RENE
GUENON et L’ISLAM
Préambule
René Guénon n’avait jamais connu une telle
publicité mondiale. En 2010, le prix Goncourt est attribué à Michel Houellebecq
pour son roman la Carte et le Territoire.
Dans ce livre, ces quelques mots : « Cet
imbécile de Guénon ». Un prix Goncourt c’est l’assurance d’un très
gros tirage. Cette phrase a ainsi été reproduite à des centaines de milliers
d’exemplaires et puis traduite en de nombreuses langues étrangères. Quelqu’un
que l’on traite d’imbécile, cela peut amuser, cela peut choquer. Et, comme l’on
dit, cela interpelle. Qui est vraiment l’imbécile, René Guénon ou le personnage
du roman ? Enfin c’est une insulte tellement gratuite qu’on reste
interloqué devant cette mise en scène. Et puis voilà que Michel Houellebecq récidive
dans son dernier roman intitulé Soumission,
mais cette fois avec un autre qualificatif « un auteur assez chiant ».
René Guénon occupe une place de choix, une place tout à fait inattendue dans ce
roman. Un des personnages est qualifié de « guénonien », il joue un
rôle non négligeable dans le roman et participe ainsi à la mise en place d’une
équivalence simple dans l’esprit des lecteurs : René Guénon = Islam.
Pourquoi chercher à construire cette équation puisque dans le grand public, le
nom de René Guénon n’évoque à peu près rien et chez nos
« intellectuels » pas beaucoup plus. Mais quelle mouche le pique ?
Bien sûr, on peut tout mettre dans une œuvre de fiction. Mais que vient faire
René Guénon dans tout cela ?
A
ceux qui n'ont pas lu René Guénon, lisez-le ! Qu'avez-vous à y perdre ?
L'argument n'est pas nouveau, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous
perdez, vous ne perdez rien, comme nous le précise Blaise Pascal.
Ce
livre ne proposera donc pas le digest que l’on fait figurer en général dans un
livre consacré à un auteur « classique ». Il a fallu à René Guénon
plus de 20 ouvrages pour nous livrer son enseignement. S’il avait pu le faire
en un seul livre, il l’aurait fait. Ce n’était pas un imbécile. Nous ne voyons
donc pas comment notre propre livre pourrait condenser cet enseignement sans
tendre à la caricature et à des raccourcis diffamants.
Si
vous avez déjà lu René Guénon, relisez-le. Une seule lecture est loin
d'être suffisante. C'est un auteur exigeant, « chiant » comme le
précise M. Houellebecq de cette façon « moderne ». Cette œuvre a
la capacité d’ouvrir notre horizon intellectuel, de nous faire parvenir à des
sommets où notre intuition intellectuelle peut enfin concevoir et contempler la
réalité, comprendre cette Vérité en l’embrassant dans une perspective à 360
degrés où rien ainsi ne manque. Elle nous permet de concevoir le Tout,
l’Infini. Mais bien sûr pas de l’exprimer, la Vérité est en elle-même
inexprimable.
Cette
œuvre n'est pas la seule à avoir une telle capacité, mais elle a l'avantage
d'être la seule à être particulièrement bien adaptée à la mentalité de l'homme
moderne, de l’homme occidental qui, dans cette mondialisation qui s'achève, a
contaminé l’humanité tout entière.
C'est
une œuvre providentielle, une œuvre sans barrière, si ce n'est les limites de
nos propres aptitudes.
PREMIERE PARTIE
Un
auteur atypique
Un auteur français reconnu, certainement lu
mais d’une façon la plus souvent inavouée. Un auteur qui dérange ? Oui,
sans aucun doute et que l’on préfère ne pas citer. Michel Houellebecq aime la
provocation, faire référence à René Guénon y participe peut-être ? Mais
franchement, puisque le nom de René Guénon n’évoque rien au plus grand nombre,
cette intention tombe un peu à l’eau. Doit-on penser qu’il l’insulte pour mieux
conjurer son influence ? Un auteur risque de remettre en cause toutes vos
petites certitudes, alors on le vomit et l’on retrouve la paix de sa bonne
conscience. Mais cela n’explique rien car après tout pourquoi le nommer, il
suffisait de faire comme les autres et de l’ignorer.
René Guénon était-il chrétien ? Etait-il
musulman ? Son parcours est pour le moins atypique. On veut absolument
affirmer qu’il s’est converti à l’Islam. L’intéressé n’a jamais rien confirmé.
Il a vécu de nombreuses années à Paris dans la peau d’un chrétien, puis jusqu’à
sa mort au Caire dans la peau d’un musulman. L’œuvre de René Guénon conduit-elle
à la conversion à l’Islam ? En aucune façon. Paradoxalement René Guénon ne
s’adresse pas aux musulmans. Son œuvre est tout entière dédiée aux Occidentaux.
Même si la très grande majorité de ceux qui se disent « guénoniens »
se sont effectivement convertis à l’Islam, rien ne permet de conclure que René
Guénon y soit effectivement pour quelque chose. On pourrait objecter qu’il n’a
rien fait pour les en dissuader. Pourquoi aurait-il dû le faire ? Chacun
est libre de sa vie et René Guénon a toujours affirmé qu’il n’était pas un
maître spirituel et que par conséquent il n’avait pas de disciples. Mais les
apparences sont tenaces et donc le grand public devrait croire que cette œuvre
conduit à embrasser l’Islam. C’est la conclusion simpliste que M. Houellebecq
voudrait nous imposer.
Mais il faut toujours se méfier des opinions
du plus grand nombre qui engendre très souvent, si ce n’est toujours, un
redoutable effet de nivellement vers le bas qui aboutit à des réponses
primaires et le plus souvent totalement erronées. Enfin si l’on tient
absolument à voir en René Guénon un musulman alors il faut bien reconnaître
qu’il n’est certainement pas un musulman comme les autres. L’équation posée par
Houellebecq est au mieux terriblement réductrice et au pire totalement fausse.
L’Islam occupe en effet une place dans son œuvre et dans sa vie, mais cette
place est très loin d’être aussi absolue que le laisse entendre notre prix
Goncourt.
Que
savons-nous de René Guénon ? Il n’a rédigé aucune biographie. Il y a dans
son œuvre des allusions très discrètes à son cas personnel. De façon générale,
il s’efface complètement devant son œuvre qu’il considère justement comme
impersonnelle. Cette œuvre est très supérieure à tout ce qui a pu être écrit
dans le domaine de la connaissance en Occident depuis plusieurs siècles. René
Guénon est incontestablement le plus grand métaphysicien, le plus grand
intellectuel au vrai sens du terme que le monde moderne a vu naître et rarement
reconnaître. Il constitue une véritable autorité au sens spirituel. Comme nous
le disions, mais répétons-le parce que personne ne semble vouloir l’entendre,
René Guénon ne se reconnaît pas comme un maître spirituel, il se déclare sans
disciples et l’on ignore son degré réel de réalisation spirituelle. Mais
finalement cela n’a pas d’importance, l’œuvre est là et bien là.
Il
est en Occident le premier à expliquer de façon précise ce qu’est la Tradition,
ce qu’est la régularité traditionnelle et notamment initiatique et pourtant son
cas personnel est très singulier. C’est peut-être cette singularité qui a
séduit M. Houellebecq. Voyons d’ailleurs comment dans son roman Soumission, René Guénon nous est
présenté.
Dans ce roman, le « guénonien » façon M.
Houellebecq est l’auteur d’une thèse. Voici les passages correspondants du roman :
« une
thèse de philosophie, soutenue à l'université catholique de Louvain-la-Neuve,
signée Robert Rediger, et intitulée Guénon lecteur de Nietzche (p. 245)…
"Ah
vous êtes tombé sur ma thèse... j'ai obtenu mon doctorat; mais ce n'était pas
une très bonne thèse... Disons que je sollicitais un peu les textes, comme on
dit. Guénon, à bien y réfléchir, n'a pas été tant que ça influencé par
Nietzche; son rejet du monde moderne est tout aussi fort, mais il vient de
sources radicalement différentes. (pp. 245-246) »
A
cet instant, on peut vraiment penser que M. Houellebecq n’a jamais lu une ligne
de René Guénon. Ecrire une thèse sur un tel sujet se réduirait à deux lignes.
René Guénon ne porte aucune attention significative à la philosophie qui n’est
d’ailleurs qu’un exposé indéfini de théories individuelles se contredisant les
unes les autres, énonçant ici ou là certaines vérités sans jamais parvenir à
une quelconque connaissance véritable. Si René Guénon a fait allusion à
Nietzche environ cinq fois, c’est toujours pour rappeler la fantaisie de son
concept très personnel de l’ « éternel retour ». C’est un peu
maigre pour écrire une thèse !
Visiblement
M. Houellebecq s’amuse et nous égare.
M.
Houellebecq fait de son « guénonien » l’auteur d’un livre intitulé Dix
questions sur l'Islam que le narrateur dans son roman va lire et commenter,
notamment le chapitre sur la polygamie. On ne peut en être surpris chez M.
Houellebecq. Il commente aussi des articles de revue publié par ce
« guénonien ». Voici les passages correspondants que nous avons
extraits de cette fiction :
« ...
il se posait la question de savoir si l'Islam était appelé à dominer le monde.
Rediger [le
« guénonien » dans le roman] répondait finalement par
l'affirmative. C'est à peine s'il revenait sur le cas des civilisations
occidentales, tant elles lui paraissaient à l'évidence condamnées... Il se
montrait plus prolixe sur le cas de l'Inde et de la Chine: si l'Inde et la
Chine avaient conservé leurs civilisations traditionnelles, écrivait-il, elles auraient
pu, demeurant étrangères au monothéisme, échapper à l'emprise de l'Islam; mais
à partir du moment où elles s'étaient laissées contaminer par les valeurs
occidentales elles étaient, elles aussi, condamnées: il détaillait le
processus, fournissait un calendrier prévisionnel. L'article, clair et
documenté, trahissait nettement l'influence de Guénon, sa distinction
fondamentale entre les civilisations traditionnelles, prises dans leur
ensemble, et la civilisation moderne. (p. 271)
Ses
articles d'inspiration nietzschéenne me fatiguèrent pourtant assez vite...
J'étais, bizarrement, davantage attiré par sa fibre guénonienne - il est vrai
que Guénon à lire dans sa totalité est un auteur assez chiant, et que Rediger
en offrait une version accessible, une version light. J'aimais particulièrement
un article intitulé " Géométrie du lien", paru dans la Revue
d'études traditionnelles [la véritable revue se nomme « Revue des Etudes
Traditionnelles »]. Il y revenait une nouvelle fois sur
l'échec du communisme... le communisme n'aurait pu triompher qu'à la condition
d'être mondial. La même règle, avertissait-il, valait pour l'Islam: il serait
universel, ou ne serait pas (pp. 273-274)
...
[Et voici le point de vue du narrateur] Et ce combat nécessaire pour
l'instauration d'une nouvelle phase organique de civilisation ne pouvait plus,
aujourd'hui, être mené au nom du christianisme; c'était l'Islam, religion sœur,
plus récente, plus simple et plus vraie (car pourquoi Guénon par exemple
s'était-il converti à l'Islam ? Guénon était avant tout un esprit scientifique,
et il avait choisi l'Islam en scientifique, par économie de concepts; et pour
éviter, aussi, certaines croyances irrationnelles marginales, telles que la
présence réelle dans l'Eucharistie), c'était l'Islam, donc, qui avait
aujourd'hui repris le flambeau. (p. 275) »
Dans
une œuvre de fiction on peut raconter n’importe quoi et Houellebecq ne s’en
prive pas. Ainsi cette supposée conversion de René Guénon à l’Islam. Cette
justification théologique est totalement inconcevable car s’il est bien une
chose qui indiffère René Guénon c’est bien l’aspect théologique des traditions.
C’est un métaphysicien, la théologie lui apparaît ainsi comme tout à fait
secondaire. On aurait d’autre part bien du mal à trouver dans les Etudes Traditionnelles des
considérations purement politiques même si le titre du pseudo article est
plutôt bien trouvé et qu’en effet les mathématiques occupent une place tout à
fait remarquable dans l’œuvre de René Guénon.
A
ce titre on peut citer ce passage d’un de ses ouvrages:
Nous devons admettre la possibilité de tout
ce qui n’est pas intrinsèquement absurde, c’est-à-dire de tout ce qui
n’implique pas de contradiction ; en d’autres termes, nous admettons en
principe tout ce qui répond à la notion de possibilité entendue en un sens qui
est à la fois métaphysique, logique et mathématique. (L’Erreur spirite,
chapitre VI, p. 75). On peut d’ailleurs mettre en correspondance ces trois
derniers termes avec ce que l’on nomme les trois mondes : spirituel,
subtil et corporel.
Il
faut reconnaître que le personnage de M. Houellebecq, ce
« guénonien », pourrait ressembler fort bien à l’un de ces convertis
qui se revendique de l’œuvre de René Guénon. Mais il faut déclarer encore une
fois que ces « guénoniens musulmans » s’égarent complètement en
affirmant qu’ils connaissent et respectent l’œuvre de René Guénon. Les
Orientaux authentiques ne trouveraient dans cette œuvre rien qu’ils ne
connaissent déjà. Et puis l’Islam n’est pas la tradition de l’Occident, c’est
le Christianisme. En tout dernier recours cette œuvre peut éventuellement
concerner les Orientaux lorsqu’ils ont perdu leurs repères traditionnels par
l’effet d’une occidentalisation qui aujourd’hui se généralise.
Le
premier livre de René Guénon paraît en 1921 sous la forme d’une introduction,
et d’une certaine façon d’une introduction à son œuvre tout entière. Ce premier
livre était-il consacré à l'Islam? Non. Son sujet concerne les doctrines
hindoues. René Guénon a publié un grand nombre d'ouvrages mais aucun sur l'Islam.
Un ouvrage posthume intitulé Aperçus sur
l’ésotérisme musulman et le Taoïsme rassemble simplement des articles qu’il
avait consacrés à la tradition musulmane. Certes, il parle de l'Islam, de sa
doctrine, de ses symboles mais de façon, pourrait-on dire, anecdotique. La
tradition de référence dans cette œuvre c’est l’hindouisme. Il faut donc
reconnaître que son œuvre est logiquement indifférente à pratiquement tous les
musulmans en raison même de cette prédominance de l'hindouisme.
Les
ouvrages de René Guénon qui ont à ce jour connu les plus gros tirages avec des
éditions de poche sont La crise du monde
moderne et Le règne de la quantité et les signes des temps.
Le
premier est sans conteste le plus accessible et donc le plus lu ; le
second, déjà beaucoup plus ardu, offre de nombreux chapitres quasiment
prophétiques, publié au sortir de la Seconde Guerre mondiale il est devenu
aujourd’hui le « signe » d’une évidence. Qui douterait que nous
soyons soumis au règne de la quantité…
Mais
pour autant, ces ouvrages ne sont pas des livres de vulgarisation. Certains
chapitres, certains passages sont difficiles à lire, et pourtant rien ne peut
les remplacer. On ne peut pas en proposer une version accessible, une version light comme le souhaiterait Houellebecq.
Sur
les questions fondamentales que tout homme devrait se poser, les réponses ne
peuvent se faire en cinq minutes. Le monde moderne est impatient, agité,
incapable de concentration. L’œuvre de René Guénon demande tout le contraire,
mais avec de la persévérance on est récompensé au-delà de tout ce que l’on
pouvait espérer.
Pour
en recueillir la quintessence, il faut s’astreindre à une lecture très poussée.
Et au final à une lecture intégrale en suivant l’ordre chronologique de
parution de ses ouvrages, de ses articles et de ses comptes rendus. Voilà
pourquoi nous proposons en fin d’ouvrage une bibliographie détaillée.
Michel Houellebecq dans son roman prête à
René Guénon, sa
distinction fondamentale entre les civilisations traditionnelles, prises dans
leur ensemble, et la civilisation moderne. Nous pouvons partir de ce constat exact et dire que la
notion de Tradition occupe en effet une position centrale dans son œuvre.
L’humanité aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps a toujours été
rattachée à des traditions spirituelles. Il n’y a que le monde moderne pour
s’en être détourné. L’homme moderne veut se convaincre que l’humanité depuis
ses origines est dans l’erreur, qu’elle a toujours été dans l’ignorance et que
ce n’est que depuis la naissance particulièrement récente du monde moderne que
notre humanité est enfin sorti de sa bêtise et de son obscurantisme. Pour
l’homme moderne nos ancêtres sont de parfaits idiots, que des
« imbéciles ». Ou pour être un peu moins dur, l’homme moderne pense
qu’ils n’étaient que dans les balbutiements de l’enfance et que depuis quelques
siècles seulement l’humanité est enfin adulte, ou pour être encore plus exact,
l’homme moderne serait le seul dans l’histoire de cette humanité à être parvenu
véritablement à l’âge adulte. La vérité est exactement contraire et ce n’est
pas pour rien que René Guénon parle d’une « Crise du monde moderne »,
l’homme moderne parle lui de progrès, de réussites inouïes mais chacun peut
aujourd’hui vérifier les effets réels de ce soi-disant progrès.
La tradition c’est un héritage qui se
transmet de génération en génération. A l’origine une tradition est le fruit
d’une connaissance direct, d’une connaissance effective, elle est l’écho de la
réalisation spirituelle, c’est donc la Vérité qui prend forme. Dans ce
processus, la Vérité étant inexprimable, cette Vérité devient alors d’une
certaine façon une vérité relative puisque conditionnée par sa forme
d’expression. Une tradition n’est donc pas strictement la Vérité mais une forme
authentique d’expression de la Vérité. Cette distinction est importante parce
qu’elle permet de comprendre pourquoi ces formes d’expression peuvent être
multiples et, d’autre part, qu’au fil du temps une forme d’expression doit
s’adapter au changement même de la nature humaine au risque de dégénérer et
d’aboutir à une expression de plus en plus relative de la Vérité s’approchant
ainsi de sa propre fin pour sombrer pratiquement dans l’erreur. Ce processus
est commun à toute chose créée, il y a naissance, développement c’est-à-dire
adaptation au milieu et puis inexorablement dégénérescence pour finir par la
mort. Une tradition est une forme manifestée qui est ainsi soumis au principe
des cycles communs à toutes choses manifestées.
Le monde moderne est ainsi la résultante de
cette dégénérescence des traditions. Sans cette dégénérescence il n’aurait pas
pu voir le jour, mais comme cette dégénérescence est inévitable, comme la
vieillesse et la sénilité, cette « modernité » devait inexorablement
se manifester.
L’œuvre de René Guénon apparaît donc à un
moment où tout est déjà joué pratiquement. Le monde moderne est bien implanté,
il est en pleine expansion. La tradition recule dans le monde entier et René
Guénon va nous révéler la valeur considérable de cet héritage qui disparaît sous
nos yeux.
Le monde moderne est comme un cancer qu’on
semble avoir aujourd’hui diagnostiqué, mais dont les métastases sont tellement
nombreuses qu’il est trop tard pour trouver une solution pour les neutraliser,
la seule chose que l’on parvient à faire c’est d’évoquer ce que pouvait être le
monde véritable, « normal », avant cette dégénérescence monstrueuse.
Pour prendre un simple exemple, nos ancêtres dans la tradition ont vécu de tout
temps d’une façon « écologique » sans avoir à définir ce terme qu’ils
n’employaient pas. Et depuis que ce terme est apparu, qu’il fait l’actualité,
et que l’on cherche ainsi à revenir à un monde disons « normal », qui
ne pourrait être qu’un monde traditionnel, il est trop tard, le mal est fait,
le cancer est trop avancé, ce monde doit disparaître. Dans un déroulement
cyclique, il n’est jamais possible de « revenir en arrière » puisque
cela voudrait dire que l’on pourrait réaliser deux fois la même possibilité de
manifestation, ce qui est une impossibilité métaphysique. Si les choses
pouvaient se répéter, cela voudrait dire que la manifestation n’est pas
indéfinie et que l’Infini n’est pas infini. Ceci confirme l’impossibilité de la
réincarnation si chère à nos contemporains et que les traditions orthodoxes
n’ont jamais reconnu comme une possibilité. Transmigration n’est pas
réincarnation !
L’œuvre de René Guénon procède de cette
« mise à jour ». Tout l’héritage de l’humanité qui avait permis à
l’ensemble des générations de vivre avec cohérence, à l’origine avec sagesse et
intelligence, puis avec un respect des ancêtres et du passé, enfin de façon
simplement conventionnelle pour à la fin donner naissance au monde moderne (car
le monde moderne est comme la maladie, la sénilité du monde traditionnel) ;
tout cet héritage René Guénon nous le révèle, nous l’explique.
Le rôle de la tradition est de savoir
reconnaître au mieux les possibilités de chaque être surtout sur le plan
spirituel et d’aider à ce que ces possibilités se réalisent, permettant ainsi à
chacun d’atteindre le meilleur accomplissement spirituel possible au regard de
ces qualifications propres. Le rôle de la tradition est à l’appui des
connaissances dont elle est le dépositaire d’optimiser le développement
spirituel et d’assurer des états posthumes les plus adaptés à ce potentiel
spirituel. L’enjeu est communautaire et non individuel. Les êtres dont les
qualifications sont les plus faibles vont se réaliser au niveau de leur propre
qualification dans une forme de sacrifice spirituel au profit des êtres dont le
niveau de qualification est le plus élevé. Ces sacrifices libérateurs
permettent dans la pyramide des qualifications croissantes d’obtenir ainsi,
chacun à son niveau, des résultats spirituels optimisés. Dans l’économie
spirituelle le but avoué n’est pas de garantir une sorte de minimum spirituel à
tous, mais bien de permettre à chacun d’aller au maximum de ses possibilités
propres. Il faut reconnaître que dans le processus de descente cyclique qui se
conjugue avec un affaiblissement des qualifications spirituelles, les dernières
traditions notamment chrétiennes et musulmanes s’adaptant à cette nouvelle
nature humaine ont dans cette optimisation l’ambition de permettre au plus
grand nombre d’obtenir quelques résultats sur le plan spirituel et que
l’objectif de permettre à certain d’atteindre une totale libération n’est plus
l’objectif premier. En effet, l’humanité avant d’entrer dans ce dernier cycle
de l’Age Sombre était encore constituée d’êtres avec un fort potentiel
spirituel (même s’il appauvrissait au fil des générations, ce processus
d’épuisement étant une conséquence inévitable du déroulement cyclique). Les
dernières traditions apparaissent à un moment où ce potentiel s’est
considérablement réduit et donc l’ambition ne peut plus être d’atteindre un
haut degré de réalisation pour un grand nombre d’être, ni d’ailleurs d’aider un
petit nombre à atteindre ces degrés (nous assistons alors à cette fracture de
l’ésotérisme, aspect métaphysique, et de l’exotérisme, aspect religieux), le
discours de la tradition est alors résolument exotérique, un minimum spirituel
pour le plus grand nombre. Rappelons que l’objectif de la Tradition n’est pas
culturel mais fondamentalement spirituel. La culture en est l’enveloppe mais
pas le cœur et c’est cette inversion consistant à mettre en avant le culturel
au mépris du spirituel qui aujourd’hui précipite les traditions vers le gouffre
et fait que les autorités spirituelles pactisent avec la modernité en espérant
sauver cet héritage au préjudice de la réalisation spirituelle. En croyant sauver
l’esprit en privilégiant le mental et le corps, on illusionne l’humanité en lui
faisant perdre tous ses repères pour la mener vers le chaos.
Une
œuvre à l’abri de la censure
René Guénon nous parle dans son œuvre du
monde de la tradition, mais il n’a jamais vécu dans cette ambiance. A sa
naissance, le monde moderne avait déjà imposé ses règles, la tradition n’était
plus depuis longtemps le point de référence pour vivre. Le pouvoir temporel
n’avait plus à craindre de l’autorité spirituelle. En France, où il est né, le
Pape avait perdu beaucoup de son influence et ne pouvait plus véritablement
dicter la loi de l’Eglise. Et au Caire où il a fini sa vie, le Coran n’imposait
pas non plus vraiment sa loi. René Guénon aura ainsi passé toute sa vie sans
être jamais soumis à une autorité spirituelle stricte, en cela il ne diffère en
rien de la masse de nos contemporains.
Il faut tout de suite préciser que s’il avait
été confronté à une autorité spirituelle active, son œuvre aurait été censuré
de façon brutale que ce soit en terre chrétienne ou en terre musulmane.
René Guénon bénéficie, ce qui est un
paradoxe, de l’affaiblissement de la tradition, de la tradition catholique
notamment, pour publier son œuvre sans aucune censure. Il obtiendra même
l’imprimatur pour son petit ouvrage sur Saint Bernard…
Depuis des siècles l’Eglise catholique met à
l’index tous les écrits que l’on considère comme ésotériques. Les publications
dites ésotériques ont dû déjouer les pièges de la censure au détriment souvent
de leur clarté (Fidèles d’Amour, Rose-croix, Francs-maçons, Alchimistes, etc.,
la liste est longue). Même dans le domaine théologique, des auteurs dont
l’œuvre répond à la théologie négative comme Maître Eckhart ont été inquiétés.
Rien de cela pour René Guénon. Aucun livre à l’index, aucun procès, aucune
entrave si ce n’est la perfidie et l’hostilité de certains
pseudo-intellectuels.
La place accordée aux doctrines hindoues dans
cette œuvre est inacceptable pour les traditions du Livre. L’Islam ne peut que
la rejeter. Il y a bien une sorte de tolérance liée seulement comme pour le
Catholicisme à l’affaiblissement de ces traditions face au monde moderne. René
Guénon condamne le monde moderne et c’est le monde moderne qui le laisse
s’exprimer. La bêtise du diable est sans limite. Il est important de noter que
tous les intégrismes s’opposent avec violence à cette œuvre. On pourrait s’en
étonner mais cela s’explique sans peine. L’intégrisme est une tentative de
« retour en arrière » qui s’oppose ainsi au juste déroulement
cyclique, il ne peut être que l’expression d’une erreur. Et René Guénon est
toujours présent pour débusquer les erreurs évidentes.
L’Hindouisme comme le Bouddhisme pourraient
accueillir cette œuvre avec un complet détachement. Mais là encore, elle ne les
concerne pas.
Si
cette œuvre n’est pas censurée, elle est emprisonnée dans sa forme francophone.
