rigueur ?

« Pourquoi nous écartes-tu de ton royaume ?

« Pourquoi nous laisses-tu gémir sous la tyrannie d’Adonaï ?

« Es-tu devenu comme lui tyrannique et cruel, ou bien as-tu été vaincu par lui ?

« Etes-vous maintenant deux en un, binaire équilibré en la Duelle Harmonie ?

« Dieu à deux faces, Janus Bifrons, à la fois cruel et bon, terrible et miséricordieux, laisse nos prières parvenir jusqu’à toi !

« Dieu béni et maudit à la fois, sois favorable à tous les travaux que nous entreprenons pour ta plus grande gloire !

« Si tu es sourd à la prière et à l’adoration, écoute du moins le blasphème et l’imprécation !

« Pour qui es-tu tombé du ciel rapide comme l’éclair, Astre brillant du matin, ô Lucifer !

« Pourquoi tes rayons sont-ils désormais froids et sans lumière, ô Soleil Noir ?

« Pourquoi enveloppes-tu notre monde de tes innombrables replis, ô Serpent Astral ?

« Pourquoi t’enroules-tu insidieusement à l’arbre de vie, ô Nahash ?



[Le document que nous utilisons est ici tellement dégradé que nous préférons ne pas reproduire les rares fragments déchiffrables du texte de la série des 22 questions toutes construites sur le même schéma ; commençant par Pourquoi et concernant une entité noire]



« Pourquoi veux-tu nous écraser sous ta masse gigantesque, ô Béhémoth ?

« Pourquoi veux-tu nous noyer sous les torrents d’eau qui s’échappent de tes narines, ô Léviathan ?

« Pourquoi veux-tu nous abaisser au rang des brutes, ô Adramélek ?

« Pourquoi veux-tu nous brûler vivants, nous faire périr dans les flammes que tu allumes, Démon des incendies, ô Haborym ?

« Pourquoi veux-tu nous entraîner à ton infâme Sabbat, parmi les spectres, les démons, les larves, les goules et les stryges, ô [nom indéchiffrable] ?

« Pourquoi veux-tu nous faire faire toutes choses à rebours, sombre reflet du Très-Haut, ô Très-Bas ?

« Pourquoi renverses-tu le signe de l’ésotérisme ô Baphomet ?

« Pourquoi as-tu fait trembler de crainte nos ancêtres comme de vils esclaves, ô [nom indéchiffrable] ?

« Pourquoi veux-tu te faire encore adorer de nous, ô Dieu Noir ?

« Pourquoi caches-tu ta face et refuses-tu de voir la lumière, ô Lucifuge ?

« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

« Mais non, les blasphèmes ne servent de rien, non plus que les prières !

« Nous ne sommes que tes esclaves alors que nous devrions être tes enfants !

« C’est Adonaï qui en est la cause, maudit soit-il !

« Et toi, Seigneur de la Lumière, toi qui est notre Père, envoie-nous un rayon de la Divinité !

« Las de te blasphémer, nous t’implorons à genoux !

« Lucifer, Ô Dieu Bon, aie pitié de nous ! »

Ces singulières paroles où se mêlaient les sentiments les plus contradictoires firent naître en moi une étrange impression de malaise. C’était loin d’être fini et je n’avais encore rien vu, à ce moment, la flamme du réchaud s’éleva haute et droite illuminant la scène d’une clarté froide et sinistre comme une lueur d’incendie et dans laquelle il me sembla voir passer un tourbillonnement … [plusieurs mots indéchiffrables].

« Les puissances noires nous sont favorables, s’écria Adar-Samdan, évoquons le Divin Samaël ! »

La Grande Maîtresse commença aussitôt à réciter l’oraison appropriée à cette circonstance.

« C’est à toi qu’en ce jour s’adressent nos prières, ô Samaël, toi que nos pères imploraient dans les temples de …  [mot indéchiffrable] et de … [mot indéchiffrable] !

«Archange aux sombres ailes, daigne jeter sur nous un regard favorable !

« Maître … [mot indéchiffrable] et de la mort, épargne-nous tes angoisses et tes épouvantes !

«  Toi qui es le Prince de ce Monde, écoute notre voix !

« Nous sommes tes enfants soumis et tes serviteurs fidèles, commande et nous obéirons !

« Ame de la Terre manifeste ta présence en forme visible à nos yeux imparfaits !

« Samaël ! Samaêl ! Nous t’invoquons par ton nom divin et humain à la fois !

« Daigne … [plusieurs mots indéchiffrables] à venir présider à notre …  [mot indéchiffrable] !

« Si tu es satisfait de nous, que ta vue soit notre récompense !

« Amen ! Amen ! Amen ! »

Il y eut alors un profond silence, j’étais remplie d’anxiété et mon cœur battait à me rompre la poitrine, bien que je fusse fort difficile à effrayer.

L’attente me paraissait interminable ; la flamme s’était presque éteinte, et de grandes ombres s’agitaient autour de nous.

Je vis alors entrer des êtres humains, hommes et femmes qui se glissaient sans bruit à l’intérieur de la tente ; c’étaient les Rômes qui, attirés par une force invisible, venaient tous assister à la manifestation mystérieuse qui allait avoir lieu.

Lorsqu’ils furent entrés, le calme se rétablit ; dans la pénombre, les moindres objets prenaient des proportions fantastiques, et il me semblait que nous fussions transportés dans quelque temple gigantesque, vestige monstrueux d’une civilisation disparue.

Soudain, un froid mortel envahit le sanctuaire un immense frisson secoua les assistants.