La langue française, sa langue maternelle,
est le support fondamental de cette œuvre. Le français s’est imposé en Europe
et donc en Occident comme la langue la plus efficace pour exprimer des
concepts, des idées et articuler au mieux un raisonnement. Elle est ainsi la
langue occidentale la moins inadaptée pour véhiculer la connaissance aussi bien
que le savoir. René Guénon a d’ailleurs redéfini un grand nombre de mot et
d’expression (en revenant le plus souvent à leur sens étymologique) pour
asseoir son enseignement. L’œuvre de René Guénon n’est donc pleinement
accessible qu’au francophone.
On remarquera que René Guénon n’a fait aucun
effort particulier pour que son œuvre soit traduite. S’il avait eu comme
dessein d’intervenir en force sur le monde occidental, c’est en utilisant
l’anglais qu’il aurait pu atteindre la masse. Mais son enseignement ne
s’adresse pas au plus grand nombre.
L’œuvre est particulièrement dense. René
Guénon pour parvenir à ses fins n’a pas manqué d’avoir recours à tous les
aspects formels disponibles à son époque. Ainsi il est le premier a utilisé le
langage mathématique pour nous aider à concevoir et comprendre ce qui est du
domaine de la connaissance des principes et de la réalisation spirituelle.
Ainsi la notion de passage à la limite propre à la mise en œuvre du calcul
intégral vient illustrer le processus de la réalisation spirituelle effective,
on se reportera à son ouvrage intitulé les
Principes du calcul infinitésimal.
M. Houellebecq ne se trompe pas lorsqu’il
précise que René Guénon est un esprit que la modernité qualifierait plutôt de
scientifique.
A l’image de l’Infini, la Vérité est une. Il
n’y a pas deux infinis. L’Infini n’est pas constitué de parties. L’œuvre de
René Guénon respecte en permanence l’Infini, il cherche sans cesse à en
rappeler la continuité. Ainsi lorsqu’il aborde un sujet précis, il garde malgré
tout toujours en vue tout ce qui n’est pas directement lié à ce sujet afin de
maintenir une vision complète et totale à l’image de l’Infini. En un mot il
n’est jamais systématique, et s’il se livre à l’analyse, il revient toujours à
la synthèse.
Infini = Vérité. Une équation exacte aussi
simple que cette évidence mathématique : 1 + 1 = 2. Et cependant une
certitude inexprimable comme l’illustre cette autre façon d’écrire cette même
évidence mathématique et qui devient: 1 + 1 = 10.
La suite des nombres peut être représentée de
multiple façon : dans le système décimal à l’aide de 10 symboles (les
nombres 1 à 9 avec le zéro), dans le système binaire (utilisé notamment pour
les ordinateurs) à l’aide des seuls symboles zéro et 1. Le nombre 1dans le
système décimal va ainsi être représenté par le symbole 1 dans le système
binaire, le nombre 2 par le symbole 10, le nombre 3 par 11, le nombre 4
par 100, le nombre 5 par 101, le nombre 6 par 110, le nombre 7 par 111, le
nombre 8 par 1000, le nombre 9 par 1001, etc.
Un
véritable métaphysicien
Quel a été le rôle de René Guénon ?
A-t-il eu une fonction au sens traditionnel ?
On a utilisé le terme de témoin de la
tradition qui apparaît en effet comme tout à fait juste. Son œuvre est en effet
un témoignage de ce qu’est la spiritualité, la tradition, la métaphysique. Une
œuvre écrite, comme nous l’avons vu, enfermée dans le carcan de la langue
française, réservée à la mentalité occidentale (même si celle-ci s’étend au
monde entier, un oriental au vrai sens du terme n’a que faire de cette œuvre).
C’est l’œuvre d’un métaphysicien au plein
sens du terme. C’est une œuvre de Vérité. Elle n’est pas simplement théorique
mais au-delà de la distinction du théorique et du pratique. Le métaphysicien se
place de préférence « du point de vue du Principe ». Cela implique
qu’il décrit la réalité telle qu’elle est et non pas telle qu’elle apparaît du
point de vue de la créature. Ainsi le métaphysicien peut indiquer le point de
vue de l’être réalisé et non pas seulement celui de l’être virtuellement
réalisé. Du point de vue du principe, à vrai dire il n’y a pas de différence,
mais du point de vue de l’être individuel la différence peut être considérable
puisque l’être non réalisé surimpose en permanence une illusion : celle
d’une discontinuité entre le Principe et ce qu’il pense être. Le rôle de la
tradition et du métaphysicien est de réduire cette séparation illusoire et
d’aider à la faire disparaître étant entendu que l’être seul peut y parvenir
tout en sachant paradoxalement qu’elle n’existe pas vraiment puisqu’elle est
illusoire. Nous sommes tous réalisés mais notre ego construit une virtualité
qui empêche que cette réalisation soit effective.
René Guénon a permis à ses lecteurs de
reconnaître l’authenticité de la réalisation spirituelle de Râmana Maharshi qui
est ainsi l’un des rares êtres dans ce monde contemporain à pouvoir être
qualifié de « délivré-vivant », de jivan-mukta. Râmana Maharshi ne se présente pas comme un maître et
a refusé d’avoir des disciples. En cela il rejoint René Guénon. On peut faire
une comparaison significative entre leur fonction respective.
Si l’on est né en Inde avec une sagesse innée
et une capacité d’intuition intellectuelle exceptionnelle comme Râmana
Maharshi, on peut se contenter d’une action de présence. L’Orient véritable est
fondamentalement contemplatif et n’a pas spirituellement besoin d’aide.
Si l’on est né en France avec une sagesse
innée et une capacité d’intuition intellectuelle exceptionnelle comme René
Guénon, on est logiquement voué à une action d’enseignement traditionnel de
tout premier ordre. L’Occident est fondamentalement actif, et de nos jours
particulièrement agité. Il a donc particulièrement besoin d’aide sur le plan
spirituel.
Râmana a fait état de sa réalisation très
précoce, René Guénon n’en parle pas mais on ne peut s’expliquer son œuvre sans
une forme de réalisation au sortir de l’adolescence. L’un et l’autre ne
s’appuient pas sur des sources identifiables pour alimenter leur discours, ils
ne sont pas des érudits mais ils ont cette capacité à reconnaître l’expression
de la Vérité dès qu’on leur présente des éléments doctrinaux parfois même très
embrouillés.
Ainsi Râmana ne connaissait pas l’œuvre de
Shankara, mais lorsque des Pandits lui en ont présenté des extraits il a tout
de suite reconnu la validité et la qualité du contenu. De même René Guénon est
capable de parler du Vêdânta avec une
maîtrise étonnante alors qu’il s’appuie notamment sur des documents
d’orientalistes anglais avec leur traduction des textes plus qu’approximative.
On peut citer ce passage d’un article de René
Guénon qui illustre bien cette singularité, intitulé Sagesse innée et sagesse acquise repris dans l’ouvrage posthume Initiation et Réalisation spirituelle
(ch. XXII) :
« Cet
être pourra alors passer en apparence par les mêmes degrés que l’initié qui est
simplement parti de l’état de l’homme ordinaire, mais la réalité sera pourtant
bien différente ; en effet, non seulement l’initiation, au lieu de n’être
tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement sera pour lui
immédiatement effective, mais encore il « reconnaîtra » ces degrés,
si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui, d’une façon qui
peut être comparée à la « réminiscence » platonicienne, et qui est
même sans doute au fond une des significations de celle-ci. Ce cas est
comparable aussi à ce que serait, dans l’ordre de la connaissance théorique,
celui de quelqu’un qui possède déjà intérieurement la conscience de certaines
vérités doctrinales, mais qui est incapable de les exprimer parce qu’il n’a pas
à sa disposition les termes appropriés, et qui, dès qu’il les entend énoncer,
les reconnaît aussitôt et en pénètre entièrement le sens sans avoir aucun
travail à faire pour se les assimiler. Il peut même se faire que, lorsqu’il se
trouve en présence des rites et des symboles initiatiques, ceux-ci lui
apparaissent comme s’il les avait toujours connus, d’une façon en quelque sorte
« intemporelle », parce qu’il a effectivement en lui tout ce qui,
au-delà et indépendamment des formes particulières, en constitue l’essence
même ; et, en fait, cette connaissance n’a bien réellement aucun
commencement temporel, puisqu’elle résulte d’une acquisition réalisée en dehors
du cours de l’état humain, qui seul est véritablement conditionné par le
temps. »
L’œuvre de René Guénon est très subtile. Il
faut la lire avec beaucoup d’attention et la lire dans son intégralité sinon on
pourrait croire qu’il y a parfois des contradictions mais c’est une erreur
complète. Voici un bel exemple d’une apparente contradiction concernant la
question du « luz ».
On peut lire ce passage particulier au
chapitre VII du Roi du Monde (c’est
nous qui soulignions): « (...) Le même mot luz est aussi le nom donné à une particule corporelle
indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle
l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection. Comme le noyau
contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de
l’être; et cette restauration s’opérera sous l’influence de la "rosée
céleste", revivifiant les ossements desséchés (...) » Puis une page
plus loin: « On situe le luz vers
l’extrémité inférieure de la colonne vertébrale; ceci peut sembler assez étrange,
mais s’éclaire par un rapprochement avec ce que la tradition hindoue dit de la
force appelée Kundalinî, qui est une
forme de la Shakti considérée comme
immanente à l’être humain. Cette force est représentée sous la figure d’un
serpent enroulé sur lui-même, dans une région de l’organisme subtil
correspondant précisément aussi à l’extrémité inférieure de la colonne
vertébrale (...) »
On doit relire cette note de L’homme et son devenir selon le Vêdânta,
chapitre intitulé L’état de sommeil
profond ou la condition de prâjna: « C’est là ce qui permet de transposer métaphysiquement la doctrine
théologique de la "résurrection des morts", ainsi que la conception
du "corps glorieux"; celui-ci, d’ailleurs, n’est point un corps au
sens propre du mot, mais il en est la "transformation" (ou la
"transfiguration"), c’est-à-dire la transposition hors de la forme et
des autres conditions de l’existence individuelle, ou encore, en d’autres
termes, il est la "réalisation" de la possibilité permanente et
immuable dont le corps n’est que l’expression transitoire en mode manifesté. »
Enfin, sur cette même question de l’aspect
corporel du « luz », on peut se référer à ce
passage des États multiple de l’être
(p. 61):
« D’ailleurs,
ces prolongements [de l’individualité], qui sont de différents ordres, peuvent
rentrer également dans les subdivisions de la hiérarchie générale; il y en a
même qui, étant en quelque sorte de nature organique comme nous l’avons dit, se
rattachent simplement à l’ordre corporel, mais à la condition de voir jusque
dans celui-ci quelque chose de psychique à un certain degré, cette
manifestation corporelle étant comme enveloppée et pénétrée tout à la fois par
la manifestation subtile, en laquelle elle a son principe immédiat. »
Une
humanité disqualifiée
René Guénon a choisi l’Hindouisme comme
support principal pour illustrer son enseignement. Les traditions du Livre tout
autant que le Bouddhisme étaient trop particularisés par leurs adaptations
spéciales à la fin du cycle pour pouvoir convenir. Et les traditions plus
anciennes à celles de l’Inde étaient soit trop dégénérés comme celles de
l’Afrique noire ou des Amériques, soit trop fermées et trop éloignées de la
mentalité occidentale comme les traditions extrême-orientales. L’hindouisme
apparaissait ainsi comme la solution la plus adaptée pour faire comprendre ce
que pouvait être une tradition complète et métaphysique. Rappelons que notre
humanité est depuis plusieurs millénaires entrée dans ce que les Hindous
nomment l’Age Sombre, le Kali-yuga.
L’hindouisme peut être ainsi pris comme référence tout en gardant à l’esprit
que cette tradition subit les effets de la descente cyclique et de
l’affaiblissement qui en résulte. C’est une tradition complète, c’est-à-dire
capable de reconnaître sans discontinuité tous les aspects de la connaissance
depuis le point de vue purement métaphysique jusqu’au débordement extrême de la
dévotion (intégrant sans séparation aucune l’aspect ésotérique et exotérique)
en offrant ainsi une possibilité d’atteindre tous les degrés spirituels (sous
tous ces modes). Elle connait ainsi ce qu’elle nomme les Avatâras (« Descentes ») qui viennent apporter à
l’humanité une possibilité de développer à chaque moment critique une nouvelle
forme spirituelle adaptée à la nouvelle condition de qualification des êtres.
L’hindouisme a connu de nombreux Avataras
dans son histoire. Elle possède une langue sacrée et des textes révélés. Elle
est régie par le système des castes qui semble restreindre cette tradition à
des conditions de naissance. Ce système est censé reconnaître le degré de
qualification réelle des êtres. A la naissance, l’être peut ainsi avoir la
qualification propre au Brahmane (celle du sacerdoce), ou celle propre au Kshatriya (celle de la royauté), ou
celle propre au Vaishya (celle des artisans),
ou celle enfin propre au Choudra.
Dans l’impossibilité propre au Kali-yuga
à reconnaître vraiment la qualification réelle des êtres, la tradition hindoue
s’est en quelque sorte un peu figée et c’est en fin de compte la naissance
apparente dans une caste qui détermine la qualification théorique. Cette
caractéristique est devenue une des faiblesses de la tradition hindoue qu’elle
nomme pour cela « la confusion des castes ». Cette tradition offre
d’autre part une tolérance complète vis-à-vis des autres formes traditionnelles
sans volonté d’imposer une quelconque forme de conversion.
Dans un monde encore équilibré, les êtres
naissent nécessairement dans une tradition particulière et ils n’ont a priori aucune raison ni désir d’en changer.
La possibilité de ne pas être rattaché à une forme traditionnelle est là aussi
une possibilité que seul le monde moderne à inventer. L’idée de méconnaître le
Principe suprême est tellement absurde qu’il a fallu attendre vraiment que
l’humanité s’abêtisse à un degré jamais atteint jusque-là. Dans la confusion
moderne, la possibilité individuelle de se convertir répond ainsi à un jugement
rarement objectif et surtout prisonnier de la subjectivité de l’ego toujours
très mauvais conseiller.
Comment se fait aujourd’hui la détermination
des qualifications. L’humanité est aujourd’hui le fruit de la confusion des
castes. Les êtres ne sont plus à leur place. Comment faire pour reconnaître sa
place réelle et donc son vrai niveau de qualification. La solution à cette
question se trouve clairement dans l’œuvre de René Guénon, mais curieusement
les « guénoniens », dont l’ego est très puissant, veulent l’ignorer
et se déclarent « égoïstement » et systématiquement comme très
qualifiés et donc dignes de la plus haute caste.
Voyons maintenant en comparaison certaines
des caractéristiques du Christianisme. Instauré par un Avatâra dont la caste d’origine est celle des Kshatriyas. Il adopte d’ailleurs le métier d’un Vaishya. Il est ainsi fils de roi et
charpentier. Le Christianisme ne dispose pas de langue sacrée, pas de texte
révélé. La Révélation c’est le Christ, l’Avatâra.
C’est une tradition pour tous les peuples. Elle connaît la fracture esotérisme
/ exotérisme. Une forme religieuse, avec une ignorance quasi complète de son
aspect ésotérique, mal toléré par l’aspect religieux. Une forte présence de la
dimension corporelle au détriment de la dimension purement spirituelle.
Penchons nous maintenant sur l’Islam. Dans
cette tradition il n’y pas d’Avatâra,
mais un seul Prophète. Elle dispose d’une langue sacrée, d’un texte révélé.
C’est une tradition pour tous les peuples. Une forme religieuse avec un
complément ésotérique existant relativement bien toléré par l’aspect religieux.
Sous l’effet encore plus fort de la descente cyclique, l’aspect corporel,
substantiel et féminin est encore plus présent qu’il ne l’était déjà dans le
Christianisme.
Nous reproduisons deux passages d’un compte
rendu rédigé par René Guénon. Il concerne le livre de I. Goldziher
intitulé : Le Dogme et la Loi de
l’Islam: Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion
musulmane. (Traduction de F. Arin. P. Geuthner, Paris, 1920). Compte rendu
a été publié en 1921 dans la Revue de
Philosophie (numéro de Septembre-octobre) [Voir la bibliographie publiée en
fin d’ouvrage] :
« D’autre
part, la doctrine enseignée par Mohammed n’est pas du tout un
« éclectisme »; la vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition
judéo-chrétienne, en se défendant expressément de vouloir instituer une
religion nouvelle et même d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de
lois (et c’est pourquoi le mot « mahométan » est absolument rejeté
par ses disciples) ».
Bien que l’Islam soit la
« dernière » tradition du cycle de la présente humanité, il s’inscrit
dans la continuité. Il s’agit donc d’une adaptation et non d’une rupture
vis-à-vis de cette tradition judéo-chrétienne.
« Ces
considérations conduisent à l’étude de la secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à
toute innovation contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une
restauration de l’Islam primitif; mais c’est probablement un tort de croire ces
prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles
des Protestants dans le Christianisme; il y a même plus d’une analogie curieuse
entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les uns et
les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). »
Il y a ici une correspondance très importante
que René Guénon établit entre les Wahhâbites
et les Protestants qui peut expliquer beaucoup de choses et notamment la
situation actuelle et le sort de l’Islam. Le Protestantisme a sonné le glas du
Christianisme et a joué un rôle essentiel dans le développement du monde
moderne. Le même processus se retrouve dans l’Islam. Ce que l’on peut qualifier
de protestantisme islamique sonne le glas de l’Islam et d’une façon encore plus
précipité que ce qu’a connu le Christianisme. Situation d’autant plus logique
que par l’effet de la descente cyclique et de son facteur d’accélération
l’Islam va se décomposer avec plus de rapidité et de violence.
La présence d’une autorité centrale dans le
Catholicisme avec la papauté a donné à cette contestation hétérodoxe une
visibilité immédiate. L’absence d’une autorité centrale dans l’Islam ne laisse
pas entrevoir avec autant de netteté cette mise en place d’un processus
d’hétérodoxie mais il est à l’œuvre et il a même remporté la victoire comme
avec le Protestantisme. La tradition occidentale n’est plus qu’une ruine, un
corps agonisant même si elle n’est pas encore morte.
Chaque
tradition est confrontée à son propre épuisement et chaque tradition s’achemine
vers une fin ultime qui devra s’accomplir au même moment. Il y a donc un point
de convergence dans la chute et les traditions plus récentes ont dû connaître
un processus d’accélération pour, si l’on peut dire, rattraper les traditions
plus anciennes dans leur chute. L’Islam étant la dernière connaît ainsi une
accélération dans sa décadence sans commune mesure avec ce qui a pu frapper les
autres traditions. Ce qui a nécessité de nombreux cycles pour la tradition
hindoue n’en prendra que beaucoup moins pour l’Islam. Sachant en plus que pour
toutes les traditions encore actives, le temps s’accélère. La tradition hindoue
se meurt et celle de l’Islam également.
Dans le déroulement cyclique du monde
occidental, la dernière phase où ce monde pouvait encore être qualifié de
traditionnel remonte au Moyen-âge. Il faut d’ailleurs bien comprendre que même
alors ce qualificatif de traditionnel présente un degré de réalisation bien
inférieur à ce que l’on pouvait trouver par exemple en Inde à la même période.
Ce monde traditionnel du Moyen-âge n’avait pas cette dimension nettement
métaphysique mais bien cet aspect fractionné entre un exotérisme en
l’occurrence la religion catholique et un ésotérisme plutôt discret mais
accepté avec par exemple l’Ordre du Temple tout à fait essentiel ou ces
initiations de métiers notamment. Il n’y avait déjà plus une hiérarchie
traditionnelle bien nette. Un sacerdoce exotérique et des moines soldats, une
royauté avec ses chevaliers et des artisans. Donc pas de vrais Brahmanes, des Kshatriyas avec des qualifications plus
ou moins élevées, et des Vaishyas, si
l’on veut établir une correspondance avec les castes de dvija (deux-fois nés).
Le monde occidental a ensuite connu ce que
l’on nomme du point de vue moderne la Renaissance qui correspond en réalité à
l’abandon de la pure orthodoxie. Le Protestantisme a ainsi ouvert les portes au
monde moderne.
Dans la manifestation, les choses se
correspondent. Le déroulement d’une humanité est à l’image du déroulement de
n’importe quel autre cycle comme par exemple le cycle d’une vie humaine. De la
façon la plus logique, ce déroulement va du commencement à la fin sans jamais
pouvoir revenir en arrière. Ainsi toute volonté de faire marche arrière est
vouée à l’échec et conduit toujours à un aspect parodique. Un être naît,
s’accomplit et puis vieillit. Certes en vieillissant on peut avoir un regain de
vitalité qui ouvre dans le grand cycle d’une vie une nouvelle étape que l’on
peut qualifier alors de redressement mais pour autant l’être ne rajeunit pas.
Croire alors que l’on rajeunit, c’est mentir et entrer dans la parodie d’une
autre jeunesse.
Les Occidentaux sont très peu doués pour la
contemplation. Ils sont dans l’action. Pour tenter de faire entendre à ces
Occidentaux les bases de la métaphysique, René Guénon va être obligé
paradoxalement de faire une large place à la « physique », au monde,
pour amener ses lecteurs à prendre en considérations les questions purement
spirituelles. Il va ainsi sans jamais entrer dans le domaine politique évoquer
malgré tout les questions du devenir du monde. Il va ainsi s’attarder sur les
éventuelles possibilités d’évolution de l’Occident
Lorsque René Guénon envisage une possibilité
de redressement pour l’Occident, la situation est très dégradée. On est entré
dans la phase finale avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat et un
Protestantisme particulièrement efficace et dissolvant.
Lorsque René Guénon parle de redressement de
l’Occident, ce qu’il peut envisager c’est quelque chose comme un palier dans la
descente cyclique où le monde occidental aurait pu pour un temps seulement
s’offrir comme un regain de vie traditionnelle et rien de plus. Ce ne pouvait
pas être une renaissance en aucune façon et donc pas une renaissance du
Moyen-âge, René Guénon, en nous expliquant comment fonctionne le déroulement
cyclique, nous indique également que cette possibilité de renaissance n’en est
pas une. Cette possibilité devait être totalement originale quand à la forme de
société tout en respectant les principes de la Tradition. Elle ne pouvait pas
présenter une possibilité traditionnelle supérieure à ce que le monde
occidentale avait déjà connu mais quelque chose de moins qualifié que notre
Moyen-âge. Cette possibilité de redressement devait donc s’appuyer sur
l’orthodoxie du christianisme avec à sa tête une élite traditionnelle
constituée d’êtres ayant un degré de réalisation spirituelle suffisant pour
trouver les formes d’adaptation et créer ainsi ce palier de redressement. Une
élite comparable mais moins ambitieuse à celle qui avait animé par exemple
l’Ordre du Temple afin de parvenir malgré tout à une phase traditionnelle mais
avec un développement inférieur à ce qui s’était déjà réalisé en ce temps là.
C’est la constitution de cette élite qui sans être impossible était des plus
difficiles à réaliser. René Guénon envisageait l’aide de l’Orient pour
constituer cette élite.
On comprend immédiatement que même si ce
redressement était possible, il aurait été de courte durée puisqu’il ne pouvait
pas empêcher, la descente cyclique se poursuivant, la fin de la présente
humanité. L’Occident aurait alors repris son envahissement destructeur sitôt
fini ce redressement qui n’aurait pas eu une durée aussi longue que le
Moyen-âge (le temps continuant d’accélérer quoique l’on fasse).
L’élite occidentale à constituer ne pouvait
en toute vraisemblance appartenir majoritairement qu’à la caste des Vaishyas.
Ce n’était donc pas l’équivalent des
Brahmanes ou des Kshatriyas qui
devait assurer un possible redressement comme au Moyen-âge à l’image des
templiers par exemple. Mais ce devait être les Vaishyas. On devrait donc comprendre que ce redressement devait se
faire avec des êtres dont la qualification pouvait être équivalente au moins à
celle requise par les initiations de métiers.
Une remarque s’impose :
Voyons ce que nous dit René Guénon en rapport
avec le métier d’imprimeur au chapitre XXIX des Aperçus sur l’initiation :
« L’opinion
la plus répandue pourrait donc se formuler ainsi : les Maçons
« opératifs » étaient exclusivement des hommes de métier ; peu à
peu, ils « acceptèrent » parmi eux, à titre honorifique en quelque
sorte, des personnes étrangères à l’art de bâtir. »
Puis il ajoute en note :
« En
fait, ces personnes devaient cependant avoir tout au moins quelque lien
indirect avec cet art, ne fût-ce qu’à titre de « protecteurs » (ou patrons au sens anglais de ce
mot) : c’est d’une façon analogue que, plus tard, les imprimeurs (dont le
rituel était constitué, dans sa partie principale, par la « légende »
de Faust) « acceptèrent » tous ceux qui avaient quelque rapport avec
l’art du livre, c’est-à-dire non seulement les libraires, mais aussi les
auteurs eux-mêmes. »
S’il est un « métier » que René
Guénon a bien exercé, c’est incontestablement celui d’ « auteur ». Il
est un artisan du livre et son travail a abouti à un « chef-d’œuvre »
au vrai sens du terme.
L’usage et le développement de l’imprimerie
en Occident marque le glas d’un dernier cycle traditionnel significatif en
Occident : le Moyen-âge. Paradoxalement, l’œuvre de René Guénon qui
s’inscrit pleinement dans ce cycle de l’omniprésence de l’imprimerie marque le
glas d’un autre cycle. L’art du livre disparaît, les libraires, les auteurs,
l’imprimerie, tout disparaît dans l’infrahumain, dans la virtualité du monde
numérique réduit au binaire, dans l’internet.
Il est très important de comprendre qu’en
aucun cas René Guénon a envisagé un redressement de l’Occident par son
« islamisation ». Il déclarait dans Orient et Occident (deuxième partie, ch. III) : « jamais aucune organisation orientale
n’établira de ‘branches’ en Occident ». Les communautés musulmanes qui
se développent en Occident sont le résultat de la mondialisation et de la
confusion des traditions. Elles n’ont, pourrait-on dire, rien d’orientales.
C’est un Islam progressiste en parfaite harmonie avec le monde moderne copiant
en cela l’attitude de l’Eglise catholique et de ses papes (cas unique dans
l’histoire deux papes parfaitement légitimes cohabitent en effet au Vatican) ou
un Islam intégriste faussement antimoderne encore plus actif et dangereux que
les courants intégristes chrétiens.
Une
œuvre et ses lecteurs
Lire René Guénon. Chaque action a son effet.
Une lecture d’un livre de René Guénon produit toujours quelque chose. En
général une incompréhension, très souvent un rejet puis de l’indifférence. Mais
l’effet n’est jamais nul, car cet œuvre a un pouvoir, celui de vous
« transformer ».
De très nombreux intellectuels au sens
moderne, des artistes, des écrivains ont lu René Guénon et ont utilisé une
partie plus ou moins importante de son enseignement, de son exposé extrêmement
complet des connaissances traditionnelles. Il a permis ainsi par ricochet à ces
artistes, à ces écrivains de produire des œuvres plus inspirées. On peut
retenir notamment l’exemple des surréalistes qui sont apparus comme plus doués
qu’ils ne l’auraient été sans cette œuvre. On voit ainsi qu’un de ses rôles est
d’accompagner le monde moderne dans sa descente en lui permettant de développer
le meilleur de ces possibilités, le pire étant laissé à toutes les autres
sources anti-traditionnelles. N’étant jamais cité ou remercié, René Guénon
assure ainsi dans le plus complet anonymat (ce qui est le propre d’un homme de
la tradition) son rôle de connaissant qui offre cette connaissance à tous ceux
qui peuvent la recueillir à la hauteur de leur propre qualification (ou plutôt
malgré l’étendue de leur disqualification). Il permet au monde occidental
moderne d’être un peu moins médiocre. Et dans le même temps il accélère sa
chute en lui permettant d’épuiser certaines de ses possibilités. Ce rôle est
loin d’être négligeable.
Il faut compter de rares lecteurs qui ont su
reconnaître son œuvre, en assimiler la plus grande partie et parfois peut-être
même la totalité et qui ont grâce à lui retrouver une forme de vie plus
authentique, parfois même proprement traditionnelle en développant une vocation
sacerdotale, monastique, artisanale ou autre en ayant l’honnêteté de ne pas
surévaluer leur qualification.
De nos jours même les êtres particulièrement
disqualifiés obtiennent très facilement un rattachement initiatique. Ainsi la
question ne se résume pas à être ou non initié.
Dans la grande confusion du monde moderne et
dans ce que les Hindous nomment la confusion des castes, on doit reconnaître
qu’il peut exister des êtres nés dans un milieu qui soit défavorable à
l’expression de leurs qualifications spirituelles, l’œuvre de René Guénon a pu
ainsi permettre à ces êtres d’identifier leur potentiel réel et de se
réorienter au plein sens du terme trouvant ainsi par exemple en Orient une
solution.
La fonction de René Guénon est d’opérer un
rappel des connaissances traditionnelles. Au moment où son œuvre s’accomplit
les solutions pratiques pour un réel parcours spirituel se restreignent sans
cesse un peu plus. Si des solutions pratiques peuvent exister, elles ne peuvent
être que soit très limitées soit vraiment tout à fait exceptionnelles. René
Guénon est un métaphysicien, il n’a aucune vocation à rechercher des solutions
bassement pratiques. Mais si l’on tient absolument à définir des solutions
possibles, il faut garder à l’esprit que René Guénon ne s’adresse qu’aux
Occidentaux. Ainsi s’il peut y avoir des solutions qui s’appuient sur son
œuvre, elles ne concernent que les Occidentaux qui ne peuvent en toute logique
se rattacher à des traditions orientales. Pourquoi seraient-ils nés en
Occident ? Comme nous le laissions entendre, on peut envisager les cas de
ceux qu’il désigne comme des Orientaux égarés en Occident et ceux-là trouveront
éventuellement une solution en allant vivre en Orient.
Parmi ceux qui ont été touché par l’œuvre de
René Guénon, il y a bien sûr tous ceux qui se désigneront comme des
« guénoniens » et qui contrairement à la plus élémentaire logique
rechercheront envers et contre tout des solutions pratiques sans se préoccuper
des qualifications demandées ni de la cohérence des solutions envisagées.
Avec son ego très développé, ce qui définit
plus précisément le « guénonien » c’est une surévaluation de sa
qualification. Il lit René Guénon qui lui explique qu’il faut être qualifié et
avoir une connaissance doctrinale suffisante avant de pouvoir prétendre à
quoique ce soit et notamment à être initié. Le « guénonien » se juge
toujours très qualifié et sa lecture de René Guénon même incomplète lui suffit
à croire qu’il détient une connaissance suffisante. Il en conclut qu’il est
immédiatement prêt pour l’initiation. Il doit sans plus attendre se mettre en
chasse d’une forme d’initiation. Pour le « guénonien », lecteur
expéditif de l’œuvre de René Guénon, il n’y a que deux routes envisageables.
Une première route jugée peu prestigieuse
mais moins exigeante : la franc-maçonnerie. En effet, la franc-maçonnerie
et le compagnonnage sont les deux seuls organisations occidentales ayant encore
la possibilité d’offrir une initiation. Le « guénonien » exclut
rapidement le compagnonnage jugé trop primaire. La franc-maçonnerie était
pourtant bien à l’origine une initiation de métier, une initiation pour les Vaishyas, qui demandait un véritable
engagement comme il en est encore pour le compagnonnage puisqu’il faut exercer
effectivement un métier, accepter d’être un apprenti, travailler pour être
compagnon et enfin maître. Il est bien plus facile aujourd’hui d’être
franc-maçon spéculatif avec un complément exotérique pour reconstruire de façon
un peu bricolée une solution que les « guénoniens maçons » jugent
très satisfaisante. Il n’y a en effet pas grand-chose à accomplir : une
vague pratique exotérique, quelques tenues en loges et des agapes. On ne peut
être étonné de constater que le bénéfice spirituel ne puisse être que très
modeste voire inexistant.
La seconde route envisagée est plus radicale
puisqu’elle suppose une conversion à l’Islam. Tradition considérée comme
complète avec son aspect exotérique religieux et la possibilité d’être initié
au sein d’une tarîqa. Cette solution
retenue par l’écrasante majorité des « guénoniens » a le curieux
privilège d’être en quasi contradiction avec ce que l’œuvre de René Guénon nous
suggère. Sauf à croire que cette masse de convertis ne serait constituée que
d’Orientaux égarés en Occident et qui trouveraient plus confortable de rester
vivre en Occident. On nous dira que René Guénon ne s’est pas opposé à ce flot
de conversion. C’est vrai, mais il ne l’a jamais encouragé non plus.
Si la première solution peut correspondre
d’une certaine façon aux enseignements de René Guénon puisqu’elle ne s’appuie
que sur la tradition occidentale. Son caractère un peu bancal et artificiel la
rend très logiquement inopérante. La seconde solution, inaugurée par F. Schuon,
apparaitra très vite en désaccord avec les enseignements de René Guénon. Et
ceux qui par la suite ont pris leurs distances vis-à-vis de F. Schuon ne
parviendront pas plus à rester simplement en accord avec cet enseignement. Les
traditions orientales n’ont aucune place en Occident et leurs présences
modernes ne marquent qu’une confusion propre au monde moderne et ne sont que
des aspects affaiblis ou même proprement dégénérés des authentiques traditions
orientales.
Ce qui frappe chez le « guénonien »
c’est paradoxalement une certaine indifférence à la vraie spiritualité. Il
s’est construit une sorte de carrière « initiatique » de façon très
artificielle. C’est l’ego qui parle avant tout, le détachement spirituel est le
plus souvent absent. En définitive, sans vouloir le reconnaître, le
« guénonien » se livre à du développement personnel et non à une
véritable ascèse spirituelle. Il a ce côté enfantin, immature, il cherche par
tous les moyens à « copier » la vie de René Guénon.
La question de l’évaluation juste de la
qualification est toujours mise de côté. Il est plus simple et plus pacifique
de reconnaître que tous les prétendants à l’initiation sont largement
qualifiés. Des petits « gourous guénoniens » peuvent ainsi agir
à leur aise. Des loges « guénoniennes » se sont ainsi constituées,
des « tarîqas (turuq) guénoniennes » également.
Les « guénoniens » restent entre eux pour ne pas avoir à se
confronter vraiment à la réalité spirituelle. La justification est bien sûr
tout autre, pour un « guénonien » c’est toujours l’autre qui n’est
pas assez qualifié, il n’est pas fréquentable. Le « guénonien » sait
tout, il a réponse à tout. Il n’a jamais compris que c’est René Guénon qui a
réponse à tout et non le « guénonien ». Le « guénonisme »
n’existe pas, il faut être un « imbécile » pour être
« guénonien ». M. Houellebecq se trompe de cible.
Les « guénoniens maçons » et les
« guénoniens musulmans » se font la guéguerre comme des enfants.
Ainsi ceux qui sont musulmans méprisent les maçons parce qu’ils ont opté pour
une solution considérée comme trop « limitée » ou comme simplement
« spéculative ».
Il ne faut pas se méprendre toute cette
agitation des « guénoniens francs-maçons » et des « guénoniens
musulmans » pourraient faire penser que l’œuvre de René Guénon n’a produit
que ces effets insignifiants. L’influence de cette œuvre est autrement plus
importante. Les résultats opératifs et profonds sont en grande majorité restés
quasiment secrets. Et cette œuvre portera des fruits jusqu’à la fin du cycle de
la présente humanité.
Il y a un aspect qui devrait faire réfléchir.
René Guénon accordent aux doctrines hindoues une place considérable dans son
œuvre et curieusement les « guénoniens » sont pratiquement tous
totalement indifférents à l’hindouisme.
DEUXIEME
PARTIE
La fin d’un Manvantara
La
tradition hindoue nous enseigne que la présente humanité est entrée dans la
phase finale extrême du Kali-Yuga,
c’est-à-dire dans la fin du présent Manvantara
ou ère d’un Manu (Principe de cette
humanité – l’homme est ainsi désigné comme mânava
c’est-à-dire « relatif à Manu »)
Cette
échéance est la plus importante qu’une humanité puisse avoir à affronter.
Toute
fin d’un cycle donné est à considérer selon deux aspects principaux :
1 - Un épuisement des possibilités en
potentialité à l’origine du cycle envisagé et qui doivent s’y manifester.
2 - Une synthétisation du germe qui
porte les potentialités du cycle qui doit lui succéder.
Ce
qui ne s’épuise pas c’est donc justement le germe du cycle futur. On peut dire
que cette synthétisation du germe est « passive »,
« obscure », au sens où le germe est « ce qui reste ».
L’épuisement sera alors « actif » et constituera la part visible de
l’activité dans une fin de cycle.
Dans
le cadre d’une fin de Manvantara,
l’humanité consacre ainsi toute sa puissance à cet épuisement des possibilités.
Bien que ces ultimes possibilités soient dans leur écrasante majorité de nature
antitraditionnelle voire contre-initiatique, on oublie de voir qu’une part de
ces possibilités est de nature traditionnelle et initiatique. En effet, on
semble ne pas comprendre que le germe ne concernera que l’humanité future (une
autre humanité) et qu’ainsi l’action traditionnelle dans la fin d’un Manvantara doit épuiser toutes les
possibilités traditionnelles qui ne résorberont pas dans le germe du Manvantara futur.
Cette
notion d’épuisement traditionnel doit permettre de mieux appréhender, en cette
fin de cycle, le milieu traditionnel et de mieux comprendre son action. Pour
bien cerner cet épuisement, il est sans doute utile de rappeler dans quel
domaine se résorbe le germe du cycle futur, ou d’un autre point de vue, dans
quel domaine l’arche se forme. René Guénon écrit dans son article intitulé Les mystères de la lettre Nûn (repris
dans l’ouvrage posthume Symboles
fondamentaux de la Science sacrée) :
« Revenons maintenant à la forme de la lettre
nûn, qui donne lieu à une remarque importante au point de vue des
relations qui existent entre les alphabets des différentes langues
traditionnelles : dans l’alphabet sanscrit, la lettre correspondante na,
ramenée à ses éléments géométriques fondamentaux, se compose également d’une
demi-circonférence et d’un point ; mais ici, la convexité étant tournée
vers le haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus sa
moitié inférieure comme dans le nûn arabe. C’est donc la même figure
placée en sens inverse, ou, pour parler plus exactement, ce sont deux figures
rigoureusement complémentaires l’une de l’autre ; en effet, si on les
réunit, les deux points centraux se confondant naturellement, on a le cercle
avec le point au centre, figure du cycle complet, qui est en même temps le
symbole du Soleil dans l’ordre astrologique et celui de l’or dans l’ordre
alchimique. De même que la demi-circonférence inférieure est la figure de l’arche,
la demi-circonférence supérieure est celle de l’arc-en-ciel, qui en est
l’analogue dans l’acception la plus stricte du mot, c’est-à-dire avec
l’application du « sens inverse » ; ce sont aussi les deux
moitiés de l’« Œuf du Monde », l’une « terrestre », dans
les « eaux inférieures », et l’autre « céleste », dans les
« eaux supérieures » ; et la figure circulaire, qui était
complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés, doit se
reconstituer à la fin du même cycle. On pourrait donc dire que la réunion des
deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la
jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on les
rapporte plus particulièrement au symbolisme « solaire », la figure
du na sanscrit correspond au Soleil levant et celle du nûn arabe
au Soleil couchant. D’autre part, la figure circulaire complète est encore
habituellement le symbole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence
9 ; mais ici, étant obtenue par l’union de deux nûn, elle vaut 2 ×
50 = 100 = 102, ce qui indique que c’est dans le « monde
intermédiaire » que doit s’opérer la jonction ; celle-ci est en effet
impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine de la division et de la
« séparativité », et, par contre, elle est toujours existante dans le
monde supérieur, où elle est réalisée principiellement en mode permanent et
immuable dans l’« éternel présent ».
On
voit donc que l’épuisement concerne les possibilités du monde inférieur,
domaine de la division et de la « séparativité » ainsi que les
possibilités du monde intermédiaire qui s’opposeraient à la jonction de l’arche
si elles ne devaient pas être épuisées.
On
peut donc dire que c’est ce qui « se sépare » qui s’épuise, donc tout
ce qui s’épuise se sépare. La Tradition, dans la diversité de ses formes,
réalise alors cet épuisement des aspects qui tendent vers une matérialisation
et un formalisme de plus en plus accentués. Les communautés se divisent dans la
désorganisation et le fractionnement des voies traditionnelles en de multiples
chemins tortueux aboutissant dans ce fractionnement même à des impasses de
fait, même si ce ne sont pas des impasses de principe.
La
Tradition, dans une fin de Manvantara,
doit faire face à la disqualification sans cesse croissante de ses membres.
La
fin ultime d’un Manvantara ne peut
laisser la place à une éventuelle restauration de certaines formes ou aspects
de la Tradition. Lorsque les temps sont proches tout ce qui ne saurait être
recueilli dans l’arche doit s’éteindre. Faut-il penser que cet
« instant » est imminent ? Sinon voit-on les signes d’un
hypothétique redressement ? Ne doit-on pas penser qu’il n’y a plus
d’autres possibilités que celles amoindries, incomplètes qui doivent se manifester
avant la clôture de ce Manvantara ?
Aperçus sur les aspects vishnouïtes et
shivaïtes de la fonction de René Guénon
Shiva et Vishnu représentent avec Brahmâ
la Trimûrti, c’est-à-dire les trois
aspects d’Ishwara. Si Brahmâ est le principe producteur des
êtres, Vishnu est le principe
animateur et conservateur des êtres et Shiva
le principe transformateur plutôt que destructeur des êtres. Il convient de
bien comprendre que les principes représentés par Vishnu et Shiva ne sont
pas antagonistes mais bien complémentaires. D’ailleurs, les attributs de Shiva sont aussi ceux de Vishnu, comme ceux de Vishnu sont également ceux de Shiva.
La
fonction de René Guénon (comme son œuvre) s’inscrit à la source de ces deux
principes. Elle est ainsi essentiellement shivaïte au sens où l’aspect
vishnouïte s’y accomplit pleinement dans l’intégration shivaïte. La Réalisation
n’étant que la confirmation de cette identification dans le Principe suprême où
l’être est ainsi « transformé » pour être essentiellement
« conservé ».
A
la fin d’un Manvantara et donc à la
fin ultime du Kali-Yuga (phase
actuelle du cycle de la présente humanité), le milieu authentiquement
traditionnel doit tout à la fois accomplir l’épuisement des possibilités
traditionnelles liées à ce cycle et aider à la synthétisation du
« Germe » du cycle de la future humanité.
L’œuvre
de René Guénon (comme sa fonction)
répond pleinement à ce dessein. Elle n’est en rien
« intégriste » ou « progressiste », mais elle aide à
l’accomplissement et donc à l’épuisement des possibilités supérieurs de la
Tradition (dans ses différentes formes) sans oublier la plus haut d’entre
elles, c’est-à-dire la possibilité de la Délivrance qui restera une possibilité
(bien que vraiment exceptionnelle) « jusque » dans ce non-temps du basculement d’un cycle à
l’autre.
Ce
qui épuise les possibilités traditionnelles inférieures, c’est d’une part l’
« intégrisme » et d’autre part le « progressisme ».
L’intégrisme
se crispe sur la forme extérieure d’une tradition au lieu de chercher à en
conserver l’essentiel qui habitera le « Germe » du cycle futur ;
c’est un « conservatisme », un vishnouisme amoindri presque stérile.
Le
progressisme détruit la forme extérieure mais ne sait aller au-delà de cette
forme ; c’est un shivaïsme puéril qui détruit tout ce qu’il touche au lieu
de le « transformer », c’est-à-dire d’atteindre l’essentiel qui est
derrière la forme.
La
fonction de René Guénon (comme son œuvre) dans sa dimension shivaïte est de
révéler la Tradition primordiale, c’est-à-dire d’atteindre à la connaissance
des principes ; dans sa dimension vishnouïte, elle se concentre sur le
« Germe » plus que sur l’ « Arche » qui le contiendra. Le
shivaïsme essentiel est bien de se détacher de la forme pour se transformer et
réintégrer le Principe. Le vishnouïsme essentiel, en cette fin de cycle, est de
se préoccuper avant tout du « Germe » plutôt que des aspects
particuliers de l’ « Arche ». Révélatrice du Principe suprême,
l’œuvre de René Guénon est centrée essentiellement sur la Tradition primordiale
et sur « l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale »,
c’est-à-dire sur la tradition hindoue. C’est notamment pourquoi la fonction de
René Guénon s’accommode si bien d’une compréhension vishnouïte et shivaïte de
son œuvre.
Cette
œuvre est centrée substantiellement sur le « Germe ». On s’égare si
l’on voit cette œuvre dans la perspective d’un vishnouïsme substantiel qui se
polariserait alors sur les aspects formels de l’ « Arche » plutôt que
sur les aspects essentiels du « Germe ».
On
cherche ainsi à détourner cette œuvre en ignorant la Tradition primordiale
(négligence démontrée par le désintérêt quasi général pour la tradition
hindoue) pour se crisper sur des formes particulières liées au Kali-yuga tout en négligeant
l’universalité du « Germe » pour s’arrêter aux aspects particuliers
de l’ « Arche ».
Ainsi,
malgré les apparences d’un milieu qui se dit « guénonien », bien peu
semblent vouloir aider à l’accomplissement de cette fonction que René Guénon a
pourtant magnifié par son œuvre. Seule la Providence est toujours à l’écoute
mais le Destin se fait de plus en plus pesant.
La métaphysique occidentale
En
1925, le 17 décembre, René Guénon donna une conférence à la Sorbonne. Publié
dans les Etudes Traditionnelles en
1938, puis en tiré à part, en 1939, aux Editions Traditionnelles. Le texte de
cette conférence porte un titre paradoxal : la Métaphysique orientale. L’auteur s’en explique ainsi :
« J’ai pris comme sujet de cet exposé la
métaphysique orientale ; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la
métaphysique sans épithète, car, en vérité, la métaphysique pure étant par
essence en dehors et au delà de toutes les formes et de toutes les
contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont
seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités
d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes
qui peuvent être soit orientales, soit occidentales ; mais, sous leur
diversité, c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout
du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que
la vérité est une. S’il en est ainsi, pourquoi parler plus spécialement
de métaphysique orientale ? C’est que, dans les conditions intellectuelles
où se trouve actuellement le monde occidental, la métaphysique y est chose
oubliée, ignorée en général, perdue à peu près entièrement, tandis que en
Orient, elle est toujours l’objet d’une connaissance effective. Si l’on veut
savoir ce qu’est la métaphysique, c’est donc à l’Orient qu’il faut
s’adresser ; et, même si l’on veut retrouver quelque chose des anciennes
traditions métaphysiques qui ont pu exister en Occident, dans un Occident qui,
à bien des égards, était alors singulièrement plus proche de l’Orient qu’il ne
l’est aujourd’hui, c’est surtout à l’aide des doctrines orientales et par
comparaison avec celles-ci que l’on pourra y parvenir, parce que ces doctrines
sont les seules qui, dans ce domaine métaphysique, puissent encore être
étudiées directement (…) J’ai dit métaphysique orientale, et non uniquement
métaphysique hindoue, car les doctrines de cet ordre, avec tout ce qu’elles
impliquent, ne se rencontrent pas que dans l’Inde, contrairement à ce que
semblent croire certains, qui d’ailleurs ne se rendent guère compte de leur
véritable nature. Le cas de l’Inde n’est nullement exceptionnel sous ce
rapport ; il est exactement celui de toutes les civilisations qui
possèdent ce qu’on peut appeler une base traditionnelle. Ce qui est
exceptionnel et anormal, ce sont au contraire des civilisations dépourvues
d’une telle base ; et à vrai dire, nous n’en connaissons qu’une, la
civilisation occidentale moderne. Pour ne considérer que les principales
civilisations de l’Orient, l’équivalent de la métaphysique hindoue se trouve,
en Chine, dans le Taoïsme ; il se trouve aussi, d’un autre cote, dans
certaines écoles ésotériques de l’Islam (il doit être bien entendu, d’ailleurs,
que cet ésotérisme islamique n’a rien de commun avec la philosophie extérieure
des Arabes, d’inspiration grecque pour la plus grande partie). La seule
différence, c’est que, partout ailleurs que dans l’Inde, ces doctrines sont
réservées à une élite plus restreinte et plus fermée ; c’est ce qui eut
lieu aussi en Occident au moyen âge, pour un ésotérisme assez comparable à celui
de l’Islam à bien des égards, et aussi purement métaphysique que celui-ci, mais
dont les modernes, pour la plupart, ne soupçonnent même plus l’existence. Dans
l’Inde, on ne peut parler d’ésotérisme au sens propre de ce mot, parce qu’on
n’y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique; il ne peut
être question que d’un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira
plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon la mesure de ses
propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités
humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu’il leur
est impossible de franchir. » (pp. 5, 6 et 7)
Le
message ne pouvait être plus impérieux. L’occidental, qu’il soit catholique,
qu’il soit authentiquement initié, voit sa ligne de conduite toute
tracée : illuminer sa vie dans la splendeur de la Vérité métaphysique en
prenant appui sur les doctrines hindoues. René Guénon a été très clair, la
maîtrise doctrinale transforme l’être puisque « l’on est ce que l’on
connait ». Ainsi la métaphysique est « la Voie, la Vérité et la
Vie ».
On
a reproché à René Guénon de n’être qu’un théoricien, mais ne veut-on pas
comprendre que la métaphysique est opérative ? Eminemment opérative comme
la Connaissance même. C’est la Voie principe et synthèse de toutes les voies
traditionnelles ?
On
a reproché à René Guénon de ne pas avoir le sens de l’humain, on aimerait ainsi
le qualifier de « métaphysicien désincarné », mais employer une telle
expression c’est affirmer que l’on entend rien à la métaphysique ; c’est
croire que la Vérité est un mot, que le Verbe est un corps, que l’Infini est
vide. Cessera-t-on de tout réduire à l’incarnation ? Le corps est cloué
sur la croix, mais pas le Verbe.
L’Occident
rejette la métaphysique, comment s’étonner alors que la Vérité rejette
l’Occident ?
On
reste abasourdi devant le peu d’écho au message impérieux de René Guénon.
Faut-il penser qu’au sein de l’Eglise catholique bien peu soient en mesure de
comprendre que theologia sine metaphysica
nihil ? On saura gré à Frère Elie, Moine cistercien d’Occident,
Elie Lemoine, d’avoir proclamé cette vérité en en faisant le titre de son
ultime ouvrage ; ouvrage qui cite cette phrase remarquable de René
Guénon : « La métaphysique
affirme l’identité foncière du connaître et de l’être (…) et, comme cette
identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition
intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. » (Introduction générale à l’étude des
doctrines hindoues, deuxième partie, ch. X). Tout est dit.
On
appréciera la fidélité à l’œuvre de René Guénon en constatant que Frère Elie a
posé des jalons entre l’Eglise et le Védânta
dans son autre ouvrage signé « un Moine d’Occident » et intitulé Doctrine de la Non-Dualité et Christianisme.
On regrettera simplement que cet ouvrage soit plus d’ordre théologique que
métaphysique tout en comprenant qu’il ne pouvait en être autrement puisqu’il
est publié « avec la permission des supérieurs ». Reconnaissons donc
que cet auteur fut l’un des seuls à avoir affirmé implicitement que la
métaphysique occidentale ne pouvait être revivifiée sans l’appui indispensable
des doctrines hindoues.
Faut-il
penser qu’au sein des Obédiences bien peu soient capables de voir que la
« Compréhension », au sens étymologique, est opérative ?
La
Franc-maçonnerie ne s’éclaire vraiment que sous le feu de la Vérité
métaphysique, et ne peut se comprendre aujourd’hui qu’avec l’appui des
doctrines hindoues.
Le
métaphysicien n’aurait-il pas sa place en Loge ? On semble bien le penser.
Est-ce une disqualification que de se revendiquer comme tel ? Doit-on
considérer le métaphysicien comme un « bétaphysicien » borgne, bossu
et boiteux ?
On
ne s’explique pas de voir des « ésotéristes » rejeter la
métaphysique, cette quintessence qui devrait les vivifier. Il n’y aurait donc
pas de métaphysicien maçon ? Aucun du moins, à l’exception de René Guénon,
ne semble s’être exprimé en tant que tel. Doit-on y voir la cause de cette
agonie de la tradition occidentale ?