Samaël était là, sans qu’on l’eût vu surgir ; il semblait qu’il y fut depuis l’éternité. Ses yeux flamboyaient comme des escarboucles, et leur sinistre lueur emplissait l’assemblée d’une muette épouvante et d’une horreur sans nom. Sa bouche grimaçait, monstrueuse et grotesque, riant d’un rire funèbre ; on eût dit une hyène avec ses dents aigues qui broient les os des morts. Quand s’ouvrait cette bouche, on croyait entrevoir, béante, la fournaise où, atroce alchimie, se fabriquait la mort, le poison et le crime.

Sa dextre brandissait un lourd sceptre de fer signe maléficié de la domination que l’Archange déchu exerce sur le Monde. Son vêtement semblait tissé d’un or livide que tachaient ça et là de la boue et du sang. Son ventre était couvert d’une peau écailleuse, et sa croupe ondulait en replis de serpent.

Le monstre enfin parla ; il dit : « hommes, tremblez ! Car je suis votre maître et veux être obéi ! »

Sa voix retentissait comme un airain lugubre, et la terre elle-même en parut ébranlée. Le tumulte éveilla comme un écho affreux dans l’âme de chacun de ceux qui étaient là, presque morts de frayeur et comme anéantis.

« Oui, je suis votre roi ! Ce Monde est mon empire ! Et malheur à quiconque en transgresse la loi ! Qu’on me haïsse, bien ! … Pourvu que l’on me craigne ! Etant votre ennemi, je suis moins harcelé d’importunes clameurs et d’ineptes prières ! Il me plaît d’être haï et parfois insulté, et j’aime à écouter le concert de blasphèmes de la rage impuissante, et des malédictions ! Oui, je suis l’adversaire et je suis le Démon ! Je suis Baal-Zéboul ; Béhémoth, Léviathan, Moloch, Adramélek, Astaroth, Asmodée ! Je suis Bélial enfin Je suis … Je suis Satan ! »

« Vous tous qui m’écoutez, sachez bien qui je suis ! Avares insensés, je suis le dieu de l’or ! Je suis Hammon, Plutus, gardien de vos trésors, de qui vous tenez tout, sans qui vous n’auriez rien ! Infâmes luxurieux avides de débauches, je reconnais en vous d’obéissants esclaves, moi l’époux de Lilith, la Grande Prostituée ! Et je serai pour vous Adonis ou Thammouz, Cupidon, Antéros, tout ce que vous voudrez ! Envieux, jaloux, menteurs aux langues de vipère vous êtes mes sujets, et même mes enfants ! On ne m’a pas en vain donné le nom de Diable ou de Calomniateur, car je suis le Nahash, le perfide serpent du légendaire Eden ! Et vous qui vous livrez aux plaisirs de la table, ivrognes titubants, porcs vautrés dans la fange ! Vous aussi vous m’adorez, moi le dieu des orgies, Dionysos ou Bacchus, … Peu importe le nom ! Sanguinaires guerriers, je suis le rouge Arès, Mars le dieu des combats, des meurtres, des carnages, me baignant chaque jour dans des torrents de sang ! C’est avec volupté toujours que je respire le nauséeux relent exhalé des cadavres jetés sans sépultures aux corbeaux, aux vautours ! Quant à vous qui aimez le luxe et la mollesse, c’est moi qui vous envoie des songes délicieux ! Moi, Phantase ou Morphée, le dieu des illusions ! Et vous, grands de la terre, héros et potentats ! Reconnaissez en moi celui qui vous inspire, en moi celui qui a dieu même ai voulu m’égaler ! Car je suis l’orgueilleux ! Oui, je suis Lucifer ! »

« Oui, vous m’appartenez, misérables esclaves ! Sachez que je suis tout et que vous n’êtes rien, car je suis le Grand Bon, je suis le Baphomet ! Imprudents que vous êtes, qui m’avez appelé, qui troublez mon repos, redoutez mon courroux ! Car quoi que vous fassiez, tous un jour vous mourrez ! La Mort est mon domaine, et là je règne en maître ! Personne n’oserait m’en disputer l’empire !

Hadès, Oreus, Pluton, je suis roi des Enfers, où trône à mes côtés la redoutable Hécate, où je suis assisté des Furies et des Parques ! Vous trouverez en moi un inflexible juge ! Mon geste suffira pour vous faire aussitôt rentrer dans le Néant ! … J’ai dit ! Hommes, tremblez ! »

Et, ayant dit, il disparut ; avec lui s’évanouit le froid glacial, mais la terreur persista pendant longtemps encore.

Cependant, la flamme du réchaud se ralluma d’elle-même ; à sa lueur, je pus constater que Adam Astor et Belphégor avaient aussi disparu.

J’étais toujours auprès d’Adar-Samdan, et je voyais aussi Narad-Sin et la Grande Maîtresse ; mais je me demandai ce qu’étaient devenus les Rômes que j’avais vus entrer ; à part nous cinq, il n’y avait personne dans la tente, qui avait repris son aspect primitif.

Le rideau tomba, cachant le Grand Maîtresse et les trônes, et l’autel, et le serpent d’airain.

Alors Narad-Sin, se levant, vint à moi et me dit :

« Tu sembles avoir fait un mauvais rêve ; tu ferais bien de te retirer et de regagner ta demeure, afin de prendre un peu de repos. »

Et, me prenant par la main, il me fit sortir de la tente et me conduisit hors du campement.

Je rentrai chez moi en silence et sans me retourner ; cette nuit-là, mon sommeil fut agité d’affreux cauchemars : il me semblait être assailli par des bandes de démons, et la vision de Samaël m’obsédait sans cesse ; enfin je perdis toute conscience et je ne m’éveillai que fort tard le lendemain.

 



[Ici s’achève le document que nous avons donc  retranscrit à partir d’une photocopie de très mauvaise qualité du tapuscrit censé être fidèle à l’original manuscrit. Tous les passages entre crochets ont été ajoutés par nous.]

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