Infini
Du
latin infinitus, un dictionnaire
définit ce terme ainsi : « En quoi nous ne remarquerons ni ne
concevons aucune limite ». On constate tout de suite que cette formulation
ne peut convenir car elle introduit une dualité entre celui qui constate
l’absence de limite et ce qui est sans limite. Ce spectateur de l’Infini s’en
trouve ainsi exclu. Et l’Infini du même coup n’est plus infini puisqu’il est
limité par l’absence même du spectateur. Tout n’est pas en lui. Le spectateur
n’est pas infini. Son spectacle n’est pas infini puisqu’il ne peut s’y
contempler. Peut-on penser que l’union de ce spectateur et de son spectacle
pourrait restituer l’Infini ? Il ne faut pas y compter car l’union de deux
éléments finis ne peut être infinie. Nous voici donc au cœur du PARADOXE de
l’INFINI.
Cette
constatation a des conséquences incalculables, car rien ne peut être absolument
dissocié de l’Infini. Et la juste compréhension des aspects du Tout doit
toujours se faire dans cette perspective.
L’infini
métaphysique tel qu’il vient d’être suggéré ici ne doit pas être confondu avec
l’indéfini. En effet, dans le langage courant on peut être tenté de qualifier
d’infinie une condition de l’existence corporelle. On pensera alors fautivement
que le temps ou l’espace est infini, que la suite des nombres l’est aussi, etc.
Or il n’en est rien car alors l’infinitude du temps exclurait l’infinitude de
l’espace. Il suffit de bien comprendre que ces conditions ne sont
qu’indéfinies. Une limite peut toujours leur être assignée.
Mais
revenons au PARADOXE de l’INFINI. Quelque soit l’aspect du Tout (la
détermination que l’on envisage alors) celui-ci ne doit jamais être conçu comme
absolu. Ainsi la distinction du principe de la manifestation et de la
manifestation elle-même ne peut être absolue, même si la manifestation est
rigoureusement nulle vis-à-vis de son principe.
Dès
que l’on envisage une détermination quelconque, un aspect inévitablement
relatif du Tout, il convient de ne pas perdre de vue pour autant tout ce qui
n’est pas envisagé par cet aspect sous peine de n’avoir qu’un conception
toujours imparfaite de la Réalité (au sens où le Réel est ce qui se Réalise).
Le
PARADOXE de l’INFINI doit ainsi être toujours en conscience. L’Infini ne peut
ni être assimilé à l’un de ses aspects ni être constitué de l’assemblage de
ceux-ci. Cette simple remarque a des conséquences indéfinies si ce n’est
infinies !
Réalisation
Ce
terme dérive du latin realis, réel,
et se définit dans le langage courant comme « action de rendre réel ou
effectif »
Si
l’on veut concevoir la Réalisation métaphysique, on ne peut la considérer comme
une action mais comme une « reconnaissance ».
La
réalisation est une délivrance au sens où l’être comprend qu’il n’a jamais
cessé d’être libre.
Si
l’on cherche à savoir ce qui différencie l’être réalisé de celui qui ne l’est
pas effectivement, on doit, en vérité, convenir que si cette différence existe,
elle n’a pour toute réalité que l’étendue d’une illusion. Si l’on peut parler
de degrés vers la Réalisation, c’est que l’on envisage une disparition
progressive de cette différenciation illusoire. Progression qui reste toujours
relative vis-à-vis de l’instantanéité inconditionnelle de la Réalisation. En
effet si la Réalisation est, en application du principe de Continuité absolue,
la Réalité permanente de l’être, sa Réalisation effective est vécue comme une
discontinuité immédiate ou plus précisément comme une discontinuité de la
discontinuité illusoire, c’est-à-dire comme une reconnaissance effective de la
Continuité. (Voir notre ouvrage sur la métaphysique
de la communication).
Ecoutons
la réponse de Râmana Maharshi à cette question : « Quelle est la
chose unique qui, une fois connue, résout tous les doutes ? »
Et
voici la réponse : « Sachez qui doute. Si vous le connaissez, il ne
s’élèvera plus de doutes. Alors « celui qui doute » est transcendé.
Lorsque « celui qui doute » cessera d’exister, il ne s’élèvera plus
de doutes. Car d’où s’élèveraient-ils ? Chacun est en réalité un jnânî, un jivan-mukta, mais il ne la sait pas. Les doutes doivent être
extirpés. » (Talks with Sri Ramana
Maharshi, Sri Ramanasraman, Tiruvannamalai, 1984, p. 47.)
Influence spirituelle
Qui
s’interroge sur la possibilité d’une réalisation spirituelle doit,
paradoxalement, reconnaître que ce qui « est réel » ne saurait être
l’effet d’un quelconque devenir. Totalement inconditionnée, la réalisation
spirituelle ne peut être la conséquence de quoi que ce soit.
Mais
si l’on veut envisager malgré tout un certain devenir, d’ailleurs suggéré dans
cette interrogation par l’idée de possibilité (1), c’est dans la disparition
progressive de ces illusoires limitations qui sont comme autant de voiles entre
l’être et le Principe (2) ou, pour s’exprimer autrement, entre l’individualité
et l’ « Homme universel ».
On
peut voir dans cette dernière phrase comme une sollicitation implicite à
l’énoncé des caractères fondamentaux de l’influence spirituelle qui est à la
fois témoignage du lien permanent
unissant l’Homme au Principe (3) et
puissance qui en opère la reconnaissance.
Il
convient de noter aussitôt que l’influence ne saurait à proprement parler se
substituer à l’être (4). Bien qu’elle puisse être une source d’éveil, il ne
suffit pas de recevoir une influence spirituelle pour être immédiatement
délivré. Car témoin du lien dans le Principe, l’influence spirituelle trace une
voie. Et c’est en cela que s’exprime sa puissance opérative (5).
De
même que l’on peut dire qu’à chaque être correspond un voie propre, on peut
envisager une égale diversité d’influences spirituelles non quant à leur principe
mais quant à leur caractère opératif.
Transmise
par un rite, l’influence spirituelle est, comme ce dernier, initiée (6) par une
révélation.
Elle
a ainsi sa source dans le Principe et, comme la révélation, elle vient toucher
l’être manifesté jusqu’aux limites de son individualité (7).
Transcendante,
elle est ainsi le témoin signifiant à l’homme qu’il est aussi porteur de cette
même transcendance.
Recevoir
une influence spirituelle, c’est être investi de la puissance du Tout qui est
le signe même de cette nature transcendante.
L’Esprit
ne saurait être limité : touché par son souffle, c’est toute la puissance
d’identification qui est ainsi sollicitée donnant à l’être l’intégralité d’une
présence qui peut être le ferment de sa réalisation spirituelle (8).
Toute
influence spirituelle quelque soit sa spécificité porte la marque de sa Source,
qui n’est autre que celle de l’Infini. Transcendante, elle est réalisatrice de
son infinitude.
Une
influence spirituelle détermine une voie qui n’est autre que celle qu’elle a
elle-même suivie par sa révélation. L’influence comme la révélation est une présentation de la Réalité. L’Homme est
mis en présence du Principe et donc mis en demeure de se
« reconnaître » (9).
Parcourant
la voie dans sa phase descendante, celle parcourue par la révélation,
l’influence se détermine. Cette détermination définit notamment le mode
opératif qu’il conviendra de suivre pour parcourir la voie dans sa phase
ascendante (10).
Comme
la révélation, l’influence spirituelle parcourt toue l’étendu des plans
spirituel, subtil et corporel. Son caractère opératif lui donne donc cette
possibilité de produire des effets sur tous les plans soumis au devenir où
cette notion même d’effet est concevable.
Dans
sa spécificité, elle opère plus particulièrement dans le plan où elle a sa
nécessité et qui constitue à proprement parler son plan de réflexion. On ne
peut malgré tout lui contester son universalité (11), même si elle est
spécifiquement opérative sur un plan donné. Cette universalité lui permet ainsi
d’être opérative sur tous les autres plans pourvu que ce déplacement
d’influence se fasse selon l’axe même qui l’a vu naître (12).
Cette
valeur Une et totalisante fait qu’une influence spirituelle pourra toujours
porter effet dans l’intégralité des domaines ésotérique et exotérique, même si
le rite qui la transmet ne s’attache en définitive qu’à l’un de ces domaines.
Il
n’y a pas d’impossibilité de principe à voir une influence spirituelle reçue
dans un rite exotérique porter des fruits sur le plan initiatique. La
réciproque étant encore plus évidente car une influence spirituelle reçue dans
un rite initiatique présuppose, pour porter des effets, une harmonisation des
plans qui résultent du domaine exotérique.
Mais
s’il n’y a pas d’impossibilité de principe, il y a bien une quasi impossibilité
de fait correspondant à cet effet d’adéquation qui concentre l’influence au
domaine qui l’a nécessitée. Cette nécessaire adéquation permet de rendre compte
de l’existence propre des rites exotériques et initiatiques et d’une égale
distinction entre les influences véhiculées dans chacun des deux domaines.
Cette
existence propre n’est pas fortuite, pas plus que la multiplicité des
influences qui en résultent, car l’une et l’autre ne font que rendre compte de
la diversité des voies et donc des qualifications requises qui les
caractérisent.
Une
influence spirituelle spécifique, lorsqu’elle se détermine, trace une voie
particulière que ne pourront suivre que ceux qui répondent à cette même
détermination qualifiante.
S’il
n’y a pas équivalence entre la qualification requise pour rendre l’influence
reçue effective et la qualification propre à l’être qui en devient porteur,
l’influence limitera ses effets aux limites de qualification de cet être.
Ainsi, s’il n’y a pas d’impossibilité, il n’y a donc pas grand avantage à se
voir porteur d’une influence dont on ne saura canaliser les effets pour en
obtenir une réalisation (13).
Une
influence pour être opérative doit rencontrer un champ de qualification
correspondante. Mais toute influence quelque soit sa spécificité (14) portera
toujours et par surcroit en elle le germe d’une réalisation effective pour un
être pleinement qualifié.
Toute
influence peut être ainsi toujours l’objet d’une adaptation d’un domaine à un
autre ou d’un plan à un autre. La seule condition de validité pour cette
adaptation est de suivre l’axe de la révélation. Tout égarement de cette voie
rendra l’adaptation du rite totalement inopérante. On voit ainsi qu’il est plus
immédiat d’adapter une influence d’ordre initiatique au domaine exotérique
puisqu’il « suffit » d’en parcourir la voie descendante et donc de l’
« ouvrir », d’en limiter les exigences qualifiantes. Le processus
inverse ne peut être que tout à fait exceptionnel puisqu’il est extrêmement
sélectif ; il ne peut concerner que quelques « personnalités »
exceptionnels.
Le
cheminement spirituel d’un être fait qu’il devient le plus souvent porteur de
plusieurs influences spirituelles. Cette multiplicité se justifiant d’autant
plus que cet être est qualifié à parcourir tous les plans (15) qui totalisent
les deux domaines respectivement exotérique et ésotérique (16).
Cette
multiplicité n’est jamais un facteur de confusion (17), car l’Esprit procède
par une intégration synthétique (18) où tous les effets trouvent leur harmonisation
réalisatrice (19).
Eveillant
notre volonté (20) à suivre cette voie qui doit nous mener effectivement en
Dieu, l’influence est une potentialité dans l’accomplissement du destin
qualifié d’un être, une puissance providentielle qui peut faire de cet éveil
virtuel une réalisation effective où l’être transformé se reconnaît tel qu’il
n’avait jamais cessé d’être.
- Cette corrélation entre le possible et le devenir doit être plus particulièrement entendue dans ce cas précis comme répondant à cette étendu illusoire qui sépare le virtuel de ce qui doit être conçu comme effectif.
- Limitations qui correspondent aux degrés d’ignorance de l’être non effectivement réalisé.
- Ce lien qui pleinement transcendé accomplit l’identification totalisante dans le Principe.
- Car si l’Esprit est de toute éternité, encore faut-il pouvoir le « reconnaître ». Telle est la raison d’être du travail intérieur.
- Précision importante : si l’influence en tant que support du cheminement spirituel mène à l’Esprit, l’Esprit, totalement inconditionné en soi, ne saurait s’y réduire.
- Au sens étymologique où initiare signifie « commencer ».
- Spécifions que puisque toute révélation (comme tout rite) a sa source médiatrice dans la Tradition primordiale, l’influence spirituelle peut être transmise dans le « Silence », principe de toute révélation, c’est-à-dire si l’on peut s’exprimer ainsi par le « rite primordial informel », principe de tout rite. Et précisons aussi que le terme de révélation s’étend ici à toute l’étendu hiérarchiques de degrés qu’il est susceptible de représenter.
- Qui deviendra effective si celui qui le reçoit en porte la qualification. Ce souffle l’accompagnera tout au long de son cheminement spirituel.
- Cette reconnaissance effective n’étant que cette ultime intuition du Réel où s’identifient le Connaissant et le Connu dans la Connaissance.
- Cette détermination porte sur tous les plans qui sont ainsi parcourus. Elle définit ainsi des conditions spécifiques pour tous les états qu’elle influence et notamment en ce qui concerne les états posthumes.
- Directement lié à son caractère transcendant, l’Esprit ne saurait être limité.
- L’adéquat déplacement d’influence correspond à une adaptation « verticale » qui peut être notamment nécessitée par cette « chute » qui accompagne le déroulement cyclique.
- Sans qualification spécifique, l’être reste dans le plan de la virtualité. Il n’est bien souvent qu’un simple intermédiaire passif qui ne fait qu’aider l’influence à maintenir sa présence au fil des générations.
- Répétons-le, même si sa détermination est du domaine simplement exotérique.
- Ce terme doit être entendu ici comme en étroite correspondance avec la nature spécifique de l’influence qui y trouve son champ d’action. Il peut correspondre ainsi aux différents degrés ou aux grandes stations qui jalonnent le cheminement spirituel.
- Cette notion de qualification s’entend toujours par rapport à l’état humain. Car il convient de ne pas perdre de vue que tout homme, fait à l’image de Dieu, est en Réalité « Homme universel ». La qualification répond à cette particularité de la voie propre qui rend la réalisation effective dans un état donné (tel l’état humain) plutôt que dans un autre.
- Dans l’hypothèse où plusieurs influences concerneraient le même degré ou le même état d’être.
- Et non syncrétique.
- Ceci ne doit pas être compris comme un encouragement à multiplier les réceptions d’influences même si l’Esprit veille et reste Un, malgré les faiblesses et l’ignorance des êtres.
- Cette volonté qui permet à l’être d’opérer ce travail intérieur qui prépare sa libération.
Grammaire de Pânini
On
peut lire ce passage de L’homme et son
devenir selon le Vêdânta au chapitre intitulé L’état de sommeil profond ou la condition de prâjna: « Le terme Chit doit être entendu, non pas, comme l’était précédemment son
dérivé chitta, au sens restreint de
la pensée individuelle et formelle (cette détermination restrictive, qui
implique une modification par réflexion, étant marquée dans le dérivé par le
suffixe kta, qui est la terminaison
du participe passif), mais bien au sens universel, comme la Conscience totale
du "Soi" envisagée dans son rapport avec son unique objet, lequel est
Ânanda ou la Béatitude. »
Une
lecture des nombreuses grammaires occidentalisées du sanscrit nous invite à
considérer la dérivation en ta comme
la forme d’un adjectif verbal. On ne nous parle jamais du suffixe en kta.
Il faut parcourir une grammaire traditionnelle hindoue, dite grammaire
de Pânini, pour être confronté à cette forme en kta. On découvre alors que la lettre k est le symbole de la racine que l’on souhaite dériver. Ainsi dans
le cas présent k représentera la racine CHIT,
et la dérivation sera ainsi de la forme chit
+ ta, soit chitta.
Faut-il
s’étonner de voir René Guénon s’appuyer sur la grammaire de Pânini pour
nous expliquer le sens de cette dérivation?
On
lira avec intérêt cet extrait de l’article compte rendu intitulé Le Siphra
di-Tzeniutha (repris dans l’ouvrage posthume Formes traditionnelles et cycles cosmiques):
« Quoi qu’il en soit, il est bien certain que
les Kabbalistes peuvent, le plus souvent, parler en réalité de tout autre chose
que de ce dont ils semblent parler ; et ces procédés ne leur sont pas
particuliers, loin de là, car on les trouve aussi au moyen âge occidental ;
nous avons eu l’occasion de le voir au sujet de Dante et des « Fidèles
d’Amour », et nous en avons indiqué alors les principales raisons, qui ne
sont pas toutes de simple prudence comme les « profanes » peuvent
être tentés de le supposer. La même chose existe aussi dans l’ésotérisme
islamique, et développée à un point que personne, croyons-nous, ne peut
soupçonner dans le monde occidental ; la langue arabe, aussi bien que la
langue hébraïque, s’y prête d’ailleurs admirablement. Ici, on ne trouve pas
seulement ce symbolisme, le plus habituel, que M. Luigi Valli, dans l’ouvrage
dont nous avons parlé, a montré être commun aux Soufis et aux « Fidèles
d’Amour » ; il y a beaucoup mieux encore : est-il concevable,
pour des esprits occidentaux, qu’un simple traité de grammaire, ou de
géographie, voire même de commerce, possède en même temps un autre sens qui en
fait un ouvrage initiatique de haute portée ? Cela est pourtant, et ce ne
sont pas là des exemples donnés au hasard ; ces trois cas sont ceux de livres
qui existent très réellement et que nous avons actuellement entre les mains. »
Psychologie
En
2001, les Editions Archè on fait paraître un ouvrage sous le nom de René
Guénon : « René Guénon (attribution)
Psychologie. Introduction, notes et
choix d’illustrations par Alessandro Grossato. Archè, Milan, 2001 ».
L’ouvrage
s’ouvre sur une Note de l’Éditeur dont voici un extrait:
« Faire
paraître un inédit attribué à René Guénon, en cette année 2001, cinquantenaire
de la mort du métaphysicien de Blois, constitue sans doute un événement dans le
domaine des études traditionnelles. Alessandro Grossato, professeur aux
universités de Trieste et de Gorizia, et grand connaisseur de l’œuvre de
Guénon, qui a procuré et édité ce traité, est persuadé de son authenticité. Et
en vérité, les arguments qu’il invoque à l’appui de cette thèse, dans son
introduction, semblent bien fondés. L’Éditeur cependant, à qui incombe une
responsabilité, se doit d’être prudent, et ne peut honnêtement partager sans
réserve cette conviction. »
A
la lecture de cette note, on comprend que seul M. Grossato est réellement
convaincu que le texte qu’il donne à publier doit être rattaché à l’œuvre de
René Guénon.
Même
un lecteur peu averti ne peut manquer d’être troublé par la formule qui
apparaît dès la première phrase du premier chapitre de cet ouvrage (p. 45,
souligné par nous):
« Quand
on parle de psychologie il peut s’agir de deux choses très différentes qu’il
est indispensable de bien distinguer tout d’abord: d’une part, la psychologie
métaphysique, c’est-à-dire la connaissance de l’âme envisagée en elle-même
dans sa véritable nature, et d’autre part, la psychologie proprement dite,
positive ou expérimentale, qui est seulement l’étude des phénomènes mentaux et qui
par suite doit être regardée comme une science de faits au même titre que les
sciences physiques et physiologiques. Nous n’avons à nous occuper que de cette
dernière. »
« Grand
connaisseur », M. Grossato ne voit rien d’impossible à l’emploi par René
Guénon de cette formule. Il cite d’ailleurs ce passage dans son introduction
(p. 30). Pourtant le lecteur sait à cet instant que cet ouvrage ne peut être
rattaché à l’œuvre de René Guénon. On ne peut imaginer qu’une expression aussi
absurde que celle d’une « psychologie métaphysique » puisse figurer
dans cette œuvre. C’est injurier René Guénon que de laisser croire qu’il ait pu
vouloir subordonner la métaphysique à la psychologie, le domaine de la
psychologie étant rigoureusement nul devant celui de la métaphysique.
Sera-t-on
étonné maintenant si l’on apprend que cet ouvrage ne reproduit pas un manuscrit
mais un simple document dactylographié ? Voici ce qu’écrit M. Grossato dans son
introduction (pp. 12 et 13):
« Que
l’ouvrage en question soit vraiment de René Guénon, le prouve non seulement la
chaîne fidèle de la transmission du texte dactylographié, scrupuleusement
vérifié par nous d’après deux sources différentes (chaîne qui, probablement, a
concerné aussi le manuscrit original qui devait être en possession de Roger
Maridort), mais surtout son contenu, et jusqu’à certaines expressions
récurrentes chez cet auteur, par exemple l’expression ‘une impossibilité
métaphysique’ au chapitre XXIX, consacré à La
liberté. Le texte dactylographié de 127 feuilles, somme toute, suffisamment
correct et propre, justement en raison de la présence de quelques banales
fautes d’orthographe et de quelques évidentes incertitudes de transcription -
allant assez souvent jusqu’à interrompre le texte par des points de suspension
- apparemment dues à l’incompréhension par le copiste de certaines phrases ou
mots, donne l’impression d’être le résultat d’un travail soigné, accompli nous
ne savons par qui, en copiant d’un manuscrit qui, très vraisemblablement, était
l’original écrit par Guénon (...) Que le contexte originaire était en tout cas
scolaire, un léger excès de répétitions le révèle, qui reflète
symptomatiquement une certaine forme discursive du texte. Cependant la
structure de l’ouvrage est de toute évidence celle d’un livre proprement dit,
organisé avec cohérence et presque achevé, avec une épigraphe, et une table des
matières développée et parfaitement organisée (...) »
Là
encore, même un lecteur peu avisé ne peut ignorer que l’écriture de René Guénon
est très lisible surtout si l’on considère que cet original aurait été prévu
pour une publication et donc pour être facilement lu par un imprimeur, il
paraît alors plus que suspect de voir que le « copiste » n’ait pu
lire des phrases entières !
De
même il est ahurissant que M. Grossato, « grand connaisseur », ne
doute pas que René Guénon ait pu vouloir publier un ouvrage ayant un caractère
scolaire.
Avant
de nous pencher sur ce chapitre consacré à La
liberté, citons encore ce passage de l’introduction (p. 22):
« À
noter que quelques années plus tard (1921) (1), avec la parution de l’Introduction générale à l’étude des
doctrines hindoues, il devait se produire un tournant décisif à beaucoup
d’égards, dans la vie et l’œuvre de Guénon. Le langage de René Guénon changera
en effet définitivement dans un sens purement traditionnel, tant dans ses
livres que dans ses articles, en devenant absolument explicite dans la forme
aussi bien que dans le contenu, sans plus rien concéder à qui que ce soit. Et
c’est, certainement encore une raison décisive de la publication manquée de la Psychologie. Il aurait été en effet
nécessaire de la réécrire de fonds en comble, en assumant un point de vue
purement métaphysique, et en y insérant donc des éléments plus authentiques,
puisés surtout aux doctrines orientales. »
Sachant
que René Guénon n’a jamais écrit la moindre ligne « sans assumer un point
de vue purement métaphysique », M. Grossato démontre ici que René Guénon
ne peut être l’auteur de ce livre. Ce n’est pas une ŒUVRE de René Guénon même
si ce texte peut être le résultat des notes préparées par René Guénon pour
assurer un cours obligatoire d’enseignement de la psychologie lorsque les
circonstances de la vie l’ont amené à faire office d’enseignant.
D’autre
part, le langage de René Guénon a toujours suivi « un sens purement
traditionnel ». Il n’a pas « changé ». On retrouve presque
intégralement et littéralement le texte des articles parus dans La Gnose (1909-1912) dans ses ouvrages
futurs notamment pour L’homme et son
devenir selon le Vêdânta (1925) ou pour Le
symbolisme de croix (1931).
M.
Grossato ne paraît pourtant pas ignorer cette revue puisqu’il fait, dans une
note, référence aux articles de La Gnose
consacrés à L’Archéomètre. Il est
vrai qu’il donne une référence exacte, mais cite le texte de façon erronée et
attribue à René Guénon tout à la fois ce qui revient au collectif sous la
signature T. ou ce qui revient en propre à Saint-Yves d’Alveydre (p. 150).
Cette note rédigée par M. Grossato apparaît dans le texte avec une illustration
sans aucun rapport avec le texte proprement dit. D’une façon générale les
illustrations ajoutées par M. Grossato ont un caractère totalement gratuit dans
un texte purement scolaire.
Mais
venons-en au chapitre intitulé La liberté
où M. Grossato précise en note (p. 246):
« Ce
chapitre, certainement l’un des plus intéressants et accomplis de la Psychologie, a significativement son
exact correspondant dans le chapitre XVIII des États multiples de l’Être, conclusif, intitulé ‘Notion métaphysique
de la liberté’. Bien plus, il en constitue, très probablement, une toute
première rédaction, reprise ensuite, quoique dans un contexte très différent.
Et ceci est sans aucun doute l’une des meilleures preuves de l’authenticité de
la Psychologie, et de son attribution
sûre à René Guénon. »
Rien
dans ces deux chapitres ne correspond. Même la coïncidence d’une citation d’une
formule scolastique vient contredire M. Grossato. Ainsi peut-on lire dans Psychologie (p. 245):
« Métaphysiquement,
la question est des plus simples. Il faut partir de l’idée de l’Être, auquel
appartiennent les attributs d’unité et de simplicité; comme disaient les
scolastiques: ‘Esse et unum convertuntur’,
là où il y a unité et simplicité, il y a nécessairement absence de toute
contrainte, car une contrainte ne peut provenir que de la présence d’une
multiplicité dont les éléments agissent les uns sur les autres. Or, l’absence
de contrainte est précisément ce par quoi se définit la liberté. »
Citons
maintenant une note des États multiples
de l’être (édition 1932, ch. XXVIII, p. 135, note 2):
« Tout
être, pour être véritablement tel, doit avoir une certaine unité dont il porte
le principe en lui-même; en ce sens, Leibnitz a eu raison de dire: ‘Ce qui
n’est vraiment un être n’est pas non
plus vraiment un être’; mais cette
adaptation de la formule scolastique ‘ens
et unum convertuntur’ perd chez lui sa portée métaphysique par
l’attribution de l’unité absolue et complète aux ‘substances
individuelles’. »
Si
l’on devait poursuivre dans cette voie et chercher à publier les notes des
cours professés par René Guénon durant les années 1917-1919 qu’elle pourrait en
être le contenu ?
On
aurait manifestement affaire à un texte scolaire particulièrement primaire, ne
prenant partie qu’avec une extrême prudence. René Guénon devait y concilier les
normes absurdes de l’« enseignement obligatoire » avec un nécessaire
souci de vérité. La seule façon pour lui de ne pas trahir la vérité tout en
étant légitimement payé pour ses cours devait consister à distiller un
enseignement des plus insipide, parlant de tout et de rien, qui ne serait ainsi
préjudiciable à aucun de ses élèves.
Ces
cours devraient vraisemblablement se présenter comme un recueil de faits et
d’opinions contradictoires. Ainsi si certains élèves faisaient preuve de
discernement ils pouvaient en recueillir les aspects véridiques et pour les
autres il ne devait en résulter aucun préjudice puisque cela devait les laisser
dans une égale ignorance caractéristique de cet « enseignement obligatoire ».
Si
l’on devait mettre à jour les manuscrits des cours de René Guénon, outre
l’aspect purement anecdotique, leurs publications ne présenteraient ainsi aucun
intérêt sur le plan doctrinal.
-
(1).
M. Grossato voudrait que René Guénon ait composé cet ouvrage sur la psychologie
durant l’année 1917 ou 1918
« An-Archie »
Le
terme Anarchie dérive du grec An-Arkia.
La particule An (ou plus généralement
la voyelle « a ») est privative. Ce terme chercherait d’une
certaine façon à nier le contenu même de la racine grecque ARK, laquelle se retrouve dans le mot An-Arkos qui désigne la négation du principe ou des principes. De
ce point de vue, la notion d’Anarchie serait rigoureusement négative,
affirmation que beaucoup pourrait, à juste titre, contesté.
Mais
alors pourquoi ce terme et surtout
pourquoi cette négation ? Nous verrons combien cette façon de s’exprimer
est loin d’être exclusive et combien en revanche elle est un mode du langage
particulièrement efficace, particulièrement signifiant.
Portons
notre attention sur la tradition hindoue. On y notera l’existence de deux
termes : sa-guna et nir-guna. Pour ceux qui l’ignoreraient,
la notion de guna est purement
qualitative ; on en distingue trois : sattva, rajas et tamas qui permettent de rendre compte de
l’aspect qualitatif de tout ce qui « est ». Nous ne nous étendrons
pas sur cette triplicité sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, mais sur la
dualité citée précédemment. Ainsi sa-guna
désigne tout ce qui est qualifié, tout ce qui est régi par les guna. Nir-guna (la particule nir
est privative) ne désigne pas ce qui serait sans qualification (parce que tout
ce qui se manifeste est d’une façon ou
d’une autre toujours qualifié), mais désigne tout ce qui transcende cette
notion même, tout ce qui est effectivement
au-delà de toute qualification.
Et
ici nous touchons à quelque chose qui est tout sauf négatif. Même s’il n’en a
pas la forme ce terme permet de rendre compte d’un aspect de pure positivité
au-delà même de cette dualité : positif/négatif. Précisons enfin que ces
deux termes sa-guna et nir-guna servent justement à désigner le
principe (on parle alors du sa-guna-Brahma
et du nir-guna-Brahma). On peut ainsi établir une correspondance
entre la notion d’An-Arkia et celle
de nir-guna-Brahma.
Intéressons-nous
maintenant au monde des idéogrammes. On y rencontre un terme chinois très
significatif : wu-wei qui
désigne le « non-agir » et qui symbolise également le principe.
Rappelons-nous
la notion aristotélicienne du « Moteur immobile » qui se réfère à
cette même terminologie négative pour désigner le principe. Avec Aristote nous
retournons aux sources de la culture occidentale où cette utilisation de la
« voie négative » a connu de multiples développements. Un Denys
l’Aréopagite ou, plus prés de nous, un Maître Eckhart élaborent ainsi ce que
l’on désignera comme la théologie négative, s’approchant alors de la notion du
« Non-Être ».
Cette
utilisation de la terminologie négative est universelle. Toutes les cultures y
ont eu recours. Celle-ci permet de faire pressentir l’inexprimable. Mais ici,
nous voyons poindre cette question : quel rapport avec l’Anarchie ?
On aura pu comprendre comment le recours à une expression négative peut donner à l’expression un contenu sans
égal. L’Anarchie peut alors se comprendre non comme une absence, une absence de
principe, mais plutôt comme une revendication de la liberté totale au-delà de
toute limite, au-delà de tout ce qui d’une façon ou d’une autre conserve
quelque chose de relatif. S’il n’y a pas identité, il y a correspondance entre
ces différents termes : nir-guna-Brahma,
wu-wei, « «Non-Être » et An-Arkia. Nous n’ignorons pas le
caractère plutôt surprenant d’un tel rapprochement, d’une telle correspondance.
TROISIEME
PARTIE
Les
« guénoniens » contre René Guénon
Nous
avons précédemment parlé des incohérences des « guénoniens ». Nous
allons dans cette troisième partie en donner une illustration particulièrement
édifiante en nous référant à un ouvrage publié par M. Gilis intitulé René Guénon, 1907 – 1961 paru aux éditions Le Turban Noir.
L’ouvrage
de M. Gilis est un parfait exemple de cette dérive qui consiste à détourner
l’œuvre de René Guénon pour imposer ses propres thèses en réalité contraires à
l’esprit même de cette œuvre. On donne ainsi habilement l’illusion au lecteur
que ses propres thèses ne contredisent pas l’autorité doctrinale de René Guénon
alors que l’on ne fait que de la trahir. Dès son préambule, l’auteur nous
stupéfie :
Si l’on considère sa raison d’être et
son intention profonde, que reste-t-il de l’œuvre de René Guénon un siècle
après la parution de ses premiers écrits ? Rien, si ce n’est la lumière
universelle de l’islâm et quelques amateurs d’ésotérisme. (p. 9)
Considérons
cette déclaration de plus près. La formulation est loin d’être claire. « Que
reste-t-il de l’œuvre ? » A priori tout, puisque cette œuvre est une
œuvre écrite et accessible pratiquement intégralement. L’œuvre est toujours
publiée sans restriction. Donc la réponse à cette question est bien :
« TOUT ». Son œuvre garde et gardera toute sa puissance jusqu’à la
fin du cycle de la présente humanité. Pour M. Gilis la réponse à cette question
est donc : « RIEN, si ce n’est… » L’auteur nous indique alors
qu’il ne reste de cette œuvre que deux « choses ». D’une part
visiblement quelque chose de plutôt négatif : « quelques amateurs
d’ésotérisme » et de l’autre quelque chose qui n’a de toute évidence
aucune commune mesure avec ces quelques amateurs : « la lumière
universelle de l’islâm ». René Guénon n’aurait donc produit qu’un petit
groupe d’individus incompétents, des « amateurs ». Tous les lecteurs
de cette œuvre ne peuvent donc prétendre à rien d’autre qu’à de l’amateurisme
dans le domaine de l’ésotérisme. Ainsi M. Gilis comme tous les autres lecteurs
de René Guénon ne peut être qu’un « amateur d’ésotérisme ». Mais
qu’en est-il de la « lumière universelle de l’islâm » ? René
Guénon aurait donc produit cette lumière. Une « lumière
universelle », à notre connaissance cette expression n’apparaît pas
directement dans l’œuvre de René Guénon.
Nous
pouvons citer ce passage des Aperçus sur
l’initiation (ch. XLVII):
Selon la tradition islamique également,
la première création est celle de la Lumière (En-Nûr), qui est dite min
amri’Llah, c’est-à-dire procédant immédiatement de l’ordre ou du commandement
divin ; et cette création se situe, si l’on peut dire, dans le
« monde », c’est-à-dire l’état ou le degré d’existence, qui, pour
cette raison, est désigné comme âlamul-amr, et qui constitue à
proprement parler le monde spirituel pur. En effet, la Lumière intelligible est
l’essence (dhât) de l’« Esprit » (Er-Rûh), et celui-ci, lorsqu’il est envisagé au sens universel,
s’identifie à la Lumière elle-même ; c’est pourquoi les expressions En-Nûr
el-muhammadî et Er-Rûh el-muhammadiyah sont équivalentes, l’une et
l’autre désignant la forme principielle et totale de l’« Homme
Universel », qui est awwalu khalqi’Llah, « le premier de la
création divine ».
Faut-il
comprendre que M. Gilis fait allusion à cette Lumière intelligible ? Ce
qu’il reste de l’œuvre de René Guénon serait donc cette « Lumière ».
Nous devons reconnaître que nous avons éprouvé un très grand malaise à la
lecture de ce préambule. A vouloir chercher des formules chocs, l’auteur ne se
rend même pas compte de ce qu’il écrit. L’œuvre de René Guénon n’est pas une
« Révélation », ce n’est pas le Coran. René Guénon n’est pas un
prophète, ni le Prophète, il n’est pas non plus « la lumière universelle
de l’islâm ». Comment un musulman peut-il écrire une chose aussi
choquante ? Cette formulation n’est respectueuse ni pour l’Islam ni pour
René Guénon. Elle est outrée et fausse. D’ailleurs l’Islam n’occupe
pratiquement aucune place dans l’œuvre de René Guénon. Comment peut-on se
fourvoyer à ce point ?
M.
Gilis se prend très au sérieux. Il ne doute pas un seul instant de son
« autorité » et n’hésite pas à écrire ce qui suit :
Des lecteurs bienveillants nous font
savoir qu’ils associent notre nom à celui de nos deux maîtres [Guénon et
Vâlsan] et que cette triade d’un nouveau
genre fait pour eux autorité. (p. 203)
Lui
seul est un véritable intellectuel qui comprend tout. Il n’est pas « assez
bien placé pour savoir », non il ne doute pas un instant, il est
« mieux placé que personne pour savoir» :
Nous sommes sans doute mieux placé que
quiconque pour savoir à quelles rancœurs peut conduire l’incompréhension
« des pseudo-intellectuels ». (p. 81)
M.
Gilis nous rappelle que René Guénon n’a
pas eu de disciples, et s’est toujours refusé à en avoir (p. 15 et p.
137 !!). Puis il ajoute de façon visiblement contradictoire :
Cela ne signifie nullement qu’il n’y a pas de
« disciples orthodoxes » de son enseignement, même si leur qualité
est inversement proportionnelle à leur nombre. (p. 137).
M.
Gilis explique que ce livre est l’achèvement de son œuvre. Il précise : Nous n’avons jamais demandé à écrire ;
nous y avons été contraint. (p. 183) Cette fonction est donc pour lui comme
une épreuve et il faut reconnaître que de le lire en est également une. En
parlant de ses improbables « disciples orthodoxes » et de leur
nombre, il voudrait nous faire comprendre que ceux qui sont qualifiés sont très
peu nombreux et que ceux qui sont très qualifiés sont encore moins nombreux.
Mais bien évidemment il est impossible de définir une règle qui permettrait
pour un niveau de qualification donné de trouver le nombre de ceux qui ont
précisément cette qualification. Et pourtant M. Gilis nous en donne la formule
avec une naïveté confondante : « inversement proportionnelle ».
Formons l’hypothèse qu’à une certaine période le groupe de ses fameux
« disciples orthodoxes » soit constitué de 5 membres et que par un
recrutement exceptionnel, « un prompt renfort », ce groupe se voit
porter au nombre de 10 membres. Alors les cinq membres originels verront leur qualification
se réduire de moitié. Inversement proportionnel, cela veut dire que si l’on
double le nombre la qualité se réduit de moitié. Voilà ce que M. Gilis a
vraiment écrit. Ce n’est bien évidemment pas ce qu’il voulait dire et en effet
le lecteur aura rectifié de lui-même parce que dans ce cas précis la
rectification est évidente. Mais comment le lire, s’il faut sans cesse douter
de ce qu’il écrit. Contrairement à ce qu’il affirme à longueur de page, M.
Gilis n’a aucun respect pour l’œuvre et l’enseignement de René Guénon qu’il
déforme avec une constance confondante comme le confirmera la suite de notre
compte rendu. Avec cet exemple plus que significatif, On peut ainsi comprendre
pourquoi René Guénon a toujours refusé d’avoir des disciples quand on voit
comment se comportent ceux qui voudraient en avoir la prétention.
Mais
poursuivons notre lecture du livre de M. Gilis:
L’œuvre
de René Guénon est tout entière d’inspiration akbarienne, même si l’on tient
compte des sources qui ne sont pas « islamiques » au sens strict. (p.
15)
Rappelons que le terme akbar est un superlatif et signifie « le plus grand ».
Lorsque l’on qualifie Ibn Arabi de Cheikh al-akbar on indique donc qu’on le
reconnait comme le plus grand des Cheikhs, le plus grand des maîtres. On
retrouve une formulation voisine dans l’Hindouisme pour Shankara que l’on
désigne ainsi : Shankarâcharya ; Shankara
– âchârya ; Shankara – le Maître (par excellence). Dans la phrase de
M. Gilis, on peut tout aussi bien substituer le mot « akbarienne » à
celui de « âchârienne » (en
référence à Shankara), et le mot « islamiques » à celui de
« hindoues » et la phrase fonctionne tout aussi bien. Une phrase
ainsi construite ne cherche qu’à créer une orientation sectaire contraire à la
démarche de René Guénon. En réalité, l’œuvre de René Guénon est tout entière
d’inspiration traditionnelle.
M. Gilis ajoute un peu plus loin : Réciproquement, les écrits d’Ibn Arabî
révèlent leur signification profonde quand on les interprète à la lumière de
l’œuvre guénonienne. (p. 16).
Ce passage est plus préoccupant. Cette phrase
voudrait nous faire entendre que l’on ne peut comprendre profondément l’œuvre
d’Ibn Arabî sans l’appui de l’œuvre de René Guénon. Elle signifie donc que dès
l’origine ceux qui ont considéré Ibn Arabî comme le plus grand des Cheikhs ont
toujours ignoré la signification vraiment profonde de son œuvre. De qui se
moque-t-on ? D’Ibn Arabi ? De René Guénon ? L’œuvre de René
Guénon est écrite en français pas en arabe. M. Gilis veut-il nous faire croire,
par exemple, que ses tentatives de traduction française commentée de certains
textes d’Ibn Arabî apportent quelque chose en plus que les Orientaux pourraient
ignorer. Ainsi un véritable initié musulman ne peut pas comprendre en
profondeur Ibn Arabî en le lisant en arabe. S’il ne peut lire l’œuvre de René
Guénon, l’essentiel lui échappera toujours, voilà ce que M. Gilis voudrait nous
faire croire. Dans ce cas une traduction française du Coran serait-elle bien
supérieure au texte original si l’on prenait la précaution de lui adjoindre un commentaire
construit à partir de l’œuvre de René Guénon ? C’est absurde.
Rappelons que l’arabe classique est une
langue sacrée. René Guénon s’exprime en français et ne s’adresse qu’à des
Occidentaux ou à des Orientaux occidentalisés qui ont perdu tous leurs repères.
Un véritable Oriental n’a pas besoin de René Guénon. Ainsi les Hindous ont
reconnu en Râmana Maharshi un « délivré-vivant » sans l’aide de René
Guénon. Les Occidentaux ont quant à eux immanquablement besoin de René Guénon
pour y parvenir.
En réalité ce travail de traduction en
français des textes arabes ne peut se comprendre que pour les orientalistes,
que pour les représentants du monde moderne. Un initié musulman n’a aucune
raison de traduire en français des textes doctrinaux puisqu’il perdrait alors
le bénéfice des subtilités de la langue sacrée. Un initié musulman utilise
l’arabe et s’il doit faire un commentaire c’est en arabe qu’il doit le
formuler. L’usage d’autres langues orientales peut peut-être se justifier mais
l’utilisation des langues occidentales présente une forme de disqualification
immédiate.
René Guénon n’a pas publié de traduction en
français de textes soufis. Il n’a pas publié non plus en arabe des commentaires
de l’œuvre d’Ibn Arabî pour en révéler « la signification profonde »
qui n’échappe à aucun véritable initié musulman. Il n’a publié au Caire que
quelques articles en arabe dont le contenu était comparable à ce qu’il écrivait
pour les Occidentaux ce qui est très singulier mais assez logique puisque son
œuvre ne s’adresse qu’aux Occidentaux. Il pensait donc que la contamination
occidentale était suffisamment profonde pour avoir à remettre dans le bon
chemin des Orientaux en passe de s’égarer. Le seul texte doctrinal dont il a
publié en grande partie la traduction est un texte de Shankara : L’âtma-bodha. Cette traduction ne
s’adresse pas à des Hindoues mais à des Occidentaux qui n’ont aucune raison de
connaître nécessairement le sanscrit puisque cette langue sacrée n’est pas leur
langue liturgique. Un lecteur consciencieux de René Guénon aura toutes les
raisons d’apprendre le sanscrit, de chercher à accéder directement aux textes
doctrinaux de l’hindouisme pour parfaire sa connaissance doctrinale et
renforcer ainsi ses appuis dans sa propre tradition.
Concernant Ibn Arabî, René Guénon n’a cité
que quelques phrases. Pour un Occidental lecteur de René Guénon la connaissance
de l’arabe est beaucoup plus facultative.
On ne sera pas étonné de constater que les
« guénoniens » dans leur écrasante majorité ignorent totalement le sanscrit
et que parmi les « guénoniens musulmans » un certain nombre ignore
également l’arabe ce qui est un comble. Et ceux qui le connaissent se
transforment curieusement en orientalistes « guénoniens » comme le
fait M. Gilis.
Sagesse
innée
M.
Gilis nous livre encore une de ses formules péremptoires :
Le passage d’un état de trouble extrême
à l’acquisition d’une maîtrise puisant son autorité à une source d’inspiration
universelle implique nécessairement le rattachement à un ordre initiatique
régulier.
(p. 38)
Ainsi
un être exceptionnel ne pourrait acquérir cette maîtrise que par un
rattachement NECESSAIRE à un ORDRE initiatique REGULIER. M. Gilis tente d’en
faire la démonstration en s’appuyant sur un texte de René Guénon paru en 1949
dans les Cahiers du Sud sous le titre
Sagesse innée et sagesse acquise.
Article repris dans l’ouvrage posthume
Initiation et Réalisation spirituelle (ch. XXII).
D’après
M. Gilis, René Guénon ne parlerait dans cet article que de son cas personnel.
Pourtant l’exemple de Râmana Maharshi répond très bien à ce qu’envisage René
Guénon dans cet article. Mais parle-t-il vraiment de son cas personnel ?
On ne peut ni l’affirmer, ni l’exclure. Dans l’extrait cité par M. Gilis, René
Guénon parle de la nécessité d’un rattachement à une « chaîne »
initiatique tout en précisant que ce rattachement est toujours possible à
obtenir pour ces cas d’exception. En bon métaphysicien, René Guénon garde le
champ des possibilités aussi ouvert que la réalité le permet et donc de façon
illimitée. Les restrictions imposées par M. Gilis sont contraires à ce que la
métaphysique nous enseigne. Les possibilités de rattachement sont multiples,
régulières tout aussi bien que « sauvages ». Cette maîtrise
exceptionnelle ne nécessite donc pas
nécessairement un rattachement à un ordre
initiatique régulier.
Encore
une nouvelle déclaration qui ne repose sur rien de doctrinal avec ses
arguments pour discréditer la tradition extrême orientale:
La tradition extrême-orientale, quels
que soient son intérêt et sa légitimité, ne possède pas l’axialité et l’ampleur
doctrinale inégalée de la tradition hindoue. (p. 43)
La
tradition extrême-orientale ne possèderait pas « ce qui est en rapport
avec l’axe » comme le possède la tradition hindoue. Les doctrines
respectives montrent le contraire. Le symbolisme de l’axe est présent dans
toutes les traditions et notamment dans la tradition extrême-orientale avec la
notion de la « Voie du Milieu ». Il est infondé de faire ainsi des
jugements de valeurs sur cette « axialité »
Quant
à l’ampleur doctrinale, elle se mesure comment pour M. Gilis? L’Infini est
l’Infini dans chaque tradition orthodoxe. Les modes d’expression de la doctrine
sont différents d’une tradition à une autre. Certains aspects peuvent être très
explicites, d’autres moins. Mais les principes sont les mêmes. Chaque tradition
est par nature inégalable puisque différente. La tradition extrême-orientale
comme la tradition hindoue sont des traditions complètes, on ne peut parler
d’une différence d’ « ampleur », cela n’a pas de sens doctrinal.
L’initiation
M.
Gilis veut absolument trouver « deux périodes » dans
l’accomplissement de l’œuvre de René Guénon contrairement aux évidences. Cette
œuvre est une. Il n’y pas une période française et une période égyptienne. Le
message est constant et infaillible.
La
série d’articles publiés par René Guénon depuis le Caire concernant
l’initiation est un choix délibéré qui
conduira les « guénoniens » désireux de suivre une Voie initiatique
disposant des moyens appropriés en vue du développement spirituel et de la
réalisation métaphysique à entrer en islâm. (p. 48)
Ou
encore :
Tout bien considéré, ses études sur
l’initiation n’avaient d’autre raison d’être que d’orienter l’élite de ses
lecteurs vers les représentants de l’ésotérisme islamique. (p. 137)
M.
Gilis voudrait ainsi nous faire croire que René Guénon ne commence à parler de
l’initiation qu’à partir de son installation au Caire. Il oublie ainsi de
mentionner la publication pourtant significative de son article intitulé
« l’enseignement initiatique »
dans la revue Le symbolisme en 1913,
revue maçonnique qui bien évidemment ne cherchait pas à convertir ses lecteurs
à l’Islam.
René
Guénon bien évidemment ne « conduit » personne, ni les musulmans, ni
les maçons, ni qui que ce soit. Il l’a répété et répété, ce n’est pas son rôle.
Mais il faut reconnaître encore un fois que les « guénoniens » ne
l’écoutent pas.
La
franc-maçonnerie comme le compagnonnage répondent à des initiations de métiers.
Ces initiations correspondent à des êtres dont la qualification répond à celle
des Vaishyas (dernière caste des
deux-fois nés dans l’hindouisme), celle des artisans. Pour ces simples
initiations de métiers, ils existent des grades, des degrés, tout un système
complexe pour accompagner la progression sur l’échelle spirituelle. Un système
comparable devait exister pour la chevalerie (correspondant à l’initiation des Kshatriyas). Et nous trouvons également
une hiérarchie pour le sacerdoce (mais nous n’avons plus à ce niveau en
Occident l’équivalent des Brahmanes avec la diversité de leurs initiations). Le
système des castes n’existe pas dans l’Islam. Mais si l’on devait définir à
quelle caste appartient un initié en Islam, les « guénoniens
musulmans » répondraient tous en cœur, celle des Brahmanes bien
évidemment. Sinon leurs prétentions pourraient être réduites et se voir limiter
aux Petits Mystères.
On
aura compris que le fait de ne plus avoir à mettre en avant la question des
castes permet d’éliminer également celles des qualifications ? Et ainsi
tout le monde peut être initié chez les « guénoniens ». Aucun de ces
« guénoniens » ne paraît étonné par le fait que l’on puisse en un
tour de main recevoir l’intégralité des initiations pour une tradition donnée.
Etre initié à la « tradition extrême-orientale » par exemple.
Redressement de l’Occident
D’après
M. Gilis, dès 1910, plus aucun
redressement de l’Occident n’était envisageable par le développement de ses
possibilités propres s’effectuant dans le sens d’un « retour à l’intellectualité
vraie et normale ». René Guénon le savait mieux que personne ; et
pourtant, jusqu’à son départ pour l’Orient, il va s’adresser aux Occidentaux
comme si ce redressement était encore possible ; et cela à trois reprises.
(p. 76)
M.
Gilis donne alors les titres de trois des ouvrages de René Guénon paru entre
1921 et 1927. En bon métaphysicien René Guénon sait que tout ce qui n’est pas
impossible peut être possible et que l’on ne peut jamais écarter une
possibilité absolument tant que l’on ne peut prouver que c’est une
impossibilité. Et par conséquent René Guénon ne s’adresse pas aux Occidentaux
COMME SI, mais PARCE QUE ce redressement était encore possible. C’est une
possibilité. On peut légitimement penser que la probabilité de sa réalisation est
très faible mais elle ne peut pas être nulle. Les possibilités de manifestation
sont indéfinies. Aussi incroyable que cela puisse paraître ce redressement
envisagé par René Guénon dans ses ouvrages n’est pas impossible. Et les
possibilités qu’il décrit sont bien plus crédibles que celles défendues par les
« guénoniens ».
René
Guénon est un métaphysicien pas un manipulateur d’opinions et M. Gilis veut lui
faire dire ce qu’il ne dit pas. Ainsi il continue son matraquage:
A partir du moment où aucun redressement
proprement « occidental » n’était plus envisageable, le recours à la
tradition islamique, seule forme traditionnelle réunissant le double avantage
d’être de type religieux et de disposer d’une doctrine complète, s’imposait. (p. 77)
René
Guénon écrira exactement le contraire et le plus étonnant c’est que M. Gilis
(p. 80) cite le passage correspondant où René Guénon déconseille l’aide de
l’Islam notamment parce qu’il s’agit d’une tradition à forme religieuse comme
le Christianisme et qu’il y a comme un risque d’engendrer une « concurrence » défavorable à la mise
en place d’une solution, précisant que « la plus élémentaire prudence exige qu’on en tienne compte dans une
certaine mesure ».
Dans
ce passage d’Orient et Occident, René
Guénon parle dans l’hypothèse d’un redressement de « l’élite en voie de constitution » qui doit ainsi faire preuve
de prudence.
M.
Gilis interprète toujours à rebours :
Et si René Guénon indique, pour finir,
que le devoir de prudence ne doit être pris en compte que « dans une certaine
mesure », c’est parce qu’il sait également fort bien que, tôt ou tard,
tout devra être dit sans qu’il y ait à se préoccuper exagérément, ni de la
fureur des uns, ni de la sotte hostilité des autres. (p. 81)
Voilà
une fantastique manipulation des textes. Dans l’hypothèse d’un redressement,
pour René Guénon, et dans le meilleur des cas, l’Islam ne devait apporter que
son aide. Il n’a jamais été question de convertir l’Occident à l’Islam. Il n’y
a donc rien que René Guénon peut bien savoir selon M. Gilis et qu’il ne dit
pas. S’il devait y avoir constitution d’une élite occidentale véritable elle ne
pourrait en aucun cas être de confession musulmane.
M.
Gilis nous dresse le portrait impensable d’un René Guénon contradictoire
confronté à des difficultés qui :
Explique pour une grande part les
continuels changements et retournements dans les langages qu’il tient, dans ses
attitudes, dans ce qu’il cache aux uns et déclare aux autres, car il lui faut
constamment adapter ses exposées aux dispositions particulières, aux
connaissances partielles et à l’ignorance généralisée de ses interlocuteurs,
tout en évitant, dans la mesure du possible, toute confrontation directe. (p. 82)
S’il
y a bien une chose qui frappe chez René Guénon c’est bien l’unité de langage,
un discours très cohérent, très maîtrisé, sans aucun changement de cap. Il sait
où il va et il s’y tient avec une efficacité et une autorité totales. Il ne
cache rien bien au contraire. C’est pour le coup symboliquement une lumière et
ce sont ses lecteurs qui peinent à la contempler. Et voilà ce qu’écrit M.
Gilis :
L’œuvre doctrinale de René Guénon est à
ce point magistrale que beaucoup admettent difficilement qu’elle ne correspond
nullement à son intention première et qu’elle n’est pas le fruit d’un choix délibéré. Elle fut conçue et
accomplie comme étant de « second
ordre », à un moment où aucune alternative ne demeurait ouverte pour
lui. On ne peut la comprendre telle qu’elle est en réalité, si l’on ne voit pas
qu’elle est la conséquence d’un échec, mais aussi, à l’égard de l’Occident, la
manifestation conjointe d’une sanction et d’une miséricorde divines. (p. 83)
C’est
nous qui soulignons « choix délibéré » et « de second
ordre ». Ceci n’empêche pas M. Gilis de déclarer : René Guénon juge souverainement de ce
qui doit être dit et de ce qui ne doit pas l’être ; ainsi que des
questions d’opportunité qui obligent à le dire. (p. 89)
M.
Gilis est contradictoire et totalement irrespectueux de l’œuvre de René Guénon
qui n’est au grand jamais de second ordre.
Mais
poursuivons.
Ce qu’il publie durant ces dix années, [1910 à 1921], notamment sous les signatures de
Palingénius et de Sphinx n’est certes pas dépourvu d’intérêt, mais nous paraît
finalement secondaire au regard de sa fonction traditionnelle. (p. 92)
Mais
toute son œuvre est là… Dans La Gnose
sont publiée sous le nom de Palingénius la première version de L’homme et son devenir selon le Vêdânta
ainsi que celle du Symbolisme de la croix…
Et puis encore ce texte tout à fait particulier sur les conditions de l’existence corporelle… Il est vrai que pour M.
Gilis l’œuvre de René Guénon est secondaire, son seul rôle ne devant être que
de faire des convertis en nombre à l’Islam.
A
la page 77, M. Gilis parle d’ « initiation aux doctrines hindoues ».
La formule est d’un point de vue traditionnel impropre. On n’est pas initié à
la doctrine… mais à une tradition.
D’après
M. Gilis, dans son Introduction générale
à l’étude des doctrines hindoues, Guénon
lance même un avertissement qui aurait dû retenir l’attention : les
explications que nous allons donner ne sauraient correspondre à notre pensée
tout entière. Prés d’un siècle après que
ces lignes aient été écrites, et aussi ahurissant que cela puisse paraître,
certains n’ont toujours compris ce à quoi il faisait ainsi allusion !
(p. 100)
M.
Gilis oublie qu’il s’agit de son premier ouvrage et que de plus il s’intitule
« introduction ». Comment aurait-il pu exprimer sa pensée tout
entière dans un seul livre alors que plus d’une vingtaine ne lui ont pas
suffit ? Il intitule son livre à juste titre, on ne peut pas être plus
honnête. D’ailleurs, un lecteur sérieux de l’œuvre reconnaîtra sans peine qu’il
lui à fallu lire l’intégralité de son œuvre et parfois plusieurs fois avant
d’en saisir toute la portée et de l’assimiler à peu près correctement.
Le tantrisme
La
question du tantrisme occupe une place insistante dans le livre de M. Gilis. Il
nous explique ainsi que l’on a montré et démontré :
(…)
que le rattachement au Sanâtana Dharma
est possible au moyen de la voie tantrique. Celle-ci est une adaptation
régulière de l’hindouisme qui n’est pas régie par l’institution des castes de
sorte qu’elle est ouverte à ceux qui ne sont pas nés hindous. Un tel
rattachement peut être conféré en Inde, mais ce n’est nullement une condition
nécessaire. (p. 45)
Il
poursuit en précisant que de la tradition hindoue, le tantrisme en constitue le cœur.
On
peut pour contredire M. Gilis consulter la traduction anglaise du « Mahâ-Nirvâna-Tantra » donnée par
Arthur Avalon (John Woodroffe) en 1913. On peut consulter également la
traduction française commentée par Jean Emmanuelli de ce même texte publiée
sous le titre « Propos sur le
Tantra » chez Archè en 1983.
Voyons
un extrait significatif de la version française publiée par Emmanuelli (pp 26 –
27) :
Cependant la valeur des règles
traditionnelles d’obligation, nécessaires aux fins d’une réelle purification et
maîtrise du composé humain, n’y est jamais perdue de vue. C’est seulement au
niveau du vîra (le héros) que peuvent prendre place des contenus normalement et
à juste titre repoussés dans le Dharma général hindou. Ceci est possible parce
que la hiérarchie tantrique n’est pas fondée sur la considération des castes,
varna, mais sur celles des bhâva qui sont les deux aspects de la manifestation
de la norme des guna et du Pavritti-Mârga et du Nirvritti-Mârga de la Srishti
dans l’homme.
Suit
un tableau d’où nous ne retiendrons que les correspondances entre « Bhâva » (état d’être) et « Varna » (caste) : Pashu-Bhâva au regard des Shûdra et des Vaishya ; Vîra-Bhâva
au regard des Kshatriya ; Vivya-Bhâva au regard des Brâhmanes.
Un
peu plus loin, on peut lire :
C’est le darshana cultuel qui assure la
normativité des échanges et compensations entre bhâva et varna dans cette
Communauté (Bhârata-Dharma) du Sanâtana-Dharma, qui n’en demeure pas moins
fondée sur le mode hiérarchique varna de l’état humain. Cet aspect bhâva du
Dharma intervient donc intérieurement dans la sâdhana parallèlement à celui des
castes (varna) et sans l’annuler. (p. 28)
C’est
nous qui soulignons « sans l’annuler ». Une lecture même rapide de
l’ouvrage de Jean Emmanuelli semble bien évidemment contredire M. Gilis. La
question des castes (varna) dans le
tantrisme est en effet loin d’être aussi simple que le souhaiterait M. Gilis.
Et rien ne vient démontrer que le tantrisme n’est pas régi par le système des
castes bien au contraire.
Il
y a de nouveau quelque chose d’inquiétant dans le discours de M. Gilis, un
élément très significatif qui montre qu’il commet une erreur doctrinale très
importante. Il désigne le tantrisme comme le cœur de la tradition hindoue alors
qu’il n’en est que la périphérie. Il est impossible de penser que ce qui est
l’ultime adaptation de la tradition hindoue puisse en être comme l’essentiel.
Les possibilités qui se réalisent à la fin du Kali-yuga ne peuvent en aucun cas être supérieures à celles qui se
sont accomplies dans les âges antérieurs. Il commet là une inversion
caractéristique de ce que l’on nomme le New Age. Il croit trouver dans le
tantrisme comme un retour à la tradition primordiale. Il commet d’ailleurs la
même erreur pour l’Islam. Le tantrisme ou l’Islam ne sont que des reflets de la
tradition primordiale et non la tradition primordiale elle-même. Et par cet
effet d’éloignement cyclique, ce sont de pâles reflets. Ces aspects
traditionnels sont certes complets mais la forme qu’ils revêtent est plus
développée substantiellement qu’elle ne l’est essentiellement, d’où la forte
présence du symbolisme féminin.
Puisqu’il
est orthodoxe, le tantrisme ne peut pas rejeter la notion de castes qui n’est
qu’une expression de la hiérarchie des qualifications des êtres humains. Le
tantrisme s’adapte en effet, c’est ce qui a troublé M. Gilis, et devant ce que
l’on nomme la confusion des castes, cette forme traditionnelle préfère s’appuyer
sur une détermination directe de l’état d’être. Au lieu de se fier uniquement à
la désignation « automatique » par la naissance de l’appartenance à
une caste, elle s’offre un moyen complémentaire de vérification de la
qualification. Ce qui lui permet de transmettre une initiation en
correspondance avec la qualification de celui à qui elle est destinée. Le
système des castes n’est pas aboli, il est simplement vérifié.
M.
Gilis veut nous faire croire que René Guénon ne parlera du tantrisme qu’après son
installation au Caire. Il oublie de dire que les Tantras sont mentionnés dans son premier livre publié en 1921. Au
chapitre VII intitulé Shivaïsme et
Vishnuïsme de son Introduction
générale à l’étude des doctrines hindoues. La question de la kundalinî est abordée dans le Roi du Monde en 1927, etc.
Un
mot encore sur ce soi-disant silence de René Guénon concernant le tantrisme. Si
René Guénon ne parle pas immédiatement du tantrisme, c’est parce qu’il s’agit
d’un aspect excentrée de la tradition hindoue. René Guénon va à
l’essentiel : les Vêdas, puis le
Vêdânta. Il ne parlera du tantrisme
que lorsque son exposé des doctrines hindoues sera suffisamment complet pour
pouvoir aborder sans risque de confusion des aspects plus marginaux liés à la
descente cyclique et à la nécessité de s’adapter à la présence de plus en plus
important de l’aspect substantiel au détriment de l’aspect essentiel. Cet
argument d’ailleurs est aussi valable concernant l’Islam et cela explique
pourquoi René Guénon en parle peu.
La fin du cycle de la présente humanité
Il y a une affinité cyclique entre le
tantrisme et l’islâm : les doctrines ésotériques de ces deux traditions
comportent l’idée d’un retour à la pureté de la Tradition originelle marqué par
un « renversement » lié à la prépondérance d’un symbolisme féminin. (p. 125)
M.
Gilis confirme ici ce complet égarement. Il n’y a de « renversement »
qu’au moment du changement de cycle, et, ce qui est très important à
comprendre, de façon immédiate.
M.
Gilis reproduit bien pourtant le passage de l’article intitulé « le masque populaire » où René
Guénon précise : « en toutes
choses le point le plus haut se reflète directement au point le plus bas et non
en l’un ou l’autre des points intermédiaires. C’est, il est vrai, un reflet
obscur et inversé, comme le corps l’est à l’esprit, mais qui n’en offre pas
moins la possibilité d’un « redressement », comparable à celui qui se
produit à la fin d’un cycle : ce n’est que lorsque le mouvement descendant
a atteint son terme, donc le point le plus bas, que toutes choses peuvent être
ramenées immédiatement au point le
plus haut pour commencer un nouveau cycle… » (p. 142)
C’est
nous qui soulignons, immédiatement.
Le renversement ne se fait qu’après épuisement complet des possibilités,
possibilités traditionnelles comprises, sous tous leurs aspects. Le coté
féminin représente le reflet inversé (comme le corps l’est à l’esprit)
annonçant justement le renversement mais sans y participer. Cette prépondérance
d’un symbolisme féminin indique que les traditions ont atteint pratiquement le
point le plus bas. L’objectif traditionnel n’est plus de permettre à un petit
nombre d’atteindre une réalisation spirituelle complète, mais de permettre à un
plus grand nombre d’atteindre certains degrés spirituels plus accessibles.
M.
Gilis avait déjà déclaré (p. 51) que le tantrisme se présente comme un retour à la tradition originelle sous
prétexte qu’il serait indifférent au système des castes. A l’origine, au temps
de la tradition primordiale le système des castes n’avait pas encore eu besoin
d’être instauré puisque les êtres ne présentaient pas encore un écart
significatif de disqualification. On aurait pu pratiquement tous les considérer
comme des Brahmanes. Et pour M. Gilis cette soi-disant suppression du système des
castes qu’il croit déceler dans le tantrisme serait comme un retour aux
origines. Il considère ainsi qu’en fin extrême du Kali-yuga tous les êtres ont la qualification de véritables
Brahmanes. La vérité est que la majorité des êtres ont la qualification des Choudras et que bien peu ont des
qualifications supérieures.
A cet égard, il convient d’ajouter une
autre inversion qui s’ajoute à toutes celles que nous avons déjà mentionnées.
La fonction sacerdotale du Roi du Monde implique la possibilité d’adapter la
Religion immuable (ad-din al-qayyim) aux circonstances changeantes de temps et
de lieux. Cette fonction a nécessairement pris fin avec la proclamation de
l’islâm, qui correspond à la dernière forme manifestée en ce monde. Comme il
n’y en aura plus d’autre après elle, l’autorité suprême cesse d’apparaître
comme étant « à l’extérieur » ou « au-dessus » des diverses
formes particulières sans distinction, mais bien comme étant à l’intérieur de
l’une d’entre elles qui, du fait de sa position cyclique, constitue désormais
l’unique support de ses interventions. S’il en allait autrement, il y aurait
contradiction dans le « plan divin ». (pp. 160 – 161)
Rappelons
que le « renversement », cette « inversion » comme le
déclare M. Gilis dans cet extrait, ne peut se produire qu’à la fin extrême du
cycle de la présente humanité et de façon immédiate. Métaphysiquement,
logiquement et mathématiquement, cette inversion ne peut donc pas se produire
au moment de la « proclamation » de l’Islam.
M.
Gilis fait référence au « plan divin » rien de moins. Il connaît
infailliblement la Volonté divine puisqu’il se prétend capable de déterminer ce
qui pourrait entrer en contradiction avec le plan divin. Sa maîtrise est
étonnante : il sait très précisément comment toutes choses doivent s’accomplir.
Mais reprenons dans le détail l’extrait que nous venons de citer.
Il
nous parle dans un premier temps de cet aspect de la fonction sacerdotale du
Roi du Monde qu’il définit comme une capacité à adapter la « Religion
immuable ». Puis il déclare qu’avec la proclamation de l’Islam cette
fonction a pris fin. On n’est pas bien sûr de comprendre. Est-ce toute la
fonction qui prend fin ? Est-ce seulement sa capacité à adapter ? On
peut peut-être penser qu’il fait seulement allusion à cette capacité. Mais dans
tous les cas son point de vue est irrecevable. Avec la proclamation de l’Islam,
toutes les possibilités d’adaptation seraient devenues impossibles y compris
pour l’Islam qui ne pourrait ainsi connaître les formes de développement dans
le temps que de toute évidence l’histoire nous a rendues compte. Si le propos
de M. Gilis était de nous dire que la proclamation de l’Islam marque la fin de
l’apparition de nouvelles formes traditionnelles mais pas la fin de
l’adaptation de toutes les formes traditionnelles existantes aux conditions
présentes, il suffisait de le dire clairement sans avoir à inventer une
impossible mise en sommeil d’une fonction essentielle.
Son
propos se tourne vers ce qu’il définit comme une « autorité
suprême ». Là encore on ne sait pas bien de quoi il parle. Est-ce de
l’autorité spirituelle du Roi du Monde ? Il nous explique que cette
« autorité » qui était « à l’extérieur » avant la
proclamation de l’Islam passerait « à l’intérieur » au moment
précis ou après la proclamation (ce n’est pas indiqué) de l’Islam. Et d’après
lui ce changement doit nécessairement avoir lieu sinon le plan divin n’est pas
respecté.
M.
Gilis semble s’appuyer sur le symbolisme de l’espace pour exposer son point de
vue mais là encore le symbolisme paraît mal maîtrisé. Il nous explique que
cette « autorité suprême » était « à l’extérieur » ou
« au-dessus » des « diverses formes particulières sans
distinction » et qu’après « la proclamation de l’islâm » cette
autorité serait « à l’intérieur » mais seulement de l’une des formes
particulières en l’occurrence l’Islam qui précédemment n’avait pas encore été
proclamé. Curieusement l’ « inversion » comme il l’envisage ne paraît
pas être vraiment une inversion. Ainsi il n’inverse pas l’autre expression ce
qu’il devrait logiquement faire : l’ « autorité suprême » doit
être « à l’intérieur » ou « au-dessous » sinon pourquoi
aurait-il employé l’expression « au-dessus » s’il n’envisage pas un
« au-dessous ». Il conçoit donc visiblement cet espace comme limité
dans sa partie inférieure. Pour reprendre le symbole de la sphère, il
n’envisage qu’une demi-sphère avec un seul pôle ce qui paraît un peu
contradictoire lorsque l’on se réfère implicitement au symbolisme des pôles et
à leur renversement. Il y a donc un plan bas limite où figure l’Islam et où se
refugie d’après M. Gilis cette « autorité suprême ». Dans cette
représentation spatiale, M. Gilis ne nous indique pas où sont situées les
autres formes traditionnelles. Sont-elles sur le même plan que l’Islam ou
au-dessus ? Elles ne peuvent pas être en-dessous puisque cet en-dessous
n’existe pas. Pour ces formes « l’autorité suprême » est,
semble-t-il, toujours « à l’extérieur » mais plus au même
endroit. Ou cette autorité a peut-être totalement disparu pour toutes ces
formes sauf pour l’Islam ? Il n’y a aucune cohérence dans son exposé. La
logique même d’une inversion est impossible puisque le « lieu et son
contenu » où devait se produire cette hypothétique inversion n’est pas le
même. Avant l’inversion l’Islam est absent de ce « lieu ». Ce que
décrit M. Gilis n’est pas une inversion mais quelque chose qui ressemble à une
mutation. On ne peut s’étonner de cette incapacité à exposer cette inversion
puisqu’elle n’existe pas. Nous sommes encore dans cette volonté façon New Age
de présenter la fin du cycle.
M.
Gilis veut absolument donner à l’Islam un rôle essentiel sous prétexte qu’il
s’agit de la dernière tradition. On constate même qu’en voulant s’exprimer
ainsi, on entre en contradiction car ce rôle n’est pas fondamentalement
essentiel mais fondamentalement substantiel. L’Islam n’est pas la Tradition
primordiale.
M.
Gilis fait référence par deux fois à ce passage des Aperçus sur l’initiation (ch. XL) sans le reproduire. Nous
préférons justement le reproduire ici avant de citer les deux extraits
correspondants du livre de M. Gilis :
« On pourrait cependant objecter
ceci : si la fin d’un cycle doit nécessairement coïncider avec le
commencement d’un autre, comment le point le plus bas pourra-il rejoindre le
point le plus haut ? Nous avons déjà répondu ailleurs à cette
question : un redressement devra s’opérer en effet, et ne sera possible
précisément que lorsque le point le plus bas aura été atteint : ceci se
rattache proprement au secret du « renversement des pôles ». Ce
redressement devra d’ailleurs être préparé, même visiblement, avant la fin du
cycle actuel ; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui
les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident,
manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans
celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les
âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la
Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès
maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et
sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce
sujet ; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah)
sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant
que le temps fixé ne soit accompli. »
Voici
le premier extrait :
De même que l’islâm se présente comme la
synthèse finale, totalisatrice et récapitulative des révélations sacrées faites
à l’homme, de même l’œuvre guénonienne est un ultime rappel des possibilités
intellectuelles propres à notre état d’existence avant qu’il sombre dans la
dérision satanique et dans le chaos. En même temps – et c’est là son autre
versant – elle conduit et guide vers l’Arche islamique qui préserve tous les
modes du bien et de la louange qui subsistent encore, et qui « prépare
visiblement » (Cf. Aperçus sur l’initiation, la fin du chap. XL) le « siècle à venir ». C’est là sa
dimension providentielle et cachée, contestée par beaucoup. (p. 154)
Cette
façon de citer René Guénon est incompréhensible. On pourrait penser que
l’expression « siècle à venir » appartient à l’œuvre de René Guénon
mais il n’en est rien. Il n’a jamais utilisé cette expression. Il n’y a donc
que les deux mots « prépare visiblement ». Le « sujet » qui
« prépare visiblement » dans le texte de René Guénon n’a rien à voir
avec celui qui apparaît dans le texte de M. Gilis. Pour ce dernier il s’agit de
l’Arche abusivement qualifié d’islamique ce qui est absurde. Mais cette erreur
grossière était déjà présente dans l’œuvre de Michel Vâlsan et M. Gilis ne fait
que la reproduire ici. La citation du texte de René Guénon est ainsi trompeuse,
totalement irrespectueuse. Il y a d’ailleurs une inversion évidente. L’œuvre de
René Guénon est incontestablement « la synthèse » alors que c’est
l’Islam qui n’est qu’un « ultime rappel ».
Si
l’Arche était islamique, son « contenu » le serait également. Ainsi
le « germe d’immortalité » qui y est contenu ou enveloppé serait
alors « islamique ». Et les hindous par exemple n’auraient aucune
connaissance d’Hiranyagarbha
puisqu’il serait également islamique. Comme nous l’avons déjà indiqué le point
de vue de M. Gilis fidèle à celui de M. Vâlsan se réduit à une vision
exotérique quasiment sectaire.
Une
révélation sacrée est un reflet de la Vérité inexprimable, une forme symbolique
d’expression de cette Vérité. Chaque révélation est par nature complète et donc
synthétique. Ce n’est pas un développement analytique de vérités partielles.
Chaque révélation est différente dans sa forme et identique dans son but. Le
principe suprême est unique. Une révélation particulière par nature ne peut
donc pas être dans sa forme particulière une synthèse des autres formes. Le
fait que l’Islam soit la dernière de ces formes pour notre humanité ne veut
absolument pas dire qu’elle soit récapitulative. Elle est la dernière parce
qu’il faut bien qu’une dernière forme soit manifestée avant la fin complète du
cycle et c’est tout. L’Islam est dans la « continuité ». Elle n’est
pas totalisatrice, car chaque révélation particulière est un tout. Elle ne fait
que rappeler une fois de plus ce qu’est la Vérité.
L’autre
extrait où apparaît la référence aux Aperçus
est le suivant :
Cela dit, il est vrai que la forme
islamique, et elle seule, contient la possibilité virtuelle de réaliser un
Empire sacré avant la fin des temps ; mais il s’agit là de tout autre
chose que de l’exercice exclusif d’un pouvoir temporel. René Guénon a évoqué
sur ce sujet les « mystères du Pôle » et la « manifestation au
dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action,
du pouvoir sacerdotale et royal conservé à travers les âges ». (Cf. Aperçus sur
l’initiation, chapitre XL). Selon la
tradition islamique, cette manifestation polaire sera celle du Christ-Roi du
Monde qui accomplira cette mission finale en union avec le Mahdî. (pp. 197
– 198)
M.
Gilis laisserait entendre que René Guénon a évoqué sur le sujet de l’
« Empire sacré » les « mystères du Pôle » et « la
manifestation du pouvoir sacerdotale et royal ». Le lecteur peut constater
qu’une fois encore M. Gilis trahit complètement les propos de René Guénon.
D’une part il ne parle jamais d’un « Empire sacré » dans son œuvre et
il écrit ; « Un être
manifestera le double pouvoir» sans spécifier rien de plus qui devient
chez M. Gilis « LA manifestation du pouvoir » au sens large ce qui
n’est absolument pas la même chose. Le procédé est inqualifiable et récurrent
chez les « guénoniens » qui n’ont aucun respect pour l’œuvre de René
Guénon.
Pourquoi
M. Gilis ne peut-il pas assumer son propre point de vue et laisser l’œuvre de
René Guénon en paix ?
Insistons
à nouveau sur ce point, le renversement n’a lieu que lorsque le point le plus
bas est atteint et il est immédiat. Ce qui est visible c’est la préparation et
non le renversement lui-même. Il n’y a pas de renversement dans le cycle même.
Et
voici la fameuse formule qui figure en quatrième de couverture :
L’œuvre de René Guénon procède de
l’ésotérisme, traite de l’ésotérisme et c’est en mode ésotérique qu’il convient
de la lire.
(p. 76)
On
retrouve là encore ce côté réducteur. L’œuvre de René Guénon procède de la
Tradition tout entière. Chacun sait qu’une œuvre comme celle de René Guénon
renferme nécessairement plusieurs niveaux de lecture (comparable par exemple à
ce qu’il en est pour l’œuvre de Dante). Et le point de vue métaphysique en est
le degré le plus élevé. Ainsi on peut dire que l’œuvre de René Guénon procède
aussi de l’exotérisme, traite de l’exotérisme et que l’on peut aussi la lire en
mode exotérique même si son aspect ésotérique est pourrait-on dire principe de
son aspect exotérique. René Guénon n’aurait certainement pas utilisé cette
formulation.
Le symbolisme de la croix
De
façon totalement absurde comme on va le voir, cet ouvrage est considéré par les
« guénoniens musulmans » comme une évidence de la volonté de René
Guénon de convertir à l’Islam.
Il y a, tout d’abord, la fameuse
déclaration qui figure au chapitre III du Symbolisme
de la croix paru en 1931: « si les Chrétiens ont le signe de la
croix, les Musulmans en ont la doctrine » ; il s’agit, entre bien
d’autres choses, d’un camouflet infligé à l’Eglise catholique, d’autant plus
cinglant qu’il comporte une référence à l’islâm. On est donc loin des
considérations développées quatre ans plus tôt sur la possibilité d’opérer un
redressement occidental en s’appuyant sur le catholicisme ! D’une certaine
façon, René Guénon a mis sa menace voilée à exécution. (pp. 122 –
123)
M.
Gilis indique en note : « Selon
toute vraisemblance, le personnage qui l’a prononcée est le Cheikh Elish ».
René Guénon précisait notamment: « cette
parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un personnage
occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang
fort élevé ».
Rappelons
également la dédicace : À la mémoire vénérée de ESH-SHEIKH
ABDER-RAHMAN ELISH EL-KEBIR,
El-âlim el-mâlki el-maghribi, à qui est due la première idée de ce livre, Meçr
El-Qâhirah, 1329-1349 H.
Mais
comment peut-on prêter des intentions aussi méprisables à René Guénon. L’Eglise
il l’a respecte comme toutes les institutions traditionnelles orthodoxes.
Pourquoi cette dédicace ? Très certainement pour remercier le Cheikh Elish
d’avoir permis à René Guénon d’apporter aux Chrétiens cette doctrine et de leur
permettre ainsi de pouvoir associer à ce rite du signe de croix, que les
Musulmans ignorent, la doctrine qui y correspond. Les Catholiques peuvent ainsi
remercier René Guénon tout autant que le Cheikh Elish puisque grâce à eux ils
ont la possibilité d’accomplir ce rite en y associant explicitement la doctrine
correspondante. Nous avons ici un bel exemple de cette aide de l’Orient que
René Guénon incarne. Eminent métaphysicien, René Guénon n’a qu’une intention :
partager la doctrine d’où qu’elle provienne et certainement pas de l’accaparer
pour une communauté particulière. Rendre au Catholicisme le contenu explicite
de la doctrine qui s’attache au signe de la croix c’est œuvrer pour un possible
redressement de l’Occident. Un musulman n’a pas besoin du livre de René Guénon.
La doctrine il l’a déjà et le signe de la croix il ne l’accomplit pas. Rien n’a
changé pour lui. Par contre pour un Catholique il se retrouve grâce à ce livre
devant une doctrine bien explicite pour un usage encore plus efficace du signe
de la croix qu’il pratique. Le bénéfice se fait uniquement du côté occidental
et c’est bien cette tradition occidentale que René Guénon a perpétuellement en
vue dans son œuvre. Redisons-le encore une fois, les vrais orientaux n’ont pas
besoin de lui. A la lecture du « symbolisme de la croix » un
Catholique a encore moins de raison de vouloir opter pour une autre tradition
comme celle de l’Islam. Il dispose maintenant d’un rite dont la portée
hautement métaphysique lui a été confirmée. Si des Catholiques n’ont pas
compris cela lors de la première parution de ce livre, c’est qu’ils étaient
encore plus disqualifiés que d’autres qui eux ont bien su profité des lumières
apportées.
M.
Gilis indique :
On relève donc, dès ce premier ouvrage [le symbolisme de
la croix], l’ouverture d’une perspective
doctrinale qui va commander toute la dernière partie de sa vie et de son œuvre
et rendre caducs ses écrits antérieurs sur la constitution possible d’une élite
« intellectuelle » proprement occidentale. (p. 123)
En
réalité c’est exactement le contraire, cet ouvrage sur le symbolisme de la
croix illustre parfaitement le dessein constant de René Guénon : apporter
aux Occidentaux une aide doctrinale. Il n’y pas de changement de cap dans
l’œuvre de René Guénon. Ainsi rien n’est caduc. M. Gilis n’est que dans la
négation. Il rejette et méprise la tradition occidentale ce que René Guénon n’a
jamais fait.
M.
Gilis semble avoir vraiment du mal avec les mathématiques. Ce qui est assez
gênant pour lire correctement René Guénon. Il nous parle de la notion de « sphère des
éléments » et il ajoute dont
l’expression géométrique est une figure circulaire que René Guénon utilisera à
plusieurs reprises en 1935. (p. 133). M. Gilis oublie une dimension !
René Guénon lorsqu’il parle de la sphère des éléments dans le Symbolisme de la croix se place bien dans l’espace à trois
dimensions. L’expression géométrique d’une sphère est une figure sphérique. La
figure circulaire n’étant que la résultante de l’intersection d’un plan avec
cette sphère, intersection perpendiculaire ou parallèle à l’axe de la sphère.
Et René Guénon lorsqu’il utilise cette figure circulaire se place dans une
perspective plus limitée qu’il le faisait en utilisant la figure de la Sphère.
Un symbole à trois dimensions permet d’évoquer une modalité supplémentaire à sa
projection dans un espace à deux dimensions. Cette nouvelle inexactitude dans
l’expression est révélatrice du point de vue réducteur de M. Gilis.
Symboliquement, là où René Guénon déploie son œuvre dans un espace à trois
dimensions, M. Gilis ne sait la lire que sur un plan à deux dimensions. Et si
René Guénon se place sur un seul plan, M. Gilis n’a plus qu’une lecture
linéaire. Ce plan exclusif, ou cette ligne, étant ceux de la seule tradition
islamique alors que la perspective de René Guénon embrasse en permanence celle
de la Tradition intégrale. On visualise par cette illustration la gravité de
son erreur.
Les conditions de l’existence
corporelle
Bien
que M. Gilis ait précédemment déclaré que cette étude publiée dans La Gnose était secondaire, il consacre
maintenant un chapitre de son livre à ce sujet. Il écrit ainsi :
Rappelons que René Guénon en avait
entrepris la publication dans les deux derniers numéros de « La
Gnose », ceux de janvier et février 1912. Dans ce texte, il opérait une
synthèse magistrale – totalement inédite- entre, d’une part, les conditions qui
déterminent cette modalité de notre état d’existence et, d’autre part, les cinq
éléments cosmologiques avec les facultés de perception qui s’y rapportent. (p. 127)
Curieusement
M. Gilis ne reproduit pas la liste des termes employés dans La Gnose pour représenter ces cinq
conditions de l’existence corporelle. La voici : espace, temps, matière,
forme, vie. René Guénon (Palingenius) écrivait ensuite : « on peut,
pour réunir en une seule définition l’énoncé de ces cinq conditions, dire qu’un
corps est une forme matérielle vivant dans le temps et l’espace. »
M.
Gilis n’indique pas non plus que cette liste a été remaniée par René Guénon.
Elle figure dans la première édition de L’homme
et son devenir selon le Vêdânta. La voici : temps, espace, nombre,
forme, vie. [Voir nos ouvrages René
Guénon et l’Esprit de l’Inde et René
Guénon et le Roi du Monde]
Les
correspondances que l’on établit habituellement entre les cinq éléments et les
cinq sens peuvent être ainsi reproduites : éther / ouïe ; air /
toucher ; feu / vue ; eau / goût ; terre / odorat.
M.
Gilis nous explique que si René Guénon avait pu continuer à faire paraître son
étude dans La Gnose, la troisième
partie aurait concerné l’élément « feu » en correspondance avec
« la vue » et la condition retenue aurait été « la vie ».
Prenons acte, M. Gilis se croit donc capable de « continuer » l’œuvre
de René Guénon avec évidence :
Si la revue avait continué de paraître,
il est évident que la troisième partie aurait traité de la condition vitale, et
que celle-ci aurait été mise en correspondance avec le feu parmi les éléments
et avec la vue parmi les facultés. Telle est, en effet, la doctrine
cosmologique hindoue à laquelle il se réfère ; mais il n’en va pas de même
en islâm puisqu’il est dit dans le Coran : « Nous avons fait toute
chose vivante à partir de l’eau » (Cor., 21, 30). (p. 132)
Si
René Guénon dans son étude fait en effet référence au Sânkhya il ne s’y limite pas. Son exposé sur les conditions de
l’existence corporelle est totalement original (le plus étonnant c’est que M.
Gilis le reconnaît puisqu’il indique « totalement inédite » !).
Ainsi un énoncé des cinq conditions de l’existence corporelle tel que nous le
dresse René Guénon n’apparaît pas de façon explicite dans le Sânkhya. Et d’ailleurs René Guénon
proposera deux séries de termes français pour représenter ces conditions. S’il
avait trouvé explicitement dans le Sânkhya
l’énoncé de ces cinq conditions il n’aurait pas manqué de le reproduire avec
les termes sanscrits correspondants en relation avec leurs équivalents
français. Rappelons que René Guénon a toujours bien indiqué (notamment dans
l’article sur la théorie hindoue des cinq
éléments) : il n’existe en
sanscrit aucun mot qui puisse, même approximativement, se traduire par
« matière ». Par conséquent, ce texte de La Gnose sur les conditions
de l’existence corporelle ne peut être prétexte à une quelconque opposition
entre les doctrines de l’hindouisme et celles de l’Islam.
René
Guénon traite des conditions de l’existence CORPORELLE. Ainsi lorsque M. Gilis
retient la condition « vie » en correspondance avec le
« feu » et la « vue », le terme « vie » doit être
entendu d’une façon limitative circonscrite au seul domaine corporel.
Une
nouvelle fois, M. Gilis ne se rend même pas compte du caractère
insupportablement réducteur de sa lecture du Coran. Ce passage coranique
voudrait donc signifier que toutes les choses vivantes ne peuvent être que
des corps (formes matérielles vivant dans l’espace et le temps) et que ces
corps ne sont faits uniquement qu’à partir de l’élément « eau »
associé au sens du « goût ». Si l’on suit la logique de M. Gilis, cet
extrait coranique n’aurait donc d’autre but que d’établir une correspondance
entre l’élément « eau », le sens du « goût » et la
condition « vie » limitée à l’existence corporelle. Et rien
d’autre. Citons les termes arabes associés : toute (kull) chose (shay’)
vivante (hayy) à partir de l’eau (mâ’).
On remarquera qu’aucun terme ne fait une référence explicite au « sens
du goût » même si cela peut être une « chose ». Ce mot mâ’ est très présent dans le Coran.
Ainsi dans le verset (24, 45) « Et Allah a créé d'eau (mâ’) tout (kull) animal (dâbbat) ».
Mais aussi dans le verset (56, 31), une eau (mâ’) coulant continuellement, l’eau des jardins des délices, de la
félicité où sont présentes les houris. Nous sommes donc ici très loin du simple
élément « eau ». Quant au terme hayy
(vivant), on peut le mettre en correspondance avec un nom divin Al Hayy (Le Vivant) comme le précise le
verset (3, 2). Il est vraiment difficile de limiter ce terme à la vie
corporelle et matérielle.
Pourquoi
ce manque de cohérence ? Pourquoi cette opposition fictive, ces
enchainements doctrinaux plus que douteux ? Uniquement pour matraquer le
lecteur et imposer sa thèse, M. Gilis conclut :
C’est cela, selon nous, qui explique sa
réticence [Celle
de René Guénon à republier cette étude],
car il y avait à prendre en compte une raison d’opportunité : pourquoi
aurait-il été plus explicite sur la question des conditions de l’existence
corporelle alors que, pour le Triangle de l’Androgyne, il se bornait à une
mention brève et indirecte dont le sens véritable ne sera donnée par Michel
Vâlsan que trente ans plus tard ? Du point de vue islamique, la brusque
interruption de La Gnose, quelles
qu’en aient été les raisons, apparaît comme providentielle. (p. 133)
M.
Gilis nous a construit un faux argumentaire doctrinal en prêtant à René Guénon
des motivations totalement imaginaires uniquement pour imposer son point de vue
sectaire et vâlsanien. Pour parvenir à ses fins, il est prêt à malaxer l’œuvre
de René Guénon, à la déstructurer, accomplissant ainsi cette tache qu’il
reproche en permanence aux opposants de René Guénon. Voilà bien une
confirmation : les « guénoniens » sont bien souvent les pires
ennemis de René Guénon et de son œuvre.
La réalisation descendante
Il
convient de citer certains passages du texte intitulé Réalisation ascendante et descendante repris dans l’ouvrage
posthume Initiation et Réalisation
spirituelle (ch. XXXII) en rappelant que l’être avant d’entreprendre la
Réalisation descendante doit avoir achevé pleinement la Réalisation ascendante
ce qui « présuppose nécessairement
la parfaite réalisation intérieure » :
« Tandis que l’être qui demeure dans le
non-manifesté a accompli la réalisation uniquement « pour soi-même »,
celui qui « redescend » ensuite, au sens que nous avons précisé
précédemment, a dès lors, par rapport à la manifestation, un rôle qu’exprime le
symbolisme du « rayonnement » solaire par lequel toutes choses sont
illuminées. Dans le premier cas, comme nous l’avons déjà dit, Âtmâ « brille »
sans « rayonner » ; mais il faut cependant dissiper ici encore
une équivoque : on parle trop fréquemment, à cet égard, d’une réalisation
« égoïste », ce qui est un véritable non-sens, puisqu’il n’y a plus
d’ego, c’est-à-dire d’individualité, les limitations qui constituent
celle-ci comme telle ayant été nécessairement abolies, et de façon définitive,
pour que l’être puisse « s’établir » dans le non-manifesté. Une telle
méprise implique évidemment une confusion grossière entre le « Soi »
et le « moi » ; nous avons dit que cet être a réalisé
« pour soi-même », et non pas « pour lui-même », et c’est
là, non pas une simple question de langage, mais une distinction tout à fait
essentielle quant au fond même de ce dont il s’agit. »
Et
puis un peu plus loin :
« Dans la tradition islamique, ce que
nous venons de dire a son équivalent dans une très large mesure, et en tenant
compte de la différence des points de vue qui sont naturellement propres à
chacune des diverses formes traditionnelles : cet équivalent se trouve
dans la distinction qui est faite entre le cas du walî et celui du nabî.
Un être peut n’être walî que « pour soi », s’il est permis de
s’exprimer ainsi, sans en manifester quoi que ce soit à l’extérieur ; au
contraire, un nabî n’est tel que parce qu’il a une fonction à remplir à
l’égard des autres êtres ; et, à plus forte raison, la même chose est
vraie du rasûl, qui est aussi nabî, mais dont la fonction revêt
un caractère d’universalité, tandis que celle du simple nabî peut être
plus ou moins limitée quant à son étendue et quant à son but propre. Il
pourrait même sembler qu’il ne doive pas y avoir ici l’ambiguïté apparente que
nous avons vue tout à l’heure à propos du Bodhisattwa, puisque la
supériorité du nabî par rapport au walî est généralement admise
et même regardée comme évidente ; et pourtant il a été parfois soutenu
aussi que la « station » (maqâm) du wadî est, en
elle-même, plus élevée que celle du nabî, parce qu’elle implique
essentiellement un état de « proximité » divine, tandis que le nabî,
par sa fonction même, est nécessairement tourné vers la création ; mais,
là encore, c’est ne voir qu’une des deux faces de la réalité, la face
extérieure, et ne pas comprendre qu’elle représente un aspect qui s’ajoute à
l’autre sans aucunement le détruire ni même l’affecter véritablement. En effet,
la condition du nabî implique tout d’abord en elle-même celle du walî,
mais elle est en même temps quelque chose de plus ; il y a donc, dans le
cas du walî, une sorte de « manque » sous un certain rapport,
non pas quant à sa nature intime, mais quant à ce qu’on pourrait appeler son
degré d’universalisation, « manque » qui correspond à ce que nous
avons dit de l’être qui s’arrête au stade du non-manifesté sans
« redescendre » vers la manifestation ; et l’universalité
atteint sa plénitude effective dans le rasûl, qui ainsi est
véritablement et totalement l’« Homme universel ». »
Il
est intéressant de noter que M. Gilis une fois encore déforme la réalité. Voilà
ce qu’il écrit :
René Guénon (…) envisage uniquement (…)
le cas de nabî (prophète) et du rasûl (envoyé divin) (…) Plus tard, Michel Vâlsan
montrera que la réalisation descendante concerne aussi certains walî (saints). (pp. 142 – 143)
Contrairement
à ce que le « disciple orthodoxe » déclare, René Guénon parle aussi
du cas du walî. Et d’autre part M.
Vâlsan apparaît bien comme en contradiction avec ce que René Guénon a pu écrire
concernant justement le walî. Mais
voyons maintenant le point de vue personnel de M. Gilis, le continuateur :
Selon nous, il convient d’aller plus
loin encore. En effet, la réalisation descendante est inhérente à la forme
islamique au point qu’elle fait paradoxalement l’objet d’un rite
collectif : celui de l’ifâda, la « descente » que les pèlerins
accomplissent depuis Arafa jusqu’à La Mekke et qui constitue l’axe essentiel du
« grand pèlerinage ». Les pèlerins représentent l’élite de la
communauté. Ils actualisent un processus de réalisation descendante qui
revivifie annuellement la forme islamique, à la manière d’un fleuve de
bénédiction et de grâce, et qui manifeste son excellence. A Minâ, ils font
couler le sang en immolant des victimes, ce qui lui confère, au moins
virtuellement, une force irrésistible. L’islâm, de toutes les formes qui
subsistent encore, est seul à pratiquer ce rite, aujourd’hui sans équivalent.
Tous les prétextes sont bons en Occident pour tenter de l’en empêcher et pour
le réduire à n’être rien de plus qu’une forme parmi d’autres. (p. 143)
Ce
qui ne peut être qu’un cas d’extrême rareté devient ici le cas du commun des
pèlerins. De la vérité, de la réalité purement qualitative exprimée par René
Guénon, on passe à une illusion quantitative de plus en plus forte, à une
erreur de plus en plus grossière. M. Vâlsan surajoute le cas de certains walî et M. Gilis celui de la grande
masse des pèlerins. L’ « élite de la communauté » qui bien évidemment
n’est en aucun cas une élite serait ainsi constituée d’êtres ayant atteint la
Délivrance, la parfaite réalisation spirituelle pour atteindre l’ultime degré
en masse de l’état d’ « Homme universel ». Nous sommes en pleine
dérive New Age. Une grande masse, dont la majorité est constituée de Choudras, devenue subitement une
communauté de délivrés-vivants effectifs.
Cette soi-disant « élite de la
communauté » représente-t-elle l’Islam véritable ? Probablement pas
si l’on en croit ce qu’écrit M. Gilis :
On ne
saurait trop insister sur ce point : l’œuvre de René Guénon ne renvoie pas
à l’islâm tel qu’il est compris par le commun des juristes, mais à l’islâm
compris selon l’interprétation akbarienne qui prévaut depuis plus de sept
siècles, et qui seule peut être légitimement considérée aujourd’hui comme
l’islâm véritable. (pp. 161 – 162)
Tous les pèlerins de la Mecque sont-ils des
« akbariens » ?
Et puis voilà ce que René Guénon ne dit pas,
bien évidemment tellement le point de vue est absurde :
Ce que Guénon ne dit pas [dans
« Orient et Occident »] est que
l’humanité tout entière constitue aujourd’hui une communauté spécifique où les
religions et les formes traditionnelles sont confrontées pour la première fois
les unes aux autres ; d’où la nécessité de recourir à une forme capable de
réunir l’humanité traditionnelle dans son ensemble au sein d’une communauté unique, réconciliée et fraternelle. (p. 111)
Cette
forme quelle est-elle ? L’Islam bien évidemment ! Et pourquoi pas une
utopie mondialiste ?
C’est
nous qui soulignons « unique », l’uniformisation quantitative de
pseudo-réalisés, la mondialisation aboutie, bien évidemment dans la
« fraternité », c’est nous qui soulignons « fraternelle ».
Une « fraternité » mondialiste, républicaine ou intégriste ? M.
Gilis ne le précise pas. La petite communauté des « guénoniens
musulmans » est-elle simplement capable d’être
« réconciliée » ? La lecture du livre de M. Gilis nous prouve le
contraire lorsqu’il évoque les difficultés qu’il rencontre dans ce petit
milieu. Alors une humanité « réconciliée »….
Un
lecteur attentif de l’œuvre de René Guénon aura nettement identifié la
différence qu’il peut y avoir entre le formel et l’informel. Il ne pourra ainsi
confondre l’informe qui est du domaine du formel avec l’informel qui en est le
dépassement total et qui est au-delà de la forme. Une distinction aussi nette
semble échapper totalement à M. Gilis. Parlant du peuple il écrit ainsi :
La fonction protectrice du « masque
populaire » découle de cette plasticité informelle du peuple, dernier
refuge des organisations initiatiques à vocation « opérative » dans
le monde contemporain.
(p. 150)
Est-ce
une simple coquille ? Il faudrait substituer au mot
« informelle » celui d’ « informe » qui correspond en effet
à la forme de la masse du peuple. Ou s’agit-il encore de cette confusion, de
cette fausse inversion, de cette vision New Age qui ferait du peuple le berceau
d’un renouveau de la Tradition primordiale avant la fin du cycle de la présente
humanité ? Un âge d’or en plein Kali-yuga.
Ceux qui manipulent aujourd’hui sans
vergogne les écrits de René Guénon sont les héritiers de ceux qui, il y a un
siècle, le combattaient avec fureur. Les enragés ont fait place aux tartuffes. (p. 181)
Nous
pensons avoir démontré que M. Gilis faisait partie de ces manipulateurs et donc
de ces héritiers…
POUR CONCLURE
Nous
ne pouvons mieux faire que de conseiller aux lecteurs de ne s’en remettre qu’à
René Guénon lui-même et de n’apporter aucun crédit aux « guénoniens »
quels qu’ils soient. Un lecteur sincère de cette œuvre ne peut pas être
« guénonien ». René Guénon n’a pas institué un système de pensée mais
il n’a fait que nous transmettre avec talent et autorité l’héritage
intellectuel de notre humanité.
Un
lecteur reconnaissant de cette œuvre exceptionnelle ne peut donc pas être
« guénonien », ni bien évidemment disciple ou « disciple
orthodoxe ». Le plus élémentaire respect de cette œuvre impose le respect
des déclarations de son auteur. Il n’y a pas de disciple et René Guénon n’est
pas un maître.
Internet
On
constate chaque jour un peu plus la montée en puissance du monde du numérique,
une surimposition supplémentaire sur la réalité, une virtualité de plus, un
signe des temps et une nouvelle confirmation du règne de la quantité. Le monde
du livre qui a accueilli l’œuvre de René Guénon est à son tour à l’agonie. Le monde d’internet qui le remplace
est une de ces monstruosités caractéristique de notre monde moderne. Ce nouvel
domaine virtuel est très agressif, il nous écrase. Le monde du livre est
absorbé, scanné, « binairisé ». Toute la pensée est transformée en
chiffres, une indéfinité de uns et de zéros qui se mêlent. C’est l’uniformisation
complète (le un) et le néant (le zéro) en totale opposition avec l’Intuition
intellectuelle du Non-Etre (le Zéro), Principe de l’Unité (le Un).
L’individu n’a plus son mot à dire. Il est
qu’il le veuille ou non présent sur internet. Ainsi sans avoir été en aucune
façon consulté, l’auteur de ce livre figure dans l’encyclopédie Wikipédia.
Aujourd’hui sur le net, dans le plus parfait pseudo-anonymat (rien à voir avec
l’anonymat traditionnel) n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur n’importe
qui. Pour rectifier certaines erreurs, il semble bien qu’il n’y ait pas d’autre
alternative que de faire imprimer à son nom une sorte de démenti, seule façon
de voir ces erreurs éventuellement corrigées. Ce livre nous en donne l’occasion
ainsi que de nous expliquer sur notre démarche d’auteur.
Ecrire
pour nous n’est pas une contrainte. Nous n’en avons pas reçu le mandat. Nous
agissons avec simplicité, sans être « initié guénonien ». Inconnu des
turuq et des Loges. Nous avons lu
René Guénon et nous savons ce que nous lui devons. Par conséquent nous n’avons
qu’un souci en écrivant : celui du respect de son œuvre. Notre travail est
fait sans prétention, à la mesure de nos modestes capacités.
Né
en 1954, l’auteur est de confession
catholique. Très jeune, les réponses que pouvaient donner les prêtres à ses
interrogations étaient loin d’être satisfaisantes. Comme beaucoup d’autres,
l’auteur est ainsi parti en quête lisant de nombreux ouvrages sans être guidé.
Et puis, la providence a mis sur son chemin l’œuvre de René Guénon. Et là
vraiment tout a changé. Une première lecture un peu désordonnée au fil des
livres trouvés dans les bibliothèques et puis finalement acquis l’un après
l’autre. Puis une deuxième lecture plus minutieuse, il n’y avait plus de doute
possible toutes les réponses étaient bien là clairement exposées. Un don du
Ciel. Le premier objectif a donc été de rassembler tous les ouvrages de René
Guénon et de les lire et de les relire consciencieusement. Une lente
assimilation. Comme tout lecteur attentif, on se retrouve rapidement gêné par
le caractère confus de la mise en forme des ouvrages posthumes, par leurs
lacunes. Pour aller encore plus loin dans la lecture de cette œuvre, pour
atteindre une lecture quasiment intégrale, Il convenait de se mettre en quête
des versions originales et des variantes de tous les textes publiés par René
Guénon.
De
nombreuses années ont été nécessaires pour arriver à cet objectif et à une
assimilation réelle et complète par cette lecture vraiment intégrale.
Contrairement aux « guénoniens » l’auteur a simplement suivi les
conseils de René Guénon. Le premier conseil c’est de chercher à obtenir une
connaissance théorique aussi étendue que possible. On est alors déjà confronté
à un objectif très ambitieux et cela avant même d’envisager de rechercher une
initiation. N’ayant qu’une formation scientifique, une formation d’ingénieur
ETP, ce qui l’a d’ailleurs bien aidé pour suivre les nombreuses références aux
mathématiques que l’on retrouve dans l’œuvre de René Guénon, l’auteur a jugé
nécessaire de compléter cette formation. Les doctrines hindoues étant au cœur
de l’œuvre de René Guénon, l’apprentissage du sanscrit paraissait
indispensable. Là encore la surprise a été grande de constater que pratiquement
tous les « guénoniens » étaient restés très indifférents aux
doctrines de l’Inde. L’Université de Censier à Paris lui a ainsi permis
d’acquérir de bonnes bases en sanscrit sans négliger un apprentissage de
l’arabe. Un Occidental, Un Catholique, lecteur de René Guénon, portera logiquement
son attention sur l’œuvre de Shankara et cherchera également à recueillir les
fruits de l’action de présence de Râmana Maharshi. L’Inde est le meilleur
reflet de ce que peut être un monde traditionnel et ses doctrines sont les plus
aptes à faire comprendre ce qu’est véritablement le Catholicisme et la nature
du Christ Avatâra. L’exemple de Râmana Maharshi est là encore l’illustration
parfaite de la spiritualité authentique.
Concernant
l’arabe, il faut rappeler la grande difficulté pour un francophone de naissance
de prononcer correctement cette langue si l’apprentissage n’en est pas fait
très jeune. Ce défaut de prononciation peut ainsi inférer sur le bon
déroulement des pratiques rituelles. Les « guénoniens musulmans »
semblent ne pas bien mesurer cette difficulté et ses conséquences. Le sanscrit
par contre appartient au même courant linguistique que le français. Cette
parenté linguistique aide à son apprentissage.
Pour
confirmer cette compréhension de l’œuvre de René Guénon, il paraissait
souhaitable d’accéder au statut d’auteur. On se pose des questions de fond et
l’on voit si l’on parvient à formuler clairement des réponses correctes. Il
fallait un thème. Celui qui a été retenu, celui de la
« communication », apparaissait comme un symbole bien adapté. Plusieurs
années auront été nécessaires à l’achèvement de cet opuscule sur la
« métaphysique de la communication ».
La
fréquentation des bibliothèques avait donné accès à de nombreux documents.
L’auteur a ainsi eu la possibilité de publier au fil des années des traductions
de textes anciens. Contrairement à ce qu’indique Wikipedia, l’auteur n’est pas
un « spécialiste des doctrines médiévales ». S’il a fait paraître une
traduction d’un texte catalan de Raymond Lulle, c’est simplement parce qu’il avait eu accès à une
ancienne traduction française de ce même texte. Il n’a donc pas de compétence
particulière en catalan. Il n’a pas non plus de compétence particulière en
latin (un simple apprentissage scolaire). Son ouvrage sur l’Ordre du Temple
comporte des traductions du latin qui s’appuient toujours sur des traductions
antérieures en français. L’italien ne lui étant pas étranger, le même processus
a encore fonctionné pour sa publication des textes concernant l’ésotérisme des
troubadours.
Pour
rester au plus proche de l’enseignement de René Guénon, l’auteur a ainsi publié
une traduction complète et commentée de l’âtma-bodha.
Commentaire construit sur les enseignements de Râmana Maharshi. Quelques années
plus tard, il a publié un petit ouvrage reprenant les rares textes sanscrits
écrits par Râmana et qui synthétisent son enseignement.
Dans
cette longue période consacrée à la lecture de l’œuvre de René Guénon et à
l’étude, l’auteur a eu souvent l’occasion de croiser des
« guénoniens ». Il a toujours été frappé par le décalage entre leurs
prétentions spirituelles (ils se pensent tous particulièrement qualifiés) et ce
qu’ils pouvaient vraisemblablement accomplir. Il a rapidement compris que les
« guénoniens » n’écoutaient pas René Guénon mais uniquement leur
orgueil. Il n’y a chez eux aucune véritable recherche spirituelle. Ils ne
cherchent que des « trucs », ils ne sont en définitive que dans le
« développement personnel » comme tous les autres individus
illusionnés par la pseudo-spiritualité. Ils constituent deux groupes qui
s’affrontent et se méprisent : Maçons contre Musulmans, Musulmans contre
Maçons, même s’il y a aussi quelques Maçons musulmans ! Mais dans tout
cela, c’est l’œuvre de René Guénon qui en a fait les frais. Ils se sont
déchirés pour pouvoir s’afficher comme les héritiers de René Guénon. Dans cette
lutte de pouvoir, ils ont, les uns contre les autres, élaboré des ouvrages
posthumes plus incohérents les uns que les autres. Un vrai massacre.
Volontairement ou involontairement leurs actions ont eu pour résultats de
limiter la bonne accessibilité à l’œuvre de celui à qui en définitive ils
devaient tout. Ils ont la prétention de l’égaler même de le dépasser en se
proclamant « continuateurs », alors qu’ils sont quasiment
systématiquement en opposition avec son autorité et son enseignement. René
Guénon n’est pour eux qu’une sorte de tremplin qu’ils croient pouvoir
abandonner pour s’élever encore plus alors qu’ils ne font que de sombrer dans
l’erreur et la pseudo-spiritualité. Si René Guénon a proclamé qu’il n’était pas
un maître spirituel, tous les « guénoniens » eux s’empressent de
prendre ce titre. Les « guénoniens » sont des « gurus »,
des petits génies.
Au
fil du temps, l’auteur a réussi à avoir accès à la quasi-totalité des textes
publiés par René Guénon dans leur version originale ou remaniée. Ayant eu des
difficultés à accéder à ces textes et voyant la totale indifférence des
« guénoniens » vis-à-vis de cette situation. L’auteur a alors
entrepris une publication de dossiers où il pouvait présenter et donner à lire
des éléments de l’œuvre laissés dans l’ombre ou sous-estimés. Il a ainsi publié
trois ouvrages pour faciliter l’accès à ce que René Guénon avait vraiment écrit
et non à ce que les « guénoniens » prétendaient qu’il avait écrit.
L’exemple du Bouddhisme est particulièrement significatif sur ce point. (Voir René Guénon et l’Esprit de l’Inde). Les prétendues erreurs de René Guénon…
Après
avoir critiqué comme il se doit le travail des éditeurs des ouvrages posthumes.
Doutant à juste titre de voir paraître un jour une édition complète et correcte
de l’œuvre de René Guénon, l’auteur n’a à son sens pas eu d’autre choix que de
s’inscrire dans la même démarche critiquable, sauf à vouloir laisser dans
l’ignorance les lecteurs de cette œuvre. Nous avions pour notre propre compte
rassemblé tous les écrits connus et publiés par René Guénon. Nous avions établi
une bibliographie aussi complète que possible (bibliographie reproduite
ici-même et achevée en 2001) qui nous a permis de regrouper tous les textes et
comptes rendus non encore réédités. Nous avons alors très logiquement proposé
aux Editions Traditionnelles la publication de ces écrits en les regroupant pour
former deux nouveaux ouvrages posthumes. Un seul verra le jour. Le second dort
toujours dans les archives des Editions Traditionnelles ou dans la mémoire de
l’ordinateur des Editions Trédaniel à qui nous avons proposé de poursuivre ce
projet mais sans aboutissement à ce jour.
Le
premier volume intitulé Articles et
Comptes Rendus, Tome I, contient tous les textes oubliés et qui ont parus
dans Le Voile d’Isis ou dans les Etudes Traditionnelles.
Pour
parfaire cette confusion que nous dénonçons, nous devons reconnaître l’omission
par nous-même bien involontaire d’un compte rendu de revue qui aurait dû
trouver sa place dans cet ouvrage paru en 2002 aux Éditions Traditionnelles.
À
la rubrique comptes rendus d’articles de
revues, année 1936, il convient donc d’ajouter celui-ci publié également
dans les Études Traditionnelles:
Novembre 1936
« -
Dans le Symbolisme (n° d’août-septembre), Oswald Wirth parle d’un Pouvoir créateur qu’il attribue à
l’homme, et dont il conseille d’ailleurs de se méfier; nous supposons qu’il
doit s’agir de l’imagination que les psychologues appellent
« créatrice », fort improprement du reste; mais, en tous cas, il a le
plus grand tort de croire que le « domaine subjectif » et les « conceptions
abstraites » puissent intéresser si peu que ce soit les « purs
métaphysiciens ». Nous le croyons bien volontiers quand il déclare
« ne parler au nom d’aucune révélation surnaturelle », ce qui ne se
voit trop en effet; mais, alors, pour être conséquent avec lui-même, qu’il ne
parle pas d’initiation, fût-elle même limitée au seul domaine des « petits
mystères », puisque, qu’on le veuille ou non, toute initiation implique
essentiellement l’intervention d’un élément « supra-humain ». - G.
Persigout est amené par le symbolisme de la caverne et du monde souterrain à
étudier L’Enfer et les religions du salut;
ce titre rappelle malencontreusement le jargon spécial des profanes
« historiens des religions », et, en fait, l’auteur semble avoir dans
quelques-unes des théories tendancieuses de ceux-ci une confiance qu’elles ne
méritent guère. En voulant toujours chercher des « sources » et des
« développements » historiques, là où il ne s’agit proprement que
d’expressions diverses d’une même connaissance, on risque de s’égarer encore
plus facilement que dans les « dédales des épreuves souterraines »,
où l’on se retrouverait certes beaucoup mieux en les envisageant au seul point
de vue strictement initiatique, sans se préoccuper de toutes les fantaisies
accumulées par l’imagination des profanes à qui il a plu de parler de ce qu’ils
ignorent. »
Le
second volume devait s’intituler Articles
et Comptes Rendus, 1917 – 1950, Tome II
et reprendre une série d’articles et de comptes rendus dont voici la table des
matières :
ARTICLES
Les
dualités cosmiques.
Le
Christ Prêtre et Roi.
L’ésotérisme
du Graal.
Y-a-t-il
encore des possibilités initiatiques dans
les formes traditionnelles occidentales ?
« Discours
contre les discours ».
Les
Doctrines Hindoues.
Orient
et Occident.
Le
Roi du Monde.
Milarépa.
Terrains
d’entente entre l’Orient et l’Occident.
COMPTES RENDUS
Revue Philosophique
Année
1919, année 1920, année 1921.
Revue de Philosophie
Année
1921, année 1922, année 1923, année 1924, année 1925, année 1936.
Vient de Paraître
Année
1926, année 1927, année 1928, année 1929.
Les
Editions Traditionnelles ayant renoncé à sa publication, nous avons proposé le
manuscrit aux Editions Trédaniel, autre éditeur déjà dépositaire d’œuvres de
René Guénon. Publication toujours ajournée par les éditeurs potentiels qui ont
des contacts légaux avec les ayants droit.
Des
petits malins sans scrupule ont profité des différences entre les législations
concernant le domaine public. Ainsi au Canada, un œuvre rentre dans le domaine
public 50 ans après la mort de son auteur. En France il faut attendre 70 ans.
Et donc, ils ont ainsi rassemblé des articles de René Guénon en les publiant au
Canada en 2013 sous le titre : Recueil.
Ce titre est identique à celui que nous avions
proposé bien des années avant aux Editions Trédaniel (exactement Recueil, 1918 – 1951). Ce livre canadien
reprend d’ailleurs intégralement le contenu du volume Articles et Comptes Rendus, tome II. Les petits malins y ont ajouté
des textes de La Gnose et de la France Antimaçonnique, le tout dans un
joyeux pêle-mêle (correspondance incluse) qui augure bien de l’avenir des
publications libres de droits des œuvres de René Guénon.
Fondation
En
2021, l’œuvre de René Guénon basculera donc en France dans le domaine public.
Devant
cette échéance, une curieuse « Fondation » vient de se déclarer et a
entrepris un travail d’édition assez particulier.
Le
premier ouvrage a avoir subi ce nouveau traitement est Le règne de la quantité et les signes des temps.
On
peut ainsi lire le texte d’une « Annonce » qui figure en ouverture de
cette réédition déclarée comme édition
définitive établie sous l’égide de la Fondation René Guénon. En voici un
extrait:
« Cette Fondation, dont le siège se tiendra au
Caire en la demeure même qui fut celle de René Guénon, a pour objet de
rassembler sous son égide l’ensemble des ouvrages et documents constituant
l’œuvre intellectuelle de René Guénon, afin d’en assurer la diffusion —
éditoriale et autre — dans les meilleures conditions. »
On
y trouve également ces deux déclarations problématiques :
« La Fondation déclare expressément n’être
liée à aucune religion particulière, ni à aucun mouvement, école, groupe ou
parti, quels qu’ils soient. »
« Elle affirme n’avoir pas davantage pour but
ni pour mission de s’impliquer, à quelque titre ou degré que ce soit, dans le
domaine des prolongements contemporains — d’ordre intellectuel ou autre — de
l’œuvre de René Guénon. »
René
Guénon sous le pseudonyme de Palingénius a notamment écrit : « Étymologiquement, le mot Religion,
dérivant de religare, relier, implique une idée de lien, et, par suite,
d’union. »
La
Fondation René Guénon n’est donc pas liée à ce qui relie. Constituant
nécessairement un groupe d’individus, elle n’est même pas liée à elle-même.
C’est donc un chaos volontaire. L’œuvre de René Guénon est fondamentalement
traditionnelle. Cette Fondation est donc fondamentalement laïque au sens
moderne.
Elle
ne s’implique pas dans des prolongements contemporains de l’œuvre. Chaque
réédition comporte une annexe. Une annexe est ce que l’on rattache à la partie
principale. Ne doit-on pas la considérer comme un prolongement de cette partie
principale. Et donc bien comme un prolongement contemporain puisqu’elle
n’existait dans les publications par le passé. On doit donc en déduire que les
annexes qui figurent et figureront en fin d’ouvrage ne sont pas publiées sous
l’égide de la Fondation. On en prend acte !
Un
second ouvrage vient d’ailleurs d’être publié, une réédition de l’Esotérisme de Dante avec une
« Annonce » sensiblement comparable (un paragraphe concernant des
Editions Traditionnelles a été supprimé) et une annexe dans le même style.
A
notre grande surprise, l’un de nos dossiers sur l’œuvre de René Guénon est
cité, mais singulièrement sans en donner le titre (une coquille ? Sans
doute). Il s’agit de notre livre René
Guénon et le Roi du Monde. Nous devons préciser que nous n’avons rien à
voir ni de près ni de loin avec cette « Fondation », même si nous avons
le plus profond respect pour la famille de René Guénon et pour les ayants
droit.
Cette
annexe comme sa précédente adopte un style qui se veut très érudit.
Pratiquement 14 pages de blabla pour cette dernière annexe. En voici un premier
extrait :
« C’est en italien qu’il [René Guénon] avait
lu la Divine Comédie, tout comme le De Monarchia et la Vita Nova ; il
confirma le fait à un correspondant brésilien, Fernando Galvao (lettre du 16
octobre 1929), tout en reconnaissant la qualité des traductions d’Artaud de
Montor ou du père J. Berthier. »
Si
l’on se réfère à la copie tapuscrite fragmentaire de cette lettre à F. Galvao
(donc sous toutes les réserves possibles…), on peut y lire que René Guénon
indique : «… car je dois vous
avouer que je ne connais aucune des traductions françaises de Dante, n’ayant
jamais lu que le texte italien. » Un peu plus loin, il précise :
« il paraît que celle d’Artaud
Montor est assez bonne…. On ma dit beaucoup de bien de celle du père Berthier… »
Le
grand érudit (ou les grands érudits !!) qui a écrit cette annexe ne semble
pas savoir que le De Monarchia a été
composé par Dante en latin et donc que René Guénon qui ne cite d’ailleurs pas
de titres des œuvres a lu en italien l’œuvre italienne et en latin l’œuvre
latine. Et l’on remarque aussi que René Guénon ne reconnaît nullement la
qualité des deux traductions mentionnées… Il paraît… On ma dit… Voilà un
exemple parmi d’autres des manipulations que l’on peut faire avec de soi-disant
recours à la correspondance. Pour quelque chose de tout à fait anodin et
marginale, la déformation est déjà abyssale, alors pour des sujets plus
complexes on n’ose pas imaginer ce qu’il peut être fait ou qu’il pourra être
fait avec cette correspondance.
Un
peu plus loin, notre érudit contredit de façon péremptoire les déclarations de
René Guénon qui écrivait : « De
telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent
être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est
effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de
Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? » René Guénon
argumente longuement et prudemment. Mais pour notre érudit la question est tout
tranchée : « En aucun cas, il ne pouvait s’agir de textes d’Ibn
Arabi, mais du Livre de l’échelle de
Mahomet… ». Les explications de René Guénon il s’en moque éperdument
puisqu’il a un brave universitaire sous la main pour sembler les contredire.
Certes
on réédite cette œuvre de René Guénon, mais on ne va quand même pas se priver
de cette opportunité de porter le maximum de coups. L’intéressé n’est plus là,
les « guénoniens » ne le défendent pas non plus, alors c’est
merveilleux, le champ est libre.
Un
dernier point quasi comique. Nous donnions des informations dans notre dossier
sur le tirage de l’édition originale de l’Esotérisme
de Dante en précisant selon la
notice de justification de tirage : « 850 exemplaires, savoir 100
sur vergé d’Arches et 750 sur papier vélin. »
Notre
érudit précise : « Si le
premier tirage fut modeste, huit cent cinquante ou mille exemplaires
[ Selon Hapel, op. cit., p. 156 (ce que confirme sa correspondance)] ».
Nous
sommes désolé mais nous ne parlons pas de 1000 exemplaires. Et la
correspondance (avec quel interlocuteur ? En quelle année ? etc.),
elle confirme quoi ? 1000 exemplaires ou 850 ? Elle contredit la
notice de justification de tirage ? Elle indique que des exemplaires Hors
Commerce ont été distribués, donnés en Service de Presse ? Pourquoi notre
érudit n’a pas indiqué simplement que le tirage ne dépassait pas les 1000
exemplaires puisqu’il ne sait pas se servir des informations précises données
par d’autres.
Cette
annexe est bonne pour la poubelle… On pourrait écrire ainsi :
« René Guénon est un … Et pense que … (ce que
confirme sa correspondance). »
On peut remplacer les trois petits points par des expressions de son
choix.
Et
revenons encore sur cette question de l’utilisation de la correspondance.
Correspondance
Une
première remarque qu’il convient de faire. Si René Guénon a laissé publier
certaines de ses lettres (comme celle adressée aux Cahiers du mois par exemple), on ne peut en conclure pour autant
que toutes les lettres qu’il a pu écrire (en nombre assez considérable, plus de
10000 vraisemblablement) l’aient été en vue d’une éventuelle publication. Toutes
ses lettres ont et gardent un caractère strictement privé. Le fait de les
livrer à la publication (sans bien évidemment l’accord des protagonistes)
ne les rend pas public pour autant malgré les apparences. Une violation du
domaine privé ne saurait intégrer ces lettres au domaine public et donc à
l’œuvre au sens stricte.
L’individu,
qui est bien le seul à avoir légitimement le droit de publier le contenu d’une
lettre privée est bien évidemment son destinataire. Ainsi René Guénon pouvait
faire état dans ses articles des informations transmises, par exemple, par A.
K. Coomaraswamy dans sa correspondance avec lui. Il faut bien voir alors que
les informations initialement privées sont alors intégrées à l’œuvre publique
du destinataire. Il est à noter que le niveau d’autorité du contenu de la
lettre vient alors se mettre en adéquation avec celui de son destinataire.
Ainsi une lettre reçue et utilisée par René Guénon dans son œuvre acquiert de
ce fait l’autorité de son œuvre. Mais inversement, l’utilisation par un
destinataire d’une lettre reçue de René Guénon ne donne pas à ce destinataire
un surcroît d’autorité.
Le
fait d’avoir été un correspondant de René Guénon, le fait d’utiliser les
lettres reçues dans son œuvre personnelle ne confère pas à ce dernier ou à
cette dernière l’autorité de René Guénon.
Un
individu disqualifié même s’il est devenu correspondant de René Guénon reste un
individu disqualifié. Si cette correspondance vient à être publié il ne faudra
jamais perdre de vue qu’elle s’adressait à un individu disqualifié et que ceci
ne pouvait pas ne pas influencer les réponses de René Guénon. On contestera
peut-être le fait que René Guénon ait pu répondre à un individu disqualifié ?
On doit constater pourtant qu’il a rendu compte publiquement de certaines
publications malgré la disqualification évidente et la médiocrité des auteurs
en y consacrant pourtant beaucoup de temps et d’énergie. Ce qu’il a fait
publiquement, rien n’empêche de penser qu’il ait pu vouloir le faire également
dans le domaine privé avec autant de patience et de charité.
Précisons
également que le destinataire des lettres de René Guénon, lorsqu’il en vient à
les exploiter dans son œuvre en devient intellectuellement le
« propriétaire » puisque ces lettres ne s’adressaient qu’à lui et à lui
seul. Un correspondant utilisant ainsi la matière des lettres doit signer ce
travail de son nom et non de celui de René Guénon. Ainsi on ne peut
légitimement intégrer dans un ouvrage posthume de René Guénon le résultat de
cette exploitation même si l’on n’oublie pas de signer son intervention.
Autant
il peut être légitime dans le cadre de son propre travail de faire état de sa
correspondance avec René Guénon, d’en relever le contenu doctrinal et de le
commenter, autant il est illégitime de le publier dans un livre portant la
signature de René Guénon.
C’est
ce que certains ne parviennent pas à comprendre concernant l’intervention de M.
Vâlsan dans les Symboles fondamentaux de
la Science sacrée. Il ne devait en aucun cas y publier le contenu de
l’Annexe III qui est son œuvre et non celle de René Guénon. Si tel n’était pas
le cas, pourquoi alors M. Vâlsan serait le seul à ajouter son commentaire, tous
les correspondants de René Guénon devraient figurer dans cet ouvrage posthume à
un titre ou à un autre.
Les
« guénoniens » musulmans donnent souvent à cette intervention de M.
Vâlsan une importance disproportionnée. Le « triangle de
l’androgyne » n’y est d’ailleurs interprété que du point de vue de la
seule tradition islamique. On peut tout aussi légitimement établir ce triangle
dans le cadre de la tradition juive où l’on retrouvera par exemple le même AWM mais cette fois en hébreu. Le nom
d’Adam, comme celui d’Eve, se compose également en hébreu de trois lettres que
l’on peut disposer sur le triangle à la place respective des lettres arabes. L’alif-wâw-mîm devient ainsi aleph-waw-mem.
Il
est significatif de voir avec quel abus les correspondants de René Guénon ont
pu faire état des lettres reçues. L’exemple de M. Tourniac est particulièrement
caricatural, une même lettre est parfois transcrite de façon différente... M.
Reyor s’en sert pour se désigner comme une sorte de mandataire...On comprend
alors le jeu de manipulations qui peut s’opérer lorsque ce ne sont plus les
correspondants mais de simples tiers qui font usage de cette correspondance.
De
la même façon que l’on ne peut empêcher qu’il soit écrit tout et n’importe quoi
sur la vie de René Guénon, il est tout aussi utopique de croire que l’on puisse
échapper au grand déballage de sa correspondance privée. Cette nouvelle
« Fondation » paraît d’ailleurs très motivée par cet enjeu.
La
question de l’interprétation du contenu d’une lettre est particulièrement
délicate. René Guénon ayant affirmé qu’il n’avait pas de disciple et qu’il ne
donnait pas de conseils particuliers. Il n’était censé répondre qu’à des
questions relevant uniquement du domaine purement doctrinal. Voir notre dossier
René Guénon et le Roi du Monde, pp.
161-163.
Mais
ses correspondants n’ont pas pu ou pas su s’en tenir à cette règle et les
questions posées s’éparpillaient dans tous les domaines. Ils ont voulu malgré
tout considérer René Guénon comme leur maître et se placer dans l’état fictif
du disciple.
Jamais
blessant et toujours charitable, René Guénon s’est vu contraint de répondre à
des questions d’ordre privé sans pour autant assumer un rôle de maître face à
des disciples. Mais alors comment interpréter le contenu de ses lettres ?
La
réponse à ce problème pourrait paraître simple, il suffit de ne publier que les
informations doctrinales contenues dans les lettres et rien de plus. Mais en
réalité cette scission est affaire de point de vue et pour certains ce qui peut
apparaître comme du domaine privé peut être considéré par d’autres comme du
domaine doctrinal (une indication adaptée qu’à un seul individu et donc à ses
qualifications propres et souvent limitées peut ainsi être prise comme une
instruction valable pour tous et ceci bien que René Guénon n’est jamais assumé
un rôle de guide).
La
seule solution consiste à publier les lettres intégralement. Non seulement les
lettres réponses de René Guénon mais également les lettres du correspondant qui
leur font pendant. Ce correspondant ne peut rester anonyme car selon les
individus René Guénon pouvait orienter ses réponses et on ne peut apprécier
cette orientation si l’on ne sait pas à qui il s’adressait.
On
voit ainsi que pour commencer à se faire une idée du contenu de la
correspondance, il faudrait voir publier plus de 20000 lettres parfaitement
identifiables et intégralement reproduites. Sinon il est impossible
d’harmoniser les apparentes contradictions. Une lettre isolée publiée sans
indication de son destinataire ne peut qu’entretenir la confusion. Tous les
discours qui sont actuellement faits en s’appuyant sur les rares lettres
publiées (incomplètement le plus souvent) ou celles détenues sans légitimité si
ce n’est celle toute aléatoire de l’héritage ne peuvent rien signifier de bien
sérieux. On peut tirer tout et n’importe quoi de ces bribes de lettres. On peut
faire dire à René Guénon ce que l’on veut, le faire mentir, le faire passer
pour un maître qui guidait des disciples autoproclamés, etc.
Quant
aux informations qui pourraient avoir un caractère purement doctrinal que
doit-on en faire et que peut-on en faire sachant qu’elles sont purement marginales
et qu’on est très loin de disposer de l’intégralité de leurs publications ? Il
est bien certain dans tous les cas qu’aucune lettre ne viendra compléter les
écrits de René Guénon de façon décisive: ceci serait contraire aux avis donnés
par René Guénon concernant sa correspondance. Voir là encore notre dossier René Guénon et le Roi du Monde.
De
la même façon que la manifestation est rigoureusement nulle vis-à-vis du
Principe suprême, la correspondance de René Guénon est rigoureusement nulle
vis-à-vis de son œuvre publique. On doit ainsi ne pas donner plus de place
qu’il convient à cette correspondance. Elle n’est que l’expression d’une simple
action de présence exercée par René Guénon.
Une
publication notamment peut illustrer tout à fait notre propos : paru en
Italie un ouvrage intitulé La
corrispondenza fra Alain Daniélou e René Guénon 1947-1950 (A cura di
Alessandro Grossato, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 2002). Cet ouvrage
reproduit en fac-similé 8 lettres de René Guénon à Alain Daniélou et 6 lettres
d’Alain Daniélou à René Guénon. Il n’a même pas été possible de réunir le
complémentaire des lettres. Quant au contenu, hormis les informations
bibliographiques, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est plus que
marginal. Mais sans doute certains y verront des données de la plus haute
importance sans se rendre compte que tout cela peut se déduire sans difficulté
de l’œuvre publique !
On
peut peut-être mieux comprendre pourquoi le contenu doctrinal des lettres de
René Guénon ne vient d’en le meilleur des cas qu’illustrer l’œuvre publique en
considérant le cas de Leibniz.
René
Guénon dans son ouvrage sur Les principes
du calcul infinitésimal reproduit certains passages de lettres de Leibniz.
On n’ignore pas que Leibniz a peu publié de son vivant. La plus grande partie
de son œuvre est ainsi restée à l’état de manuscrit ou même sous forme de
simples notes que certains se sont efforcés et s’efforcent toujours de réunir
et de publier. Sa correspondance apparaît ainsi comme la seule source pour
connaître certaines de ses découvertes et sa publication revêt autant
d’importance que le reste de son œuvre. On trouve dans cette correspondance des
éléments qui ne figurent nulle part ailleurs et qui ne peuvent être déduits de
son œuvre publique.
On
comprend ainsi pourquoi il est parfois indispensable de citer sa
correspondance.
Sous
prétexte que René Guénon a fait usage de la correspondance de Leibniz, certains
estiment qu’il est tout aussi indispensable de faire usage de celle de René
Guénon.
Mais
à la différence de Leibniz, René Guénon a pris le soin de rendre publique
l’intégralité ou la quasi intégralité de ce qu’il avait à dévoiler et à
enseigner. C’est pourrait-on dire le sens même de sa fonction. N’ayant pas de
disciple, il se devait de ne rien réserver. On ne trouvera ainsi dans sa
correspondance aucun élément déterminant, aucun élément qui ne peut se déduire
de son œuvre publique.
On
peut par contre très bien comprendre l’enjeu « commercial » éventuel
de la publication de cette correspondance. Mais là encore après un massacre en
règle de la publication de son œuvre, le coup de grâce viendra avec le grand
déballage de sa correspondance et pourquoi pas de son intimité